De la plèbe romaine - I

Numa-Denys Fustel de Coulanges
Aucun écrivain de l'antiquité n'a défini ce qu'était la plèbe romaine; aucun ne nous apprend en termes précis par quels caractères essentiels un plébéien différait d'un patricien 1.

Au temps de Cicéron ou de Tite-Live, les différences entre ces deux hommes étaient assez légères. Patriciens et plébéiens avaient les mêmes droits civils, les mêmes droits politiques. Au Forum, au Champ de Mars, au Sénat, ils se mêlaient. Leurs familles se mariaient entre elles. Ils priaient dans les mêmes temples, et ils exerçaient également, sauf quelques rares exceptions, les sacerdoces. Ils se ressemblaient dans l'intérieur de la famille aussi bien que dans la vie publique; ce qu'on appelait les gentes plebeiæ avait les mêmes habitudes, les mêmes mœurs intimes, le même culte domestique, les mêmes sacra que les gentes patriciæ.

Mais si nous voulons savoir ce qu'était la plèbe dans la première partie de l'existence de Rome, il faut d'abord écarter de notre esprit l'idée que nous avons des plébéiens de l'âge postérieur. Si, par exemple, nous voyons qu'au temps de Cicéron la plèbe est une partie du peuple romain, qu'elle fait partie des curies, qu'elle exerce les magistratures et les sacerdoces, qu'elle contient des gentes et qu'elle pratique des sacra ainsi que font les patriciens, nous ne sommes pas en droit de conclure qu'il en ait été de même quatre siècles auparavant.

Nous savons d'ailleurs par l'histoire qu'il y a eu dans le Ve et le IVe siècle avant notre ère une série de révolutions qui ont peu à peu transformé la plèbe. Nous pouvons donc penser que la plèbe ancienne ne ressemblait pas à celle que Cicéron avait sous les yeux.

Un exemple rendra cette vérité frappante. Cicéron ne dit jamais de lui-même qu'il soit un plébéien, et il n'y a guère d'apparence que ses contemporains le rangeassent dans cette classe d'hommes. Telle était en effet la nature de la plèbe à cette époque, que Cicéron pouvait n'y pas être compté. Il n'est pourtant pas douteux qu’à prendre le mot dans son sens primitif, Cicéron ne fût un plébéien.

Sur cette ancienne plèbe, nous ne possédons aucun document contemporain. Pas un livre, pas une inscription, pas un texte de loi qui date du temps des rois ou des premiers consuls, ne nous montre ce qu'était alors le plébéien. C'est ce qui fait la difficulté de notre étude. Nous ne pouvons essayer de connaître l'ancienne plèbe que par l'intermédiaire d'écrivains qui sont de beaucoup postérieurs et qui ne l'ont pas connue; ce qui ajoute encore à la difficulté, c'est précisément que ces écrivains ont connu, sous le même nom, une plèbe fort différente: ce qui a été une cause d'erreurs pour eux-mêmes et pour nous.

Toutefois les Romains avaient un tel soin de leurs annales et un tel respect pour leur passé, que ces premiers siècles n'ont pas été sans laisser d'eux quelques traces. Beaucoup de faits ou de règles de ce temps-la, perpétués par la tradition ou par les annales, sont arrivés jusqu'à des historiens qui nous les ont transmis. C'est par l'ensemble de ces traces et de ces vestiges attentivement observés que nous pouvons espérer de retrouver une image qui ne soit pas trop inexacte de la plèbe primitive.

I. Que la plèbe ne faisait pas partie du populus et était distincte des clients
Si aucun livre et aucune inscription des premiers siècles de Rome n'est arrivée jusqu'à nous, nous trouvons du moins, insérées dans les écrits postérieurs, quelques formules de prières qui datent de cette époque lointaine et qui, suivant l'usage romain, avaient dû rester immuables. Tite-Live, racontant le départ d'une flotte romaine, en l'année 204 avant notre ère, atteste qu'un général devait, au début d'une expédition, prononcer une prière ainsi conçue: «Dieux et déesses qui occupez les terres et les mers, je vous adresse cette prière afin que tout ce qui se fera sous mon commandement tourne à bien, pour le peuple romain et pour la plèbe romaine», populo plebique romanæ 2. — De même lorsqu'un consul présidait les comices pour l'élection des consuls de l'année suivante, il invoquait les dieux, «afin que ce qu'on allait faire fût heureux pour le peuple et pour la plèbe romaine 3». — Dans ces deux formules, la plèbe et le peuple étaient présentés comme deux corps différents. Ce n'est pas qu'en l'année 204 avant notre ère ils ne fussent déjà associés et confondus; mais les formules dataient sans doute d'une époque antérieure où la plebs n'était pas encore comprise dans le populus.

