Les libéraux provinciaux et la grandeur du Québec

Jacques Dufresne
S'il y a un thème important qui, depuis 1960, transcende les partis politiques sous nos cieux, c'est celui de la grandeur du Québec, c'est l'idée que pour assurer pleinement ses responsabilités à l'égard de la seule population majoritairement francophone en Amérique, l'État du Québec doit jouir d'un prestige particulier qui ne saurait se réduire à celui d'une quelconque administration provinciale dans un État fédéral centralisé. Jean Lesage, l'un des plus prestigieux prédécesseurs de Jean Charest à la tête du parti libéral, a été porté au pouvoir en raison de ce qu'il appelait une politique de grandeur, mot qui occupait une place centrale dans son vocabulaire et que son slogan, Maître chez nous, résumait bien.

Sujet délicat, car il ravive le souvenir de la conquête. Occasion de mensonge à soi-même à cause du besoin de compensation mis en cause. Les uns magnifient à l'excès certains personnages, certains événements, Gaston Miron devient ainsi l'égal de Victor Hugo; d'autres poussés par la forme inverse du même besoin d'identité, rapetissent tout ce qui est québécois. Rares sont ceux qui ont trouvé la note juste. Malaise qui explique sans doute pourquoi le mot «grandeur» n'a pas été repris avec la même conviction par les successeurs de monsieur Lesage à la tête du parti libéral. Dans Les valeurs libérales et le Québec moderne, ouvrage récent de Claude Ryan qui résume l'histoire et la philosophie du parti, le mot «grandeur» n'est pas employé.

Dans le discours qu'il a prononcé le soir des élections, monsieur Charest a pourtant évoqué les grands destins du Québec. Ses trois premiers actes officiels en politique extérieure, ses rencontres avec Colin Powell à New-York, au Québec avec le Ministre-président de l'État libre de Bavière, Edmund Stoiber, puis le lendemain, avec le Premier ministre français, Jean-Pierre Raffarin, semblent avoir été inspirées par l'idée qu'il n'est pas le Premier ministre d'une province sans responsabilité particulière à l'égard d'un peuple.

Sur la scène canadienne et en politique intérieure au Québec, les défis à relever seront plus considérables. Au Canada, dans l'Ouest surtout, on se souvient de certains des propos qu'il a tenus lorsqu'il appartenait au parti conservateur et on s'attend à ce qu'il fasse enfin du Québec une province comme les autres, en commençant par renoncer aux mots Assemblée nationale et État du Québec.

Pour ce qui est de la politique intérieure au Québec, le grand défi pour lui consistera à éviter de confondre la réduction de la taille de l'appareil d'État avec un rapetissement de l'État, de son autorité, de son prestige. Je pense ici à l'État moderne créé par son prédécesseur Jean Lesage. Encore faible, quelle serait son anémie après une cure de rapetissement?

Cet État moderne, nous avons en effet commencé à l'attaquer, à l'affaiblir, à miner son autorité avant même qu'il n'ait atteint l'âge de raison. Compte tenu de sa fragilité, les premières grèves du secteur public, en éducation d'abord, du côté des affaires sociales ensuite, ont été extrêmement violentes. J'ai fait moi-même partie de la première vague des jeunes administrateurs des cégeps. Je suis passé presque sans transition de la direction de mon syndicat au rôle de négociateur pour la partie patronale locale. Les syndicats étaient plus forts que nous et en des circonstances essentielles pour notre fragile autorité, l'État central (celui de Québec) nous a laissé tomber pour obtenir ce qu'on appelait à l'époque la paix sociale. C'est pourquoi, il n'y a jamais eu de véritable autorité dans notre système public d'éducation, ce qui explique le succès étonnant du secteur privé, lequel a su conserver dans une certaine mesure ses traditions dans ce domaine.

