Ramenez-nous Reagan et Gorbatchev !

Stéphane Stapinsky

Un certain étonnement me saisit lorsque je consulte, ces jours-ci, les sites des principaux médias internationaux. La raison de cet étonnement? Tout paraît « normal ». On y retrouve en effet les mêmes nouvelles que d’habitude, les mêmes coups d’éclat, les mêmes tragédies ordinaires. Tout est comme d’habitude. Et pourquoi donc cela devrait-il m’étonner? Parce qu’il me semble que se joue en ce moment, sur les rives de la mer Noire, en Ukraine, une partie d’échecs dont l’issue m’apparaît très inquiétante. Je dis les choses comme je les sens :  elle pourrait très bien, cette partie, si elle tourne mal, nous conduire tout droit à rien de moins qu’un holocauste nucléaire. Et bien peu de gens lui accordent le sérieux qu’il faudrait. Et bien peu de gens paraissent seulement savoir que cette partie a commencé.

La crise ukrainienne défraye les manchettes depuis plus d’un an mais elle semble n’être, sauf pour certains médias alternatifs, qu’une simple nouvelle parmi une foule d’autres. Sur la page Actualités de Google d’aujourd’hui, elle n’apparaît même pas à la une. Pourtant, si l’on y prête vraiment attention, certains signes ne trompent pas. Sur le site de l'Association américaine des physiciens, on trouve, en page d'accueil, une horloge dite « de la fin du monde ». Eh bien! L'été dernier, les aiguilles de ladite horloge ont été avancées et nous en sommes actuellement à moins de trois minutes de l’heure fatidique (au même point qu’à l'époque de la crise des euromissiles, au début des années 1980, durant la guerre froide).

Autre signe. L'ex-leader soviétique et observateur sagace de la scène internationale, Mikhaïl Gorbatchev, a multiplié, au cours des derniers mois, les sorties médiatiques où il rappelle que la Guerre froide est relancée entre les États-Unis et la Russie et qu'il est possible qu'elle dégénère en un conflit armé gravissime. 

 

 

Enfin, nouveauté des dernières semaines, les médias traditionnels, qui se sont surtout fait jusqu'ici le relais, en Occident, de la vision officielle des gouvernements, commencent à évoquer la menace. La une du très néolibéral magazine The Economist de cette semaine, qui évoque l’accroissement, au cours de la dernière année, des risques d’un conflit nucléaire, est très éloquente de ce point de vue. De même que, ces jours-ci, certains articles de la revue allemande Der Spiegel, qui se montrent particulièrement critiques de l’attitude de l’OTAN et des faucons américains face à Russie.

Les populations, en Europe et en Amérique, ne semblent donc pas, en général, avoir une conscience claire de la gravité de la situation. Aucune inquiétude particulière ne paraît en tout cas palpable. Rien qui se compare, par exemple, à l’attitude des populations européennes lors de la crise des euromissiles, que j’évoquais plus haut, où était fréquemment entendu le fameux slogan, d’un défaitisme absolu, « Plutôt rouge que mort ».

Alors qu’on défile sur la place publique, dans nos sociétés, à tout propos (contre l’austérité, contre la violence policière, contre le terrorisme islamiste, pour les droits des femmes, etc.), on chercherait en vain la moindre manifestation dans nos rues, devant nos parlement ou devant les ambassades des pays belligérants, appelant à tout faire pour préserver la paix. Je reçois quotidiennement des courriels me demandant d’ajouter mon nom à telle ou telle pétition, pour préserver les éléphants en Afrique centrale ou pour faire libérer un intellectuel emprisonné injustement. Mais aucune jusqu’ici ne me demande d’en appeler à nos dirigeants afin qu’ils mettent tout en œuvre pour préserver la paix. C’est encore une fois très significatif. La question de la paix ne paraît d’ailleurs pas préoccuper non plus outre mesure les parlementaires de nos pays. Je n’ai vu, au programme des législatures, au Canada et au Québec, aucune séance prévue pour en discuter. Non, les seules fois où l’on a pu entendre parler de la crise ukrainienne dans un parlement, c’est dans un Congrès américain dominé par les Républicains, qui poussaient à prendre des actions allant dans le sens de l’escalade de la guerre.

En vérité, cent ans après le début de la Première Guerre mondiale et soixante-dix ans après la fin de la Seconde, les populations occidentales paraissent tellement habituées à cet état de paix qu’on dirait que, pour elles, il a existé de toute éternité. C’est comme si nous vivions depuis toujours, en Occident, dans la paix perpétuelle de Kant. L’idée même de guerre, et a fortiori de guerre nucléaire, paraît à nos peuples une réalité d’un autre âge. Cette légèreté, cette inconscience se nourrissent bien sûr d’une très grave illusion.