Cette vérité a laissé d'autres vestiges. Une vieille prophétie du devin Marcius, qui vivait pendant la seconde guerre punique et qui, suivant l'usage des faiseurs d'oracles, usait apparemment d'un langage plus ancien, désignait un magistral par ces mots: «le préteur qui rendra la justice au peuple et à la plèbe 4». — Cicéron, parlant des jeux sacrés que l'édile devait célébrer en faveur de l'antique déesse Flora, faisait sans doute allusion à la formule de prière qui y était prononcée lorsqu'il disait»que la solennité de ces jeux devait rendre la déesse propice au peuple et à la plèbe romaine 5». — C'était encore l'usage au temps de Cicéron que, lorsqu'un magistrat en mission hors de Rome envoyait un message à la République, il adressât sa lettre «au Sénat, au Peuple, et à la Plèbe romaine 6». Tout cela était le reste d'un temps où la plèbe n'avait pas été une partie du peuple, n'avait pas été une classe inférieure dans le peuple, mais avait été une société distincte et tout à fait à part.

Dans cette même époque, les plébéiens ne s'étaient pas confondus avec les clients. Il est bien vrai que,les écrivains postérieurs réunissent les clients et les plébéiens en une même classe; Cicéron dit que Romulus «distribua tous les plébéiens, à titre de clients, entre les familles patriciennes 7».«Romulus, dit Denys d'Halicarnasse, mit les plébéiens dans la clientèle des patriciens, voulant que chacun d'eux eût un patron de son choix 8.» Mais il est à craindre que ces écrivains n'aient jugé la clientèle des premiers âges d'après celle qu'ils voyaient de leur temps. Il y a des faits qui montrent que les anciens plébéiens n'étaient pas les mêmes hommes que les clients. Si l'on observe les luttes de la plèbe et du patriciat, de l'an 510 à l'an 450 avant notre ère, on remarquera que les clients sont toujours du côté du patriciat contre la plèbe. Par exemple, en 493, la plèbe se retire au mont Sacré, et les clients restent dans la ville avec les patriciens 9. En 490, la plèbe mécontente refuse de s’enrôler, et l'armée, cette année-là, n'est composée que des patriciens et des clients 10. En 472, les plébéiens se plaignent que les patriciens réussissent à faire nommer des tribuns à leur convenance, grâce aux suffrages de leurs clients 11. En 468, des comices ont lieu pour l'élection des consuls; les candidats présentés déplaisent à la plèbe; les plébéiens se retirent sans voter, et il reste les clients qui votent avec les patriciens 12. En 460, les plébéiens et leurs tribuns sont chassés du Forum, non pas sans doute par les seuls patriciens, mais, ainsi que le dit Tite-Live, par les patriciens et les clients 13. Ainsi, durant cette époque, les clients et les plébéiens étaient non seulement deux classes distinctes, mais deux classes hostiles, et avaient des intérêts différents.

La seule assemblée politique qu'il y eût alors était l'assemblée par curies, comitia curiata 14. C'était proprement la réunion des gentes patriciennes. Les plébéiens n'y figuraient pas; les clients au contraire en faisaient partie.

Patriciens et clients réunis formaient ce qu'on appelait dès lors populus romanus Quiritium; la plebs était en dehors. Cette distinction entre le populus et la plebs subsista fort longtemps; les jeux sacrés en sont un témoignage. Il n'y eut d'abord que les jeux romains, ludi romani, appelés aussi ludi magni, qui dataient de l'origine de Rome 15; on créa, en l'année 220, des jeux plébéiens, ludi plebei 16. Nous pouvons conclure de là qu'en l'année 220 avant notre ère, bien que déjà les plébéiens figurassent dans la cité romaine 17, la religion laissait subsister une différence entre la plèbe et le peuple.

Cette différence ne laissa pas de durer longtemps dans l'ordre politique. Quand Tite-Live dit que les tribuns sont les chefs «non du peuple, mais de la plèbe 18», il est vraisemblable qu'il reproduit une ancienne formule. Ailleurs, parlant d'un fait de l'année 413, il fait observer que la plèbe prit une décision et que cette décision fut ratifiée par le peuple 19. Il y eut toujours à Rome deux sortes d'assemblées, les assemblées de la plèbe, concilia plebis, et celles du peuple, concilia populi ou comitia 20. Nous savons bien qu'il arriva un temps où les deux classes se mêlèrent dans les unes comme dans les autres 21; les noms restent pour attester qu'elles ne s'étaient pas mêlées toujours. Les décisions prises par le peuple s'appelaient populiscita; les décisions de la plèbe s'appelaient plebiscita; ces deux actes étaient fort différents et émanaient de sources très diverses 22.