Sauf exception, quand il a voulu rétablir son autorité, l'État québécois s'est ridiculisé. Ce fut notamment le cas lors de l'emprisonnement des leaders syndicaux au début de la décennie 1970. En 1981, notre État a été placé dans une situation encore plus humiliante. En raison du référendum perdu, l'hostilité du milieu des affaires à son endroit était à son comble, de même que celle du gouvernement central et des autres provinces. Suite aux mesures draconiennes de redressement auxquelles l'État a été obligé de recourir, les syndicats l'ont à leur tour lâché, et avec eux, une grande partie des membres du parti au pouvoir. L'hostilité générale a alors atteint la personne même de René Lévesque, qui devint le bouc émissaire.

Au cours de la décennie 1990, l'État a subi le choc de la critique néo-libérale et la cure d'amaigrissement prescrite par les nouveaux docteurs de l'économie. Pendant toute cette période, son prestige a été mis à rude épreuve; il cessa de recruter des fonctionnaires, ce qui eut pour effet d'accélérer un changement inquiétant pour l'avenir: l'orientation vers le privé des meilleurs éléments de chaque groupe d'âge. Son âme même a été touchée.

Son âme ! Remarquez le malaise que l'on éprouve quand on place ainsi le mot âme à côté du mot État. J'appelle âme ici le sens du travail au service de l'État. Au début de la révolution tranquille, les espoirs suscités par le nouvel État-providence, combinés avec le sursis accordé aux idéaux du Québec religieux d'autrefois, ont pu susciter une certaine ferveur dans le secteur public et parapublic en dépit du désordre créé par les grèves. Cette ferveur n'est plus. Les hôpitaux, par exemple, ressemblent en ce moment à des villes assiégées par plusieurs ennemis à la fois: les citoyens, les médias, les gouvernements. À la fin de la décennie 1990, il était devenu très difficile de recruter des directeurs généraux d'établissement. On parvenait tout au plus à rassembler cinq ou six candidatures là où il y en avait cinquante auparavant. On sait d'autre part avec quel empressement les infirmières saisirent l'offre de pension anticipée qui leur fut faite. Aujourd'hui, il y a pénurie d'infirmières.

À l'intérieur de la Fédération canadienne, le rapport de force est en ce moment défavorable aux provinces: elles ont la responsabilité des deux gouffres financiers, la santé et l'éducation, qui sont aussi les deux domaines sur lesquels l'opinion publique exerce les pressions les plus fortes. Or, pour relever les défis dans ce domaine, les provinces dépendent de l'argent que le Fédéral leur verse à sa discrétion. Elles n'ont littéralement pas les moyens de leurs responsabilités. C'est ainsi que pour réaliser ses promesses d'accroître le budget de la santé et de l'éducation sans asphyxier les autres ministères, le Premier ministre dépend de ce qu'Ottawa lui présentera comme une faveur dont il devra payer le prix.

Ajoutons à ce tableau les futures défusions et les plans de Paul Martin – que M.Charest ne semble pas vouloir contredire – pour subventionner directement les municipalités, les détachant ainsi des gouvernements provinciaux auxquels elles sont historiquement subordonnées, et nous avons un tableau d'ensemble où l'État moderne fondé par les libéraux n'est plus qu'une vague agence entre un pouvoir central bon prince et des pouvoirs locaux bons vassaux de ce prince

Et souvenons-nous du fait qu'en 1982, par le rapatriement de la constitution et plus précisément par la Charte canadienne des droits et libertés, le gouvernement central s'était déjà concilié la faveur des individus. Ayant ainsi les individus et les municipalités comme alliés, il n'aura, pour peu qu'il veuille provincialiser davantage les provinces, qu'à les laisser se discréditer en administrant la santé et l'éducation sans avoir les moyens de le faire correctement.

Autour de l'État du Québec il ne restera bientôt plus qu'un rideau de symboles attendant le Gorbatchev qui s'immolera pour le détruire.

En politique extérieure, monsieur Charest a déjà prouvé qu'il n'a nullement l'intention d'être ce Gorbatchev. En politique intérieure il aura besoin d'un large appui dans la population s'il veut rester fidèle à Jean Lesage. Dans ce contexte, la question des défusions prend un relief particulier. L'État québécois n'en sortira-t-il pas dangereusement affaibli, voire humilié? C'est le gouvernement du Parti québécois qui a proposé les fusions municipales, mais c'est l'État québécois qui a appliqué la loi.

