Pour une diététique de la croyance

Pierre-Jean Dessertine

Les croyances sont de retour. Parfois elles inspirent des actes violents, le plus souvent elles contribuent à tendre la vie sociale. Comment répondre ? Distinguer les "fanatiques" comme cibles privilégiées s'avère peu efficace. Combattre la croyance en général au nom de la raison et de la promotion de la laïcité s'avère une tâche surhumaine parce que sans fin. Il est proposé ici une nouvelle approche de la croyance qui se dessine à partir de l'analyse de sa nature : il y a plusieurs types de croyances qui se distinguent selon la genèse de l'acte de croire. Ce qui clarifie le problème de la maîtrise sociale des croyances.

 

  «°Tous les hommes désirent naturellement savoir°» écrivait Aristote. Et la justesse de cette remarque se vérifie tous les jours.

  Mais il y a plusieurs modes du savoir. La croyance en est un, peut-être le premier dans le cours d’une vie, en tous cas celui qui semble le plus chéri, comme si croire était le rapport le plus rassurant à la connaissance.

  Pourtant les faits contredisent cette impression. L’histoire nous apprend que les croyances ont tendance à jeter les hommes les uns contre les autres. Les conflits les plus sanglants ne sont-ils pas les guerres entre croyants ?

  Il faut s’interroger sur cette faille de la croyance, à laquelle on peut opposer une sérénité de la science : on s’est entre-tué à propos de la virginité de Marie, jamais à propos du postulat d’Euclide !

  C’est pourquoi sans doute on a longtemps conçu le progrès de la connaissance comme un passage continu de la croyance à la science.

  Mais on constate aujourd’hui que cela ne marche pas : la croyance résiste. On le voit bien à propos des exilés qui viennent à nos frontières dans l’espoir d’être accueillis : n’est-il pas manifeste que l’on s’interroge  plus volontiers sur leur affiliation religieuse que sur les drames qui les ont mis sur les routes ? Il y a, depuis quelques années, un retour en force de la croyance dans l’espace public qui aurait de quoi se faire retourner nos ancêtres dans leur tombe, eux qui s’étaient tant battu contre ce qu’ils nommaient la superstition pour faire prévaloir la raison universelle !

  Sur quoi pourrait se fonder cet attachement tenace à la croyance ?

  Peut-on se dispenser de croire ?

* * *

   Il faut d’abord écarter la tentation, à laquelle succombent très souvent les commentateurs de l’actualité, d’aborder la résurgence contemporaine de la croyance comme un phénomène conjoncturel. Par exemple, on la présente volontiers comme l’empreinte laissée par les violences perpétrées au nom de l’islam depuis deux décennies ? N’était-ce pas d’ailleurs un des buts de ces violences que de réintroduire dans la société les rivalités de croyance ? Mais on pourra rendre compte tant qu’on voudra du surgissement d’un islamisme agressif comme réplique aux événements géopolitiques survenus ces dernières décennies du côté du Moyen Orient, on n’évitera pas de buter sur le fait massif d’un renouveau de religiosité du côté de l’islam irréductible à ces explications ; renouveau qui, d’ailleurs, a aussi son pendant du côté du christianisme, comme l’illustre, entre autres, la fortune de l’évangélisme médiatique aux États-Unis et ailleurs.

  Si ce n’est la conjoncture, c’est la nature : il nous faut effectivement essayer de comprendre la possibilité de ce retour de la croyance à partir de la considération de sa nature.

Les croyances collectives

  La croyance est l’adhésion à un savoir dont la justification objective – celle qui peut être approuvée par tous – est insuffisante. Si bien que l’essentiel du motif d’adhésion est subjectif, c’est-à-dire propre à celui qui croit. Il s’ensuit que, par nature, une croyance, quelle qu’elle soit (religieuse ou autre) ne peut jamais faire l’unanimité puisqu’elle reste toujours en déficit d’arguments objectifs, ceux qui sont propres à convaincre tout un chacun. Ainsi on peut fort bien affirmer qu’il existe de la vie ailleurs que sur Terre – mais tant qu’on ne l’a pas prouvé, soit par démonstration à partir des principes qui régissent l’Univers, soit expérimentalement en ramenant des formes de vies d’expéditions spatiales, cela reste une croyance, et il reste légitime à chacun de ne pas y souscrire. 