Il faut remarquer encore que le mot plebs n'était pas un terme de mépris; il n'avait pas le sens de notre mot populace. Autrement on ne l'eût pas employé dans les prières, ni dans les formules officielles; Cicéron ne l'eût pas prononcé dans ses discours au peuple; les chefs de cette classe n'auraient pas gardé toujours le titre de tribuns de la plèbe, tribuni plebis; on n'aurait pas enfin appelé plébiscite des actes aussi importants et de telle valeur que ceux auxquels on a. donné ce nom. Nous avons d'ailleurs le texte d'une loi de l'année 446, que Tite-Live a inséré dans son texte, loi qui est toute en faveur de la plèbe 23; or les mots plebs romana s'y lisent trois fois. Le terme de plebs n'était donc pas une injure; il était le terme consacré dont on désignait une classe d'hommes; et cette classe d'hommes n'était pas la partie inférieure du peuple: elle était, dans ces premiers siècles, une société distincte.

Si l'on veut chercher une analogie dans l'histoire d'Athènes, ce que l'on y trouvera qui ressemble à l'ancienne plèbe de Rome, ce ne seront pas les thètes, anciens serviteurs ou clients devenus libres et citoyens, ce seront les métèques, hommes qui vivent de père en fils en dehors de la cité; ils la servent, ils lui obéissent, ils sont aussi protégés par elle, mais ils n'ont en elle aucun rang ni aucun droit.

II. Caractères distinctifs de la plèbe
Cicéron et Tite-Live montrent qu'il y avait une plèbe à Rome dès le temps du premier roi, mais ils n'en disent ni l'origine ni la nature 24. Suivant Plutarque et Denys d'Halicarnasse, ce serait la volonté seule de Romulus qui aurait créé la plèbe 25. Il aurait «mis d'un côté les grands et les riches, de l'autre les humbles et les pauvres»; il aurait décidé que les premiers seraient patriciens, les seconds plébéiens, et que cette distinction maintenue pour leurs descendants durerait à perpétuité. La science historique se refuse à admettre que la volonté d'un seul homme soit suffisante pour créer des distinctions sociales d'une telle nature.

Quelques historiens modernes ont pensé que les plébéiens étaient les descendants d'une ancienne population vaincue, tandis que les patriciens seraient les descendants d'anciens vainqueurs. Mais c'est là une pure hypothèse, qui n'est appuyée d'aucun texte, ni d'aucun fait. Les traditions romaines, si nombreuses pourtant sur les premiers temps de la ville, ne racontaient pas de conquête et ne marquaient pas qu'une population primitive eût été assujettie. Plusieurs de ces traditions sont même incompatibles avec l'assujettissement des anciens habitants: car elles montrent que des familles établies avant Romulus sur l'emplacement où devait être Rome, comptèrent toujours parmi les familles patriciennes 26. Les anciens n'ont jamais pensé que la conquête fût l'origine de la distinction entre la plèbe et le patriciat. Dans les luttes qu'ils racontent entre les deux ordres, nous ne voyons jamais les patriciens reprocher aux plébéiens d'être d'anciens vaincus; jamais ils ne justifient leurs privilèges par cet argument, que leurs ancêtres auraient été des vainqueurs. La conjecture d'une conquête originelle est absolument moderne.

Niebuhr et après lui Schwegler ont cru que les plébéiens avaient été les vaincus des cités voisines de Rome. Il est très vrai qu'à mesure que les rois vainquirent les villes latines et sabines, ils amenèrent à Rome et fixèrent dans son enceinte une partie de la population sujette. Mais les traditions romaines laissent bien voir qu'il existait déjà une plèbe avant que les villes voisines furent assujetties. Les guerres des rois ont donc pu augmenter la plèbe; elles ne l'ont pas créée.

M. Mommsen 27 a remarqué avec raison que les clients qui s'affranchissaient du patronage devenaient des plébéiens. Ce fait, sur lequel nous reviendrons tout à l'heure, est la cause du grand développement de la plèbe; il n'en est pas l'origine première.

