Républicanisme contre caciquisme, quatre-vingts ans plus tard

Télesphore-Damien Bouchard

Dans notre histoire, la corruption a marqué les époques; or, une tradition politique méconnue a toujours dénoncé la corruption du pouvoir et de l’argent, la tradition républicaine. Là où il y avait du républicanisme, nos historiens n’ont souvent vu que du libéralisme radical ou progressiste, alors que les républicains québécois des XIX et XXe siècles, issus de tous les horizons, ont combattu les méfaits d’une politique libérale ou conservatrice oublieuse des vertus civiques et des libertés du peuple. Parmi ces républicains figure Télesphore-Damien Bouchard, député et ministre sous Taschereau et Godbout, maire coloré de Saint-Hyacinthe, anticlérical affirmé,  inspiré des idéaux de la Révolution de 1789. Il fut aussi, au temps de Duplessis, chef de l’opposition de 1936 à 1939. En pleine crise, en 1933, il prononce le discours « Républicanisme contre caciquisme »,  où il soutient que la chose publique est menacée par le « caciquisme », l’opportunisme des ambitieux sans scrupules qui drainent les biens publics à leur profit avec la complicité des banquiers et trésoriers des partis. Dans ce portrait des caciques qui gangrènent particulièrement les institutions municipales, on reconnaîtra peut-être beaucoup de ceux qui ont défilé devant la commission Charbonneau. Outre Bouchard, la tradition républicaine compte des noms fameux comme Papineau, Arthur Buies, Ève Circé-Côté, Honoré Beaugrand, André Laurendeau, et des noms moins connus, qui gagnent à être lus, comme Clément Dumesnil, Godfroy Langlois et Edmond Turcotte. L’anthologie des textes républicains que nous venons de publier chez Septentrion, De la République en Amérique française*, propose une redécouverte de cette veine politique qui a défendu la liberté et la souveraineté du peuple, la vertu publique, l’indépendance et l’instruction du citoyen. Cette anthologie présente une autre façon de lire l’histoire du Québec, par-delà les clivages conventionnels : fédéralistes contre souverainistes, libéraux contre conservateurs. Laissons parler, quatre-vingts ans plus tard, Télesphore-Damien Bouchard.

Marc Chevrier, professeur de science politique à l’UQAM

Louis-Georges Harvey, professeur d’histoire à l’Université Bishop

Stéphane Kelly, professeur de sciences sociales au cégep de Saint-Jérôme

Samuel Trudeau, professeur d’histoire au cégep de Maisonneuve

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 Il faudra donc entendre le républicanisme dont je parlerai au cours de mes remarques dans le sens étymologique de son idée mère, république, la res publica des Latins, la chose publique, c’est-à-dire l’entité nationale, l’ensemble des êtres et des choses qui constituent la nation, indépendamment de la forme du gouvernement et des partis politiques qui peuvent se disputer le pouvoir.

[…]. L’esprit républicain est celui du citoyen qui se reconnaît des devoirs primordiaux envers la société alors que l’esprit individualiste est celui de l’homme égoïste qui pense et agit comme si l’état n’existait que pour son utilité personnelle.

 Le caciquisme, ce qu’il est

 C’est cette doctrine que j’ai désignée dans le titre de ma conférence sous le terme « Caciquisme », doctrine malheureusement si répandue dans le monde et qui est en train de faire périr tant d’institutions qui pourraient survivre si ceux qui prétendent les sauver étaient imbus d’un véritable républicanisme.

 […]

Le mot caciquisme est certes nouveau mais il représente un esprit qui est presque aussi vieux que le monde et qui a pris une ampleur formidable en ce dernier siècle. […]  J’ai fait découler ce terme du mot cacique qui est d’origine caraïbe.

Le cacique était anciennement, au Mexique et dans les républiques de l’Amérique du Sud, le chef de petites tribus et aujourd’hui ce nom y est attribué aux chefs de bandes et de cliques qui prétendent à faire et défaire les administrations publiques. Par analogie j’applique ce terme, dans notre société, à tous nos chefs de faubourgs, de quartiers et de bouts de rues qui s’attribuent, quelquefois avec raison mais la plupart du temps sans raisons, la gloire d’élire les représentants du peuple dans toutes les sphères administratives à partir du simple marguillier à aller jusqu’au chef suprême des gouvernements.

 Nous ne manquons pas de caciques dans notre province et si le caciquisme ne règne pas en maître dans toutes nos administrations municipales il n’est en pas moins présent partout et il est un des pires fléaux qui puissent atteindre un corps public. Le caciquisme n’est pas un parti, ni une doctrine politique; c’est tout simplement un état d’esprit découlant d’un mauvais penchant de la nature humaine et portant l’individu à s’emparer de ce qui appartient à la masse. Je range parmi les caciques tous les gens qui semblent n’avoir aucune conception du fait que les biens de la cité appartiennent à une autre entité que celle constituée par les chercheurs de sinécures, de contrats publics ou d’aides financières gouvernementales non justifiables sous titres d’octrois divers, de secours directs ou sous toute autre forme. Les caciques sont ceux qui croient au droit de pillage du patrimoine municipal par l’individu parce que ce patrimoine appartient à tous. Les caciques sont ces individus, à courte vue, qui pensent que ce patrimoine est inépuisable parce que ses administrateurs peuvent apparemment le renouveler sans cesse en puisant dans la fortune d’un chacun.

[…]

Le petit cacique est le chef de bouts de rangs, de bouts de rues ou d’ateliers. Il se contente de miettes qui tombent de la table des grands caciques qui sont, pour lui, ce que sont les généraux pour les capitaines. A l’inverse du grand cacique le petit, lui, a une couleur. […] Il est l’éternel mécontent toujours prêt à faire volte-face au moindre changement de parti politique, au plus léger froissement de son intérêt personnel.

 Le mobile unique du cacique c’est l’égoïsme individuel; à ses yeux la société a été établie exclusivement pour servir son intérêt particulier. Il est un être qui n’a que des droits; il ne se reconnaît aucune obligation envers les autres; la chose publique, la république, la société n’existe que comme canal par lequel la masse de ses concitoyens doit alimenter ses exigences privées.

 Le cacique est grouillant et turbulent; il paraît légion alors qu’il n’est en réalité qu’infime minorité parmi la masse des hommes sages et prudents qui forment la nation. En raison de son activité débordante, mais vaine comme celle de la mouche du coche pour les observateurs sérieux, le cacique, grand ou petit, a une influence très souvent prépondérante pour certains chefs de nos municipalités, surtout lorsque ces derniers sont caciques eux-mêmes.

 *De la République en Amérique française, Anthologie pédagogique des discours républicains au Québec, 1703-1967, Éditions du Septentrion, Sillery (Québec), 2013, 538 p.

Pour un aperçu de l’introduction et de la table des matières, voire la vitrine de l’Entrepôt du livre numérique : http://vitrine.entrepotnumerique.com/publications/17785-de-la-republique-en-amerique-francaise .




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