Post-mortem de l'«affaire Jutra», suivi d'un témoignage d'Edgar Morin

Heinz Weinmann


Je me souviens… (de Claude Jutra)

Le Québec vient de vivre un moment bien triste de son histoire. Deux jours avant même la sortie de la biographie d’Yves Lever sur Claude Jutra, avec les «nouvelles» de la «pédophilie de Jutra» coulées par La Presse, le sort posthume du cinéaste semble avoir été scellé de façon irrémédiable : sans débat contradictoire critique, son nom sera radié de l’espace public : les prix qui hier portaient son nom seront débaptisés, beaucoup de villes se sont bousculées pour déclarer que le nom de «Jutra» sera supprimé de leur toponymie.

L’excellent article de Marc-André Lussier dans La Presse, «Jutra : ces quelques jours où tout a basculé…»1 montre qu’ au sein de Québec Cinéma –en charge des ex-prix Jutra et des «Rendez-vous du cinéma québécois»-- le scénario du mémoricide consenti est bien rôdé ici. Car «Québéc Cinéma», le nom l’indique, qu’est-ce sinon un microcosme de la société québécoise ? Certes, Ségolène Roederer, directrice générale de Québec Cinéma, est d’origine française. Mais sa gestion de l’«affaire Jutra» a prouvé qu’elle est bien «de chez nous» ! En guise de bilan de tout ce gâchis, elle a fait le commentaire suivant : «J’ai l’impression que cette nouvelle [pédophilie