Suivant M. Belot 28, le patriciat et la plèbe auraient été deux peuples absolument séparés, et ce serait surtout par le domicile qu'ils auraient été distincts. Les patriciens et leurs clients auraient été les habitants de la ville; les petits propriétaires de la campagne auraient formé la plèbe. Le patriciat aurait été une population urbaine, «une bourgeoisie», la plèbe une population rurale. Mais ni Cicéron ni Tite-Live ni aucun des anciens ne semble avoir eu l'idée d'une distinction de cette nature. Toute l'histoire romaine montre que les patriciens habitaient la campagne au moins autant que la ville, et qu'il y avait des plébéiens dans la ville aussi bien que dans la campagne 29. Les luttes que les anciens historiens racontent ne sont certainement pas celles d'une population rurale contre une population urbaine. Dans cette foule que Tite-Live représente endettée et affamée, et à qui le Forum appartient toujours, nous ne pouvons reconnaître «des laboureurs propriétaires». L'histoire romaine, qui est remplie de la longue querelle entre le patriciat et la plèbe, ne contient pas un seul trait qui signale un antagonisme entre la ville et la campagne 30.

Tous les systèmes a priori, toutes les théories fondées sur les prétendues analogies avec l'histoire du Moyen Âge ou l'histoire moderne, doivent être sévèrement écartés de l'étude des institutions antiques. Il faut observer ces institutions en elles-mêmes, sans nulle comparaison, et d'après le petit nombre de faits certains que les écrivains anciens nous ont transmis.

Le premier fait avéré est que la condition de plébéien, comme celle de patricien, était héréditaire. On ne passait pas de l'une à l'autre par un changement de fortune. Une famille était à tout jamais ou patricienne ou plébéienne.

La règle d'hérédité était même plus rigoureuse qu'elle ne l'a été dans la noblesse des temps modernes. Il n'y avait rien qui ressemblât à l'anoblissement. Dans toute la partie de l'histoire de la République romaine qui nous est le mieux connue, nous ne voyons jamais qu'une famille plébéienne ait été élevée au patriciat. Nous connaissons dans le détail les mœurs romaines au temps des guerres Puniques, au temps des Gracques, au temps de Marius, au temps de César; nous n'y rencontrons pas d'exemple d'un plébéien qui monte par son mérite ou par sa richesse au rang de patricien. Or il n'est pas vraisemblable qu'une barrière si infranchissable entre les deux ordres ait été dressée pendant cette époque où les lois et la constitution de Rome étaient démocratiques; on doit croire qu'elle est d'une époque fort antérieure.

Pour les temps plus anciens et qui sont moins connus de nous, on peut se demander s'il n'est pas arrivé que des plébéiens soient devenus patriciens. Tite-Live signale plusieurs familles qui, sous les rois, ont été admises dans le patriciat. Mais il faut observer qu'il ne parle que de familles appartenant à des cités étrangères; et toutes celles qu'il nomme semblent bien avoir été déjà patriciennes dans leur ville natale; car le patriciat était une institution commune à toute l'Italie. Ainsi les Julius étaient une gens patricienne à Albe et les Claudius en étaient une autre dans la Sabine, avant de venir s'établir à Rome 31. Ces familles ne passèrent pas de la plèbe dans le patriciat; elles passèrent du patriciat albain ou sabin dans le patriciat romain.

On voudrait trouver un exemple précis d'une famille plébéienne qui serait devenue patricienne. Denys d'Halicarnasse 32 rapporte que Tarquin l'Ancien choisit dans la plèbe cent personnages qu'il créa patriciens et qu'il fit entrer au sénat; mais Cicéron, rapportant le même fait, ne dit pas que les nouveaux sénateurs fussent tirés de la plèbe 33. Ailleurs l'historien grec attribue encore aux premiers consuls ce qu'il avait déjà attribué à Tarquin; ils auraient choisi un certain nombre de plébéiens pour en faire des patriciens et des sénateurs 34; mais Tite-Live dit avec plus de vraisemblance que ces nouveaux sénateurs furent tirés des premiers rangs de l'ordre équestre 35; or les premiers de cet ordre, les hommes des sex suffragia, appartenaient aux familles patriciennes. La double assertion de Denys d'Halicarnasse est donc fort contestable 36. Il faut abouter que les légendes romaines n'avaient pas gardé la trace d'une telle création de patriciens. Jamais, par exemple, les historiens ne font remarquer qu'une famille fût plus vieille qu'une autre dans le patriciat; dans les querelles qui furent longtemps si vives entre les familles patriciennes, nous n'en voyons aucune qui se vante d'être plus ancienne qu'une autre, ni qui reproche à un adversaire d'être issu de la plèbe.