  Mais ainsi définie, la croyance apparaît comme un phénomène essentiellement individuel : chacun a ses propres croyances fondées sur ses motifs de croire. Or, si la croyance nous préoccupe, c’est parce qu’elle suscite des problèmes sociaux, et elle ne les suscite que dans la mesure où elle prend une forme collective. Un croyant qui commet un acte violent, de même que les croyants qui s’affrontent dans l’espace public, le font toujours en tant que fidèles d’un groupe organisé en fonction justement d’une croyance commune. Or cette idée de croyance collective apparaît être une contradiction dans les termes – comment un savoir d’origine essentiellement subjective, c’est-à-dire propre à chacun, peut-il devenir le même pour tous ? 

  En réalité,  il n’y a jamais de croyance collective par génération spontanée, comme si un certain nombre d’individus se découvraient croyant la même chose. Il n’y a de croyance collective que construite.  Allez dans une célébration religieuse où sont réunis une foule de fidèles, si vous pouviez scanner la conscience de chacun, vous vous apercevriez que leur «communion» repose essentiellement sur l’apparence sensible de comportements communs, mais qu’en réalité il y a autant de motifs de croire différents qu’il y a d’individus – ces motifs pouvant venir de mille sources, que ce soit du côté d’une tradition culturelle, d’une influence familiale, d’une rencontre affective, d’une appartenance à une communauté, de la fascination pour l’apparat du rite, du désir de pouvoir, du débouché pour son sentiment de culpabilité, etc.

 

  Toute croyance collective est une construction artificielle qui ne se soutient que par des relations de pouvoir. Pouvoir qui se concentre entre les mains de ceux qui sont habilités à délivrer la bonne formulation de la croyance – le dogme. Pouvoir qui se concrétise par des mots-fétiches, des phrases toutes faites indéfiniment répétées, et même par des séquences ritualisées vécues périodiquement en commun. L’existence d’un tel pouvoir est en effet indispensable pour faire penser et s’exprimer du même pas toutes ces adhésions aux motivations hétéroclites.

  Si le mot «communauté» est aussi présent du côté des croyances collectives, c’est bien parce que la réalité qu’il désigne n’est jamais acquise mais toujours à gagner !

  Ainsi, partager une même croyance c’est toujours s’inféoder à un même pouvoir qui dicte ce qui doit être affirmé au mot près, obligeant à une transparence factice de son esprit qui amène à réprimer sa part la plus vivante – sa conscience intime, toujours mouvante et nouvelle, en laquelle s’enracine sa liberté d’esprit[1].

  Et c’est bien la logique de ce pouvoir qui amène toute croyance collective à être prosélyte. Car n’importe quelle thèse qui lui est incompatible est une remise en cause du dogme, et donc une menace pour la croyance. Une croyance collective ne peut pas être une île sereine de pensées homogènes sur l’océan agité des pensées humaines, elle ne peut qu’entrer en belligérance avec les thèses divergentes qui pullulent à l’extérieur du groupe humain qu’elle rassemble et peuvent en mille occasions s’insinuer dans l’esprit de ses fidèles (jusqu’au point où, comme on le voit aujourd’hui, des pouvoirs religieux en arrivent à détruire des sites culturels multi-millénaires.)

  C’est pourquoi la croyance collective est toujours un problème pour la vie sociale. Vivre en société, c‘est s’accorder sur les règles en fonction desquelles on va vivre, et par lesquelles on va surmonter les inévitables confrontations des intérêts particuliers ; c’est donc s’accorder sur des valeurs communes qui vont fonder ces règles. Or, si ces valeurs procèdent de croyances, elles ne pourront jamais être communes. C’est pourquoi l’État, seul dépositaire de la violence légitime, essaie toujours de prendre le pas sur les croyances collectives, soit en affirmant sa neutralité et préservant l’effectivité de cette neutralité dans l’espace public – c’est l’État laïc, comme en France –, soit en privilégiant une croyance particulière, mais en subordonnant ce privilège à une règle de non agression des individus qui n’y adhèrent pas, ce que font la plupart des États qui reconnaissent une religion d’État tout en faisant respecter les droits de ceux qui lui sont extérieurs.