Comment nous entretenons-nous dans cette illusion ? Assurément, le caractère contradictoire des informations que nous avons au sujet de cette crise internationale l’explique pour une bonne part. Hier, 11 mars, nous apprenions, par la voix du président ukrainien Porochenko, que les rebelles soutenus par la Russie avaient retiré une partie considérable de leurs armes lourdes, conformément aux accords de Minsk 2. Cette évaluation positive d’un des belligérants devrait nous réjouir. Pourtant, le même jour, nous lisons ailleurs tout autre chose. Un rapport du Royal United Services Institute (Rusi) soutient en effet que les troupes de l’armée régulière russe seraient intervenues massivement dans l’est de l’Ukraine depuis août dernier, et que le sommet de leur engagement (10 000 hommes) aurait eu lieu en décembre. Pourtant, le gouvernement russe dément toujours avoir envoyé des unités de combat dans la région contestée. Ce rapport, fait à noter, est rédigé par un certain Igor Sutyagin, dont on ne peut dire que le parcours l’incite à faire preuve d’objectivité. En effet, le Guardian précise que M. Sutyagin est “un chercheur militaire russe et un expert en contrôle des armements” qui a “passé 11 années en prison, principalement dans une colonie pénitentiaire de l'Arctique russe, après avoir été reconnu coupable d'espionnage”. Le ministre britannique Hammond en rajoute même sur Poutine, coupable à ses yeux de « sape(r) les règles de la paix en Europe ».

Que pouvons-nous donc comprendre de la situation ukrainienne? Une chose et son contraire. Qui a raison? Qui est l’agresseur? Qui est l’agressé? Qui veut la guerre? Qui veut la paix? La lecture des journaux, l’écoute des radios et des télés permettent difficilement de le dire. Comment se surprendre que, face à toutes ces contradictions, dont nous prenons connaissance quotidiennement je dois le préciser, nous ne sachions plus où donner de la tête et préférions décrocher ?

La présente crise nous montre encore une fois que nous vivons dans un monde où, comme le disait Baudrillard, le simulacre a désormais pris la place de la réalité. Nous sommes inondés d’images, de représentations, dont nous ne pouvons jamais savoir si elles sont vraies ou fausses. Dans ce contexte, il est très aisé d’être manipulé. Un général américain soutient que 40 000 soldats russes ont franchi la frontière ukrainienne. Mais qu’en pouvons-nous savoir? Et quand bien même nous montrerait-il les images satellite appuyant ses dires, comment pouvons-nous le croire (ou ne pas le croire)? Parfois, le simulacre est bien concret, matériel, comme ces photos truquées d’unités militaires russes entrant supposément en Ukraine, présentées par un sénateur républicain partisan de la fourniture d’armes offensives à ce pays (http://www.paulcraigroberts.org/2015/03/05/crazed-washington-drives-world-final-war/), qui nous rappellent étrangement la guerre en Irak et les fausses preuves de la présence d’armes de destruction massive présentées par Colin Powell devant les Nations Unies. C’est peut-être l’avenir de l’existence de l’homme sur cette planète qui se joue en ce moment et nous sommes condamnés à n’avoir qu’une vue déformée des événements qui se déroulent.

Je n’entends pas discuter en détails ici de la crise ukrainienne. Des sites comme Defensa.org, présenté ici par notre collègue Mario Pelletier, ou Les crises.fr vous donneront un son de cloche pertinent qui équilibrera les informations que vous pourrez lire dans les médias officiels ou traditionnels, qui, plus souvent qu’autrement, ne font que relayer les vues officielles. Je poursuivrai plutôt en déroulant le fil que j’ai suivi jusqu’ici. Ce qui m’intéresse, c’est la paix et les conditions de sa préservation.

Il faut d’abord répéter, et répéter encore, une vérité de base dans le cas de la crise ukrainienne, que bien des gens paraissent oublier : nous avons affaire, avec la Russie, à l’une des superpuissances nucléaires du monde, et ce seul fait impose que l’on agisse avec davantage de prudence, de retenue, de doigté. Car les choses peuvent aisément déraper si l’on n’y prend garde. Ces qualités que nous venons d’énumérer semblent, hélas, absentes de bien des interventions émanant des milieux américains et de l’OTAN, qui évoquent avec une légèreté inconsciente l’éventualité d’une implication plus grande des occidentaux au côté du gouvernement ukrainien, que ce soit au moyen de la fourniture d’armements non plus défensifs mais offensifs ou par l’envoi de troupes militaires américaines ou alliées sur le sol ukrainien. Comment peut-on garantir que l’une ou l’autre de ces options, qui mettraient face à face soldats occidentaux et soldats russes, ne puisse pas entraîner une riposte sévère de la Russie ?