Il y a surtout cette remarque à faire que, s'il était vrai qu'en 510, cent soixante-quatre plébéiens eussent été créés patriciens, le nombre des familles patriciennes se serait élevé à trois cents; or les chiffres que donnent les listes consulaires, complétées par les divers renseignements des historiens, tels que les noms des Vestales, ne permettent pas d'arriver à un chiffre de familles qui dépasse soixante et onze. Il paraît bien avéré qu'à partir de 510 le nombre de familles patriciennes fut fort au-dessous de trois cents.

Il semble donc que la règle d'hérédité ait été absolue et n'ait souffert aucune exception avant l'époque de César. Ce qui donne à cette opinion une grande probabilité, c'est que nous ne voyons jamais dans l'histoire les plébéiens essayer de devenir patriciens. À l’époque où ils furent maîtres, ils prirent tout excepté cela; ils prétendirent à tout excepté à cela. Ils se firent nobles, ils ne se firent pas patriciens. Il n'est guère douteux que beaucoup d'entre eux n'eussent aspiré au patriciat, comme ils aspirèrent à la noblesse, s'ils avaient trouvé dans l'ancienne histoire un précédent en leur faveur. Mais il semble que jusqu'à César il ne soit entré dans l'esprit de personne qu'une famille pût passer de la plèbe dans le patriciat. Les Publilius Philo et les Décius, qui sauvèrent Rome restèrent toujours dans la plèbe. Les plus grands services rendus à l'État ni les plus grands honneurs conférés par l'État ne firent jamais d'un plébéien un patricien. D'autre part, ni la pauvreté, ni les fautes, ni les crimes ne faisaient tomber un patricien dans la plèbe. On pouvait condamner un patricien à l'exil, à la confiscation des biens, à la perte du droit de cité; nulle condamnation ne faisait de lui un plébéien. Les censeurs, qui nommaient et dégradaient à leur gré les sénateurs et les chevaliers, ne nommaient ni ne dégradaient des patriciens. Le rang de patricien ou de plébéien était indépendant de la richesse, du mérite, de la faveur ou de la haine du peuple; il était indépendant du magistrat, de la loi, de la cité même 37.

Une distinction tellement ineffaçable, tellement au-dessus de tout pouvoir humain, devait tenir a une cause puissante et lointaine. Ce qui faisait différer le patricien du plébéien, ce n'était pas la richesse; car il y avait des plébéiens très riches, comme des patriciens pauvres. Ce n'était pas la possession du sol; car, s'il est douteux que les plébéiens aient pu dès l'origine être propriétaires du sol, il est certain qu'ils le devinrent d'assez bonne heure, sans cesser pour cela d'être plébéiens. Ce n'était pas la force des armes; car, si les patriciens étaient guerriers, les plébéiens l'étaient aussi, et ils purent toujours arriver aux plus hauts grades militaires. Ce n'était pas l’illustration de la race; car plusieurs familles plébéiennes égalèrent la gloire des plus illustres patriciens sans qu'elles pussent pourtant sortir de la plèbe.

Mais il y a un fait que toute l'ancienne histoire atteste: c'est que les patriciens possédaient des privilèges religieux qui n'étaient pas communiqués aux plébéiens. On sait que ce fut seulement en l'année 300 avant notre ère, 454 de Rome, que les plébéiens demandèrent de pouvoir être pontifes et augures; et c'est seulement soixante-sept ans auparavant qu'ils avaient pu être decemviri sacris faciundis. Pour toute l'époque qui précède cette dernière date, il est avéré qu'ils ne purent exercer aucun des sacerdoces de la cité. Ils pouvaient être riches, figurer dans les premières centuries, être chevaliers et sénateurs, être tribuns militaires; ils ne pouvaient pas être prêtres.

Denys d'Halicarnasse dit qu'il appartenait aux patriciens d'accomplir les cérémonies sacrées, et non aux plébéiens 38. Tite-Live est plein de cette vérité; il ne l'énonce pas en son propre nom et comme une opinion qui lui soit personnelle; mais tous ses personnages agissent et parlent comme si cette vérité était incontestable. Un patricien, à l'année 368, s'exprime ainsi 39: «À qui appartient le droit de prendre les auspices, d'après les usages des ancêtres? Aux patriciens seuls; les auspices sont notre bien propre.» Ailleurs, un plébéien s'adressant aux patriciens leur dit: «Vous répétez toujours la même chose, vous prétendez que vous seuls avez le droit d'auspices. 40» Ce ne sont pas là des phrases imaginées par Tite-Live pour l'ornement de son discours; il n'a même pas pu les imaginer, parce qu'elles ne répondent ni à la nature de son esprit ni aux faits qu'il voyait de son temps. Lorsqu'il écrivait, il y avait trois siècles qu'elles n'étaient plus vraies et qu'elles étaient contraires à toutes les idées en vogue. Il est vraisemblable qu'il les a trouvées dans de vieux annalistes 41. Plus anciennes que l’historien, elles sont l'expression des vieux principes du patriciat.