  Mais on peut envisager aussi un État qui unifie toute une société sous une même croyance. Cela implique alors que le pouvoir constitutif de la croyance collective, et habilité à formuler le dogme, ne soit plus distinct du pouvoir d’État – il s’agit d’un État théocratique. Il est assuré qu’un tel État, pour conjurer la non croyance toujours renaissante, sera totalitaire à l’intérieur et belliqueux à l’extérieur. On peut avoir une appréciation assez exacte de l’état de la culture humaine à une époque donnée en comptabilisant la part des États théocratiques sur la planète. Il est certain que notre monde de la première moitié du XXIème siècle n’est pas en très bon état.

  Il faut déduire de ce diagnostic négatif sur la présence, toujours agissante, des croyances collectivement organisées dans une société qu’un authentique progrès de l’humanité doit consister dans le dépassement des croyances collectives. Et c’est bien ce que nous enseigne l’histoire. Les deux grandes périodes jugées le plus unanimement positives dans l’histoire de l’humanité furent des périodes où de larges populations se détournèrent clairement, de façon durable, des systèmes de croyances collectives, en particulier religieuses. Ce furent le temps de l’avènement de la démocratie grecque entre de VIIème et le Vème siècle avant J.-C., et l’époque des Lumières en Occident aux XVIIIème siècle. En chacune de ces occurrences, on a pu remarquer une extension du domaine du discours rationnel qui non seulement a stimulé le développement des connaissances mais aussi a contribué à apaiser la société en présidant à l’établissement des règles de vie sociale.

  C’est ainsi que notre histoire nous lègue la connaissance des vertus à opposer aux bataillons de croyants prêts à en découdre qui se dressent un peu partout. Ce sont :

  -  le langage vivant et inventif qui se nourrit du débat,

  - la raison universelle car : « Il n'y a qu'une seule et même raison pour tous les hommes; ils ne deviennent étrangers et impénétrables les uns aux autres que lorsqu'ils s'en écartent. » (Simone Weil, 1934),

  - l’expérience partagée de la condition humaine qui dégonfle aussi bien les chimères surnaturelles que les fantasmes devenus préjugés. C’est d’une telle expérience commune que procède cette sagesse populaire (qu’Orwell appelait common decency) qui garde de tout dogmatisme et incline à la tolérance, la bienveillance, la prudence (au sens aristotélicien de rejet des solutions extrêmes), et l’accueil.

  Mais pourquoi ces modalités ouvertes de l’interaction humaine n’imposent-elles pas définitivement leur supériorité face aux croyances collectives ? De quelles vertus peuvent se prévaloir les croyances pour se retrouver de nouveau en position d’accaparer l’espace public par leur confrontation ?

Désirer croire

  Spinoza écrivait : «... le désir qu'éprouvent les hommes à raconter les choses non comme elles sont, mais comme ils voudraient qu'elles fussent, est particulièrement reconnaissable dans les récits de fantômes et de spectres» (Lettre à Hugo Boxel, 1674). Le philosophe, qui avait été excommunié de la synagogue, qui avait échappé à un attentat par un fanatique religieux, qui était insulté par des penseurs catholiques, indique ici qu’il se pourrait bien que, si les hommes tiennent à ce point à leurs croyances, c’est parce qu’elles sont essentiellement des récits qui parlent à leur désirs. Autrement dit, la possession de la croyance nous apporterait une satisfaction telle qu’elle nous porterait à haïr celui qui cherche à nous en séparer.

   Tout confirme, dans le comportement du croyant, que Spinoza a raison. Le croyant trouve très vite sa limite dans le champ de l’argumentation objective dès lors qu’il pressent que sa croyance peut lui échapper.