Notons bien quant à l'ensemble de la question, que la grandeur d'un État ne se mesure pas au nombre de milliards de dollars qu'il administre directement. L'État québécois pourrait très bien être à la fois plus petit et plus grand, au sens de plus prestigieux. La gestion directe de la santé et de l'éducation aura peut-être eu pour principal effet de miner l'autorité de l'État, en le réduisant au rôle de simple employeur, en l'obligeant à des guerres de tranchées contre les syndicats. Si l'État avait la même distance à l'égard du réseau de la santé ou de l'éducation, qu'à l'égard du réseau d'Hydro Québec ou de la SAQ, il ne perdrait aucun pouvoir politique et son autorité serait moins en péril. C'est une chose, par exemple, pour le gouvernement du Québec que de donner plus d'autonomie aux municipalités tout en pouvant leur rappeler qu'elles tiennent ce pouvoir de lui, c'en est une autre que de se résigner, pour les enrichir, à ce qu'elles passent dans l'orbite du pouvoir fédéral.

La grandeur, l'autorité, le prestige de l'État supposent qu'il puisse susciter l'attachement des citoyens. Notre régime politique hérité de l'Angleterre est, formellement du moins, une monarchie constitutionnelle. Dans un tel régime, l'État est rendu aimable, chaleureux, humain par l'intermédiaire d'une personne qui le représente et le résume, le roi ou la reine. Il échappe ainsi à la terrible critique de Nietzsche: «L'État, le plus froid de tous les monstres froids.» Dans les régimes républicains, c'est le président qui joue le rôle du roi.

Pour que le roi soit une présence chaleureuse qui fasse équilibre au caractère glacial de l'appareil d'État, encore faut-il que la population soit attachée à sa personne et à sa lignée. C'est encore le cas en Angleterre en dépit de toutes les critiques dont la monarchie a été l'objet. Ce n'est pas le cas ici au Québec. Disons pour être plus juste que ce n'est plus tout à fait le cas, car il y eut dans le passé des moments où notre population avait plus d'attachement pour le roi et ses représentants qu'elle n'en a en ce moment.

Nous n'avons plus de roi affectivement, même si nous en avons encore un légalement, en l'occurrence, une reine, et nous n'avons pas encore de président. Notre État est orphelin. Peut-être est-ce la raison pour laquelle nous avons si peu de respect pour lui.

Il y a heureusement d'autres moyens que la monarchie et la république pour humaniser l'État tout en lui conférant de la grandeur. Une liste de grands principes solennellement proclamés pourrait être l'un des moyens. L'un des principes retenus pourrait être l'honneur. Ce principe inciterait nos élus, à commencer par les ministres, à se souvenir qu'ils sont des représentants de l'État et qu'à ce titre ils ont droit à des marques de respect particulier de la part des citoyens ordinaires, à commencer par les journalistes. Il nous faut bien constater que nos ministres sont de moins en moins honorés depuis qu'ils ont cessé de se présenter comme honorables. Certes, dans le climat actuel il serait impossible de réhabiliter ce vocabulaire sans s'exposer au ridicule. Il n'en demeure pas moins que l'honneur est un besoin fondamental de l'âme humaine. «L'honneur, écrit Simone Weil dans L'Enracinement, est un besoin vital de l'âme humaine. Le respect dû à chaque être humain comme tel, même s'il est effectivement accordé, ne suffit pas à satisfaire ce besoin; car il est identique pour tous et immuable; au lieu que l'honneur a rapport à un être humain considéré, non pas simplement comme tel, mais dans son entourage social. Ce besoin est pleinement satisfait, si chacune des collectivités dont un être humain est membre lui offre une part à une tradition de grandeur enfermée dans son passé et publiquement reconnue au-dehors. [...] Toute oppression crée une famine à l'égard du besoin d'honneur, car les traditions de grandeur possédées par les opprimés ne sont pas reconnues, faute de prestige social. C'est toujours là l'effet de la conquête.»

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