Il y a dans Tite-Live un autre passage bien significatif. En l'an de Rome 454, les plébéiens demandent le partage du pontificat, et un patricien répond: «Prenez garde; ce n'est pas notre intérêt, c'est l'intérêt des dieux qui est engagé ici; leur culte sera souillé, si les plébéiens y mettent la main 42.» Ici encore, l'historien contemporain d'Auguste ne parle pas en son nom; à peine comprend-il cette pensée patricienne; il ne peut même croire qu'elle soit sérieuse; aussi dit-il que ce n'était qu'une feinte et un mensonge, simulabant. Sans doute, au temps de Tite-Live, une telle phrase n'aurait été qu'un mensonge; trois siècles auparavant, nous pouvons croire qu'elle répondait à la vraie pensée des patriciens.

La religion des anciens âges de l'humanité n'avait presque aucun rapport avec ce que nous appelons aujourd'hui du même nom. Elle était un privilège. Au lieu d'avoir l'esprit de propagande, elle avait l'esprit d'exclusion. Le droit d'adorer et de prier les dieux n'appartenait qu’à certains hommes; comme toute propriété, il était héréditaire. Il se transmettait avec le sang et de mâle en mâle seulement, ainsi que les biens patrimoniaux. La règle était la même pour les sacra et pour la terre. Plus on remonte dans l’antiquité grecque et italique, mieux on trouve établi le principe de l'hérédité des sacerdoces: Le plus ancien culte de Rome, celui d'Hercule, était desservi héréditairement par deux familles patriciennes, et le jour ou des hommes étrangers à ces familles mirent la main aux cérémonies, ce fut une impiété dont le dieu se vengea 43. En l'année 442 de Rome, «les Potitii, gens à qui appartenait le sacerdoce d'Hercule, avaient révélé à des esclaves publics les rites solennels du culte; alors se produisit un fait qui est de nature à faire réfléchir ceux qui veulent introduire quelque nouveauté en religion; toute cette gens Potitia, qui comptait douze branches et trente membres mâles en âge de puberté, s'éteignit dans l'espace d'une seule année 44.» Lorsqu'un culte n'était pas le bien propre d'une seule famille, il était la propriété commune de plusieurs familles associées formellement et à l'exclusion de toute autre pour le partager. Les curies, les tribus primitives, les cités étaient des associations de cette nature; chacune possédait un culte qui n’appartenait qu’aux membres de la curie, de la tribu ou de la cité.

Cette religion avait ainsi dans les antiques sociétés une importance tout autre que celle qu'elle a dans les sociétés modernes. Au lieu de régner, comme aujourd'hui, sur la conscience, elle régnait dans l'État. Au lieu de régir l'intelligence et les mœurs, elle régissait la cité et la famille, le droit public et le droit privé.