  D’où vient ce désir de croire ? La réponse s’impose d’elle-même : il y a une nécessité humaine de la croyance. Tout humain passe inévitablement par un besoin de croire lorsque, petit enfant, commençant à expérimenter au-delà de la relation privilégiée avec la mère, se frayant des voies de représentation du monde à travers l’acquisition des mots de la langue, il a besoin de donner sens à cet élargissement de l’univers qui ne peut plus être simplement soutenu par les dons de l’amour maternel. Il pose alors des questions, écoute ses parents, et par là glane des savoirs qui dessinent une vision du monde importée des jugements des adultes proches et auxquels il adhère sans réserves. Notre première vision du monde a été une croyance ; et cette croyance était vitale car elle donnait sens à notre existence en la situant dans le même monde que celui de nos parents. Elle fut le cadre requis pour nous permettre d’entrer dans des relations éducatives profitables avec les adultes.

  Du coup on perçoit mieux le sens de l’attachement si tenace de l’individu à sa croyance collective. Cette croyance est ainsi investie parce qu’elle signifie – comme écho de la parole catégorique et tutélaire des parents – à la fois la plénitude de la confiance en autrui et la modalité d’un savoir rassurant par excellence.

  Elle retrouve en effet dans la croyance collective les éléments infantiles que sont :

  - la parole d’autorité incontestable du clerc de la croyance qui renvoie à la parole du père (ou de la mère),

  - le consensus indiscutable sur le dogme qui renvoie l’accord du groupe familial exprimé à l’enfant sur les valeurs,

  - la sécurité que donne la référence à la communauté du groupe de croyants, laquelle renvoie à la sécurité de l’enfant évoluant dans le groupe familial.

  Mais, en contre-partie, la croyance collective reconduit la principale faiblesse de la croyance infantile : elle est un savoir hétéronome. Cela veut dire qu’elle est toujours un savoir importé de l’extérieur et qui trouve hors de lui-même ses critères de valeur – dans la confiance qu’on accorde à celui (ou ceux) dont on l’a reçu.  Par opposition, lorsque l’individu utilise sa raison et son expérience, il construit un savoir autonome, c’est-à-dire qui trouve en lui-même les critères de sa valeur – à la fois par les règles de la logique qui sont constitutives de son esprit et lui permettent de mener un raisonnement valide, et par sa propre expérience de l’existence humaine.

  Il faut alors reconnaître que la croyance collective, tout comme la croyance infantile, est un savoir assujetti. Puisque l’adhésion à la croyance est déterminée par la parole d’un autre esprit dont on reconnaît l’autorité. On aperçoit ici la racine psychologique du pouvoir que manifeste l’adhésion d’un groupe humain à un dogme invariable. Le fidèle fait l’enfant : plutôt un directeur de conscience que ma liberté d’esprit ! C’est pourquoi Kant, désirant contribuer à ce qu’advienne un peuple de citoyens raisonnables, condamnait moralement les hommes qui se complaisent, au-delà de leur jeunesse, dans des formes de croyance qui sont propres à l’état de minorité : «La paresse et la lâcheté sont les causes qui expliquent qu'un si grand nombre d'hommes, après que la nature les a affranchis depuis longtemps d'une direction étrangère, restent cependant volontiers leur vie durant, mineurs, et qu'il soit si facile à d'autres de se poser en tuteurs des premiers.» (Kant, Réponse à la question : Qu’est-ce que les « Lumières » ?, 1784)

  Il faut porter sur notre époque ce triste diagnostic qu’elle contrevient aux espoirs de Kant et des Lumières. Les hommes ne sont pas devenus pleinement adultes, c’est-à-dire qu’ils ne se sont pas installés majoritairement et durablement dans l’espace de la raison universelle et de l’expérience partagée pour penser de concert le monde et maîtriser ainsi leur destin. Ils restent largement opaques les uns aux autres en campant sur leur croyances particulières. Et les revendications publiques de ces croyances sont autant de symptômes de ces phénomènes de régression des esprits qui acceptent de s’assujettir à des pouvoirs constitutifs des croyances collectives ; or ces pouvoirs ont nécessairement tendance à se mettre en situation de confrontation mutuelle, ce qui est très dangereux quand les individus concernés peuvent mettre en branle des moyens techniques puissants et parfois fort destructeurs.