Ce qui est particulièrement préoccupant, c’est que les cercles politiques et militaires occidentaux, principalement anglo-saxons (ainsi que leurs alliés d’Europe de l’Est) paraissent dominés en ce moment par les positions néoconservatrices les plus radicales. Certains veulent visiblement en découdre avec la Russie, faire en sorte de « casser » ce pays, en faisant le pari fou qu’il s’abstiendra, même dans un cas extrême, de tout recours à l’arme nucléaire. C’est un pari fou, car rien ne dit qu’il sera remporté. Seriez-nous en train de vivre dans la réalité la trame du film de Kubrick Mr Strangelove (Docteur Folamour) ? (1)

Il faut le dire : actuellement, en autant que l’on puisse en juger tant dans les médias « officiels » que dans les médias alternatifs, le climat belliciste est entretenu principalement par la partie occidentale. La surenchère verbale, dans les médias du monde entier, est quotidienne. Depuis longtemps déjà, Poutine est présenté, par certains hommes politiques et intellectuels occidentaux (BHL), comme un nouvel Hitler. La Russie est même qualifiée par certains de menace pire à la paix mondiale que l’État islamique.

Je ne veux pas ici exonérer de tout blâme Poutine et la Russie qui ont certes des ambitions régionales. Mais force est d’admettre, je le redis, que les postures les plus inquiétantes sont le fait, en ce moment, des Occidentaux. Du côté russe, on observe, de manière générale, que les prises de position sont plus modérées, cherchent davantage à temporiser.

Il faut tout de même nous mettre un peu à la place des Russes. Et rappeler que, après la chute du mur de Berlin, les Américains leur avaient fait la promesse de ne pas étendre l’OTAN aux frontières de la Russie. Cette promesse, on le sait, a été violée, avec l’adhésion à l’organisation des États baltes et de la Pologne. Et maintenant, on voudrait y incorporer l’Ukraine! « Imaginez ce qui arriverait si des hommes politiques russes allaient au Mexique appeler un mouvement anti-américain à renverser le gouvernement élu et à le remplacer par des dirigeants pro-russes. Et si ce mouvement était en outre animé par des nazis, imaginez quelle serait la réaction des États-Unis ! » (Counterpunch - http://www.counterpunch.org/) On critique ceux qui soutiennent cette vue de reprendre à leur compte la propagande russe. Pourtant réfléchissons un peu. À l’époque de l’URSS, comment ont réagi les États-Unis lorsque des régimes alliés du géant communiste ont renversé les gouvernements pro-américains au Nicaragua et en Grenade ? Dans ce dernier cas, la réponse américaine fut l’invasion pure et simple. L’Oncle Sam n’aurait jamais toléré dans sa zone d’influence un régime qu’il aurait estimé lui être hostile. Pourquoi s'attendre à autre chose d'une puissance comme la Russie?

Je suis né en pleine Guerre froide. La crise des missiles de Cuba venait d’avoir lieu un an et demi auparavant. Les tensions internationales se sont succédées tout au long de cette période, et jusqu’à l’écroulement de l’URSS, mais ce qu’on a appelé «l’équilibre de la terreur» nous a tout de même préservés de l’anéantissement.

Par ailleurs, nous avons appris, ces dernières années, que l’Apocalypse aurait pu survenir… par accident. En effet, à quelques reprises, une mauvaise interprétation des manœuvres de l’adversaire (trajectoire anormale de missiles lors d’essais, lecture inexacte d'images radar, etc.) aurait très bien pu conduire à l’holocauste nucléaire. Ce qui nous a sauvés, c'est le climat de respect existant malgré tout entre deux superpuissances opposées radicalement sur le plan des idéologies. Car il était encore possible, en dépit de tout, d’accorder une confiance minimale à l'autre partie. Il semble que ce ne soit plus le cas aujourd'hui. Et c'est ce qui est vraiment très épeurant. Tout pourrait sauter pour une peccadille mal interprétée, que rien ne viendrait démentir. J'ai bien envie de crier : « Ramenez-nous Reagan et Gorbatchev! »

(1) La réalité rejoint ici la fiction, et d’une bien étrange manière. Voici en effet ce qu’écrit sur son blogue Paul Craig Roberts de Philip M. Breedlove (c’est bien son nom, ça ne s’invente pas!), un faucon, commandant des forces de l’OTAN en Europe : « General Breedlove is the real life counterpart to General Jack D. Ripper in the 1964 film, Dr. Strangelove.  He can’t wait to start a nuclear war. Americans should be scared to death that a crazed warmonger such as General Breedlove is the commander of NATO and is trying to defeat Europe’s efforts to resolve peacefully the conflict that Washington started in Ukraine.  The crazed general is betting that if he can derail the Minsk agreement, Obama can be forced to send arms and US military personnel to Ukraine, thus advancing the situation toward war. Neoconservative Victoria Nuland is doing all she can to help Breedlove sabotage a peaceful resolution. »

 




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