Or les plébéiens, dans les premiers siècles de Rome, nous apparaissent comme visiblement exclus des cultes de la cité. Jamais ils ne sont ni pontifes, ni augures, ni rois des sacrifices, ni flamines. Ils sont écartés du feu sacré de Vesta; ils ne peuvent prendre les auspices ni observer le ciel au nom de la cité; ils ne peuvent accomplir les cérémonies ni frapper les victimes.
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Notes
1. Nous ne pouvons prendre pour une définition claire et suffisante ces mots d'Aulu-Gelle, X, 20: Plebis ea dicitur in qua gentes civium patriciæ non insunt; — ni ceux de Gaius, I, 3: Plebis appellatione sine patriciis cæteri cives significantur; — ni ce fragment de Festus: Plebes autem est (omnis populus) præter patricios (édit. Müller, p. 330).
2. Tite-Live, XXIX, 27.
3. Cicéron, Pro Murena, 1.
4. Tite-Live, XXV, 12. Macrobe, Saturnales, 1, 17, 28: (Is prætor qui jus populo plebique dabit).
5. Cicéron, In Verrem, actio II, oratio V, c. 14: (Populo plebique Romanæ ludorum celebritate placandam).
6. Cicéron, Ad familiares, X, 35: (S(enatui) p(opulo) pl(ebi)q(ue) R(omanæ)).
7. Habuit plebem in clientelas principum descriptam; Cicéron, De Republica, II, 9.
8. Denys d'Halicarnasse, II; 9. Cf. Plutarque, Vie de Romulus, -15.
9. Denys, VI, 46-47.
10. Idem, VII, 19.
11. Tite-Live; II, 56.
12. Tite-Live, II, 64.
13. Idem, III, 14.
14. Les comices centuriates n'étaient réellement que la réunion de l'armée urbaine, urbanus exercitus.
15. In Verrem, V, 14.
16. Tite-Live, XXXI, 50; XXXII, 7.
17. Plebeios in parte civium censeri; Tite-Live, VII, 18 (année 355).
18. Tite-Live, II, 56.
19. Idem, IV, 51. — On a expliqué (voir édit. Weissenborn (Mommsen, Römisches Staatsrecht, III, p. 4, n. 3)) dans cette phrase consensu populi comme s'il y avait consensu civitalis; cette dernière expression se rencontre en effet souvent dans Tite-Live, par exemple IX, 7, 15; mais ce qu'il y a de caractéristique dans la phrase que nous citons, c'est le rapprochement de ces mots mis en, opposition: A plebe consensu populi. — II est vrai que nous ne voyons jamais que, dans l'époque bien connue des derniers siècles de la République, les comices par centuries eussent à ratifier les décisions de la plèbe; mais qui peut dire que cette règle n'existât pas en 413?
20. Concilia populi, Tite-Live, I, 36.
21. Tite-Live, d'ailleurs, comme tous les écrivains de son temps, confond souvent le peuple et la plèbe (II, 41; III, 63; VII, 16; et alias).
22. Ni populus ni plebs ne désignaient proprement ce que nous appelons aujourd'hui le peuple. Populus était le corps politique, quelque étroit ou quelque étendu qu'il pût être. Plebs ne signifiait pas une partie du populus; les mots plebs et populus n'avaient même aucun rapport entre eux. Le plébéien pouvait être ou n'être pas dans le populus. Les deux choses ne se confondaient pas. Ainsi l'on pouvait écrire une phrase, telle que celle-ci: Patres avertunt populum a plebeis (Tite-Live, IV, 56, 3), pour dire que, dans des comices centuriates réunis pour nommer des tribuns militaires avec puissance de consul, les patriciens avaient détourné le peuple de choisir des plébéiens; dans cette phrase le mot peuple désigne le corps électoral; il est composé de patriciens et de plébéiens distribués en classes et centuries.
23. Tite-Live, III, 65: (Ut, qui plebem Romanam tribunos plebei rogaret, is usque co rogaret, dum decem tribunos plebei faceret).
24. Cicéron, De republica, II, 9. Tite-Live, I, passim.
25. Plutarque, Vie de Romulus, 13. Denys, II, 8
26. Par exemple, les Potitii, et les Pinarii. Tite-Live dit que les Potitii étaient gens antiquior originibus urbis; IX, 34, 19.
27. Mommsen, Römische Forschungen, t.I, p. 388-390.
28. Histoire des Chevaliers romains, t. I, p. 17. (Voir plus loin, 3e partie)
29. Que les patriciens ne fussent pas une population urbaine, c'est ce qui ressort de ce passage de Tite-Live, à l'année 449 av. J.-C. et à propos de la tyrannie exercée par les décemvirs: Patres in urbe rari erant... cesserant in agros, suarumque rerum erant, amissa (re) publica, III, 38. Cf. Denys, XI, 4, p. 2166. Ainsi les patriciens avaient leurs intérêts, suas res, surtout dans les champs; ce qui ne les empêchait sans doute pas d'avoir leurs maisons de ville.
30. La supériorité des tribus rustiques sur les tribus urbaines, c'est-à-dire de la plèbe de la campagne sur la plèbe de la ville, est d'une époque très postérieure et n'a d'ailleurs aucun rapport avec la lutte de la plèbe contre le patriciat.