  Quand la croyance s'accorde à la raison

  Pourtant il ne serait pas très sage de préconiser une humanité sans croyances, en laquelle la raison régnerait sans partage pour régler les affaires humaines. Ce ne serait pas réaliste. On sait aujourd’hui à quelles aberrations meurtrières a pu mener – en URSS, en Chine, au Cambodge, et ailleurs – la prétention des marxistes à posséder la science de l’histoire et à prétendre en appliquer les lois dans la société pour en déterminer le futur.

  C’est que, quand bien même la raison croit l’avoir éliminée, la croyance insiste. Rien de plus rationnel que la planification économique en URSS sous Staline, mais quelle hécatombe, quelle somme de malheurs humains elle a provoqués ! C’est que la croyance chassée par la porte est comme revenue par la cave sous forme d’un dogme implacable dérivé du marxisme dont la bureaucratie stalinienne s’est faite le clergé tout-puissant.

Les convictions

   Il faut remarquer en ce point que l’opposition entre la croyance et la raison n’est pas aussi claire que la présentaient, il y a deux siècles, nos devanciers. Tout simplement parce que l’on sait aujourd’hui combien elle est relative. Comme Pascal l’avait montré, la raison ne peut éviter d’avoir recours à la croyance pour poser les premiers principes sur lesquels elle fonde tous ses raisonnements car «la connaissance de premiers principes, comme qu'il y a espace, temps, mouvement, nombres, est aussi ferme qu'aucune de celle que nos raisonnements nous donnent. Et c'est sur ces connaissances du cœur et de l'instinct qu'il faut que la raison s'appuie, et qu'elle y fonde tout son discours.» (Pensées, 1670) – on reconnaît dans les «connaissances du cœur et de l'instinct» ce type de savoir essentiellement subjectif qui définit la croyance. Tout raisonnement incluant un savoir des premiers principes, il y a donc un élément de croyance dans tout raisonnement (même mathématique, comme l’illustrent les exemples invoqués par Pascal).

  Pascal conclut sa pensée par cette maxime : «La dernière démarche de la raison est de reconnaître qu'il y a une infinité de choses qui la surpassent. Elle n'est que faible si elle ne va jusqu'à connaître cela.» Il montre ainsi que, non seulement c’est une possibilité de la raison, mais c’est aussi sa force, d’être capable d’intégrer sa dépendance à un savoir hétérogène. Et, bien entendu, du point de vue de sa valeur, il faut distinguer franchement cette forme de croyance – fondement reconnu nécessaire par la raison à ses déductions – des croyances collectives que nous avons analysées plus haut :
  - elle est adhésion relative, et non aveugle, à un savoir. Car l’individu sait que la croyance sur laquelle il appuie ses raisonnements, bien qu’il la juge raisonnablement valable, est en déficit d’objectivité et peut être remise en question.
  - elle procède d’une réflexion rationnelle et non d’une soumission à une parole d’autorité. Elle est donc une forme autonome de savoir. Elle est une expression de la liberté de l’esprit et non le symptôme de sa mise sous tutelle.

  C’est pourquoi ce type de croyance mérite une appellation spécifique ; comme le préconise Kant, on peut l’appeler conviction. Contrairement à la croyance collective, la conviction est d’abord personnelle, bien qu’elle puisse rejoindre la conviction d’autrui dans un accord des esprits qui n’est pas alors un effet de pouvoir mais un effet de la raison.