31. Les Julius étaient une des vieilles et nobles familles dites troyennes. (Denys d'Halicarnasse). Les Claudius avaient dans leur dépendance 5000 clients.
32. Denys, III, 67, p. 579
33. Cicéron, De republica, II, 20. Ce sont les patres minorum gentium; dans cette expression les mots patres et gentium semblent bien s'appliquer à des patriciens. Ce sont les chefs (patres) de gentes nouvelles. L'expression patres minorum gentium ne saurait être interprétée comme s'il y avait patres plebeiarum gentium. Rien dans l'expression n'indique que ces hommes fussent des plébéiens. Il semble, en effet, que Tarquin, qui vint d'Étrurie à Rome, y amena un nouveau groupe de population, dans lequel se trouvaient des gentes et des patres gentium; ceux-ci se fondirent avec l'ancien patriciat romain: La distinction entre les patres majorum gentium et les patres minorum gentium subsista toujours (Tacite, XI, 25; Cicéron, Ad familiares, IX, 21); mais on ne voit jamais à aucun indice que les secondes aient été originairement plébéiennes. Il est vraisemblable que les mots majores et minores avaient ici le même sens que dans l'expression natu major, natu minor, et désignaient la priorité et la postériorité; dans les votes du sénat, les deux catégories avaient les mêmes droits, et il n'y avait de différence, ainsi que le dit Cicéron, que dans le rang où l'on appelait chacun à donner son vote (De republica, II, 20).
34. Denys, V, 13
35. Tite-Live, II, 1: (Primoribus equestris gradus clectis. Voir maintenant les discussions de Willems. Le Sénat Romain, t. I, p. 20 -et suiv.; Bloch; Les Origines du Sénat Romain, p. 207 et suiv.; Mommsen, Staatsrecht, t. III, p. 845; 868, etc.)
36. L'erreur de Denys s'explique aisément; il devait traduire dans sa langue les expressions de la langue latine; or le mot patres en latin signifiait à la fois patriciens et sénateurs; si les vieux annalistes que Denys consultait avaient écrit que Tarquin avait fait de nouveaux sénateurs, l'historien grec a pu comprendre qu'il avait fait de nouveaux patriciens
37. Ce que l'on sait du droit d'adoption chez les Romains ne contredit pas les règles que nous venons d'énoncer. Un plébéien pouvait, par adoption, devenir patricien, et réciproquement. Ainsi, un homme qui était né dans la famille Fulvia, plébéienne, fut adopté par un Manlius patricien, et prit le nom de L. Manlius Acidinus Fulvianus; à ce titre, il fut réellement patricien; aussi le voyons-nous figurer dans les Fastes à l'année 179 av. J.-C., comme consul patricien. Il y a même cette singularité qu'il a pour collègue comme consul plébéien son propre frère de naissance, Q. Fulvius Flaccus (Mommsen, Römische Forschungen, p. 75). — Mais il y a sur ces adoptions plusieurs remarques à faire: 1° elles étaient rares, et nous n'en connaissons pas d'exemples dans les cinq premiers siècles de Rome; 2° elles devaient être autorisées par les pontifes, qui alors étaient tous patriciens; 3° cette adoption n'avait rien de commun avec l'anoblissement: ce n'était pas une famille plébéienne qui devenait patricienne; c'était seulement un être humain qui était introduit loco filii dans une famille patricienne pour la perpétuer; cet être humain perdait son nom et sa famille d'origine; cette famille n'avait plus aucun lien avec lui: elle n'héritait pas de lui, ni lui d'elle. Dans le cas que nous avons cité, il se trouvait qu'un homme né Fulvius devenait un Manlius patricien; mais tous les Fulvii restaient à jamais plébéiens. — L'adoption, dans l'ancien droit, était une naissance fictive et religieuse qui avait les mêmes effets que la naissance par le sang.
38. Denys, II, 9, p. 255. .
39. Tite-Live, VI, 41 (Penes quos igitur sunt auspicia morè majorum? Nempe penes Patres)
40. Tite-Live, X, 8: (Semper ista audita sunt eadem, penes vos, auspicia esse, vos solos gentem habere, vos solcs justum imperium et auspicium domi militiæque).
41. Tite-Live, en effet, trouvait le fond de son discours dans les vieux annalistes, et il s'y conformait; il le dit lui-même, III, 47; et III, 67: (Ibi in hanc sententiam locutum accipio). Cf. Denys, X, 4.
42. Tite-Live, X, 6: Ad deos id mugis quam ad se pertinere; ipsos visuros ne sacra sua polluantur.
43. Tite-Live, I, 7: Potitii ab. Evandro edocti antistites sacri ejus per multas ætates fuerunt, donec, tradito servis publicis solemni familiæ ministerio, genus omne Potitiorum interiit.
44. Idem, IX, 29: (Potitii, gens cujus ad Aram Maximam Herculis familiare sacerdotium fuerat, servos publicos, ministerii delegandi causa, sollennia ejus sacri docuerat.... Omnes intra annum cum stirpe extinctos).

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