La foi

  La notion de foi désigne une forme de croyance qui échappe également à la logique de la croyance collective. La foi est en effet l’adhésion sans réserves à un savoir jugé fondamental qui trouve dans son motif subjectif toute la force dont l’esprit de l’individu a besoin pour cette adhésion. La foi est donc une croyance totalement autonome. Mais la foi n’est pas un phénomène d’expérience commune. D’autre part il arrive fréquemment qu’un individu rattache sa foi à une croyance collective instituée, mais il est alors remarquable qu’il ne la réduit jamais au dogme commun. De plus, sa foi se suffisant à elle-même, il n’a pas besoin du recours psittaciste aux slogans et aux rituels communs. C’est ainsi que l’homme de foi échappe largement au pouvoir propre à la croyance collective. En fait c’est lui qui est le plus souvent l’instigateur d’une des taches les plus difficiles : la réforme d’une croyance collective (Augustin d’Hippone, François d’Assise, Luther, etc.). C’est pourquoi les clercs d’un dogme ont tendance à se méfier des hommes de foi. J’ai lu quelque part que, pendant la guerre d’Espagne, des cadres du parti communiste, parce qu’ils se méfiaient des recrues manifestant une ardente foi dans la révolution sociale, les envoyaient prioritairement dans les situations les plus exposées du front.

La confiance 

  Il faut évoquer une dernière forme de croyance qui exprime un esprit libre, c’est la confiance. Il s’agit de la confiance en autrui. Mais pas en celui qui est soumis comme soi-même au pouvoir d’une croyance collective, ou en ses clercs – il ne s’agit pas d’une confiance d’embrigadement. Il s’agit de la confiance a priori en autrui.

  Sommairement, on peut distinguer deux grandes classes de situations auxquelles est confronté notre désir de connaître :

  - celle dans lesquelles nous mettent les êtres a priori prévisibles – les objets inanimés et les animaux – dont le comportement est nécessaire et déterminé par les lois de la nature. Alors il suffit de connaître ces lois pour savoir à quoi s’en tenir.

  - celle dans lesquelles nous mettent les êtres a priori imprévisibles – nos frères humains – parce que leur comportement peut toujours s’écarter des nécessités naturelles puisqu’ils sont libres. Pour ces derniers on a besoin de savoir à quoi s’en tenir. Mais comment faire ?

  La réponse est dans la croyance : puisqu’on manque de base objective pour anticiper le comportement d’autrui, il faut asseoir sa connaissance sur notre subjectivité à partir du sentiment fondamental qu’autrui est notre semblable. Cette croyance peut prendre deux directions opposées. Soit autrui est considéré comme susceptible de comportements hostiles dont il faut se protéger : c’est la défiance. Soit autrui est accueilli comme pouvant m’apporter de nouvelles possibilités pour vivre humainement : c’est la confiance.

  En général on se base, en deçà du langage, sur une multitude de signes corporels pour faire ou non confiance à un inconnu. Mais une chose est sûre, c’est qu’il n’y a d’individu humain qui vaille sans la confiance a priori de la mère en la valeur du petit être qu’elle vient de mettre au monde, comme il n’y a pas de société qui vaille s’il n’y a pas de confiance a priori entre les individus qui la composent[2]. Or, comme l’enseignait Aristote «l’homme est un animal politique», c’est-à-dire qu’il ne peut faire valoir ses qualités humaines – et tout particulièrement sa raison – que dans le cadre d’une vie en société.

   Nous avons vu que la conviction est la croyance fondamentale du point de vue de la capacité théorique de l’homme. Il faut compléter maintenant en reconnaissant que la confiance est la croyance fondamentale du point de vue pratique parce qu’elle permet à l’homme de faire société avec d’autres et, profitant de la valeur des relations rendues ainsi possibles, de vivre de manière  humaine.

Ne peut-on pas dire que la confiance a priori en autrui est le savoir le plus important ?  Puisque c’est d’abord sur ce savoir – qui est une croyance – que repose toute la chaîne des possibles qui peuvent aboutir à l’être humain libre.

* * *

  Finalement, c’est seulement une forme particulière de croyance qui fait retour aujourd’hui, s’imposant comme une menace pour la paix sociale. C’est une croyance collective inséparable de la position d’un dogme indiscutable maintenu par des rapports de pouvoir et se nourrissant d’une infantilisation de ses fidèles.

  Curieusement, il n’y a pas de mots pour désigner cette forme de croyance. Le mot superstition est très connoté par la croyance religieuse, or cette forme de croyance n’est pas très regardante sur son contenu, pourvu que celui-ci implique une vision du monde qui guide les choix de comportements – une telle croyance peut aussi bien porter sur une théorie de l’évolution sociale (le stalinisme) que sur l’existence des extra-terrestres. Elle peut se concrétiser selon des degrés divers d’organisation, de la secte aux pratiques de pouvoir systématiquement abusives, à des associations plus lâches et diffuses.

S’il n’y a pas le mot c’est qu’on ne s’est pas intéressé à la chose. On s’est intéressé plutôt à la croyance en général pensée dans son opposition à la science (et donc à la raison) dans une optique platonicienne, mais finalement[3] assez bien reconduite par la pensée des Lumières du XVIIIème siècle.

  Il y a peut-être un motif plus précisément idéologique dans cette négligence pour un phénomène de la croyance pourtant de si grand enjeu social. La société industrielle-marchande qui s’est imposée depuis deux siècles ne peut donner un sens suffisamment humain à la figure du travailleur/consommateur qu’elle promeut comme idéal de vie du peuple. Elle crée donc une demande de sens dont les organisations de croyance collective sont l’offre correspondante dans sa version régressive – «On vous donne du sens comme lorsque vous étiez enfants». Or ce type d’offre régressive est tout-à-fait adaptée parce que la société marchande infantilise elle-même le peuple en lui donnant comme horizon de satisfaction les plaisirs de la consommation. Traités comme des enfants, les gens ont tendance à se tourner vers les instances tutélaires pourvoyeuses de sens que sont les organisations dogmatiques. Nommer les croyances collectives régressives, ce serait faire un pas décisif vers la prise de conscience de l’absurdité humaine d’une société organisée sur l’infantilisation du peuple dans le travail/consommation. Bien mieux vaut noyer l’affaire en s’en prenant à la croyance en général opposée à la science, cette dernière étant, bien évidemment, valorisée pour sa capacité à fournir indéfiniment de nouvelles occurrences de consommation.

  Mais ne pas nommer les croyances collectives régressives c’est s’interdire de reconnaître qu’il y a d’autres formes de croyances, beaucoup plus fondamentales, et qui sont l’expression de la liberté de l’esprit humain. La foi, bien qu’elle ne soit pas d’expérience commune, est suffisamment attestée par les témoignages pour être reconnue comme une forme de croyance légitime d’un esprit libre. Les convictions sont des croyances qui permettent à l’individu de penser les premiers principes en fonction desquels il peut connaître le monde sans congédier sa raison. La confiance est la croyance première qui permet à l’individu d’entrer dans la société des hommes et d’établir les relations positives avec autrui qui vont lui permettre d’épanouir sa liberté.

  Cette distinction entre ces dernières formes de croyance naturellement humaines et les artificielles croyances collectives régressives pourrait ainsi être la base de ce qu’on pourrait appeler une diététique de la croyance. Suivre les règles de cette diététique ne serait-il pas le meilleur comportement pour cibler et discréditer durablement la montée des intolérances dans l’espace public ?

 


[1] Notons que le pape François, au sommet de la hiérarchie du pouvoir de l’Église catholique, adopte une posture inédite, et peut-être risquée du point de vue de ceux qui considèrent cette croyance collective comme une fin en soi, en dévalorisant la lettre du dogme au profit du vécu des fidèles : «la chose dont a le plus besoin l’Église aujourd’hui c’est la capacité de soigner les blessures et de réchauffer le cœur des fidèles» (Entretien, août 2013).

[2] Un très beau texte d’Alain, commenté sur mon site L’anti-somnambulique, développe cette idée.

[3] Il faut quand même faire crédit à Kant d’avoir établi par raison la nécessité d’accorder un espace propre à la croyance : «Je dus donc abolir le savoir pour faire une place à la croyance»(Seconde préface de la Critique de la raison pure, 1787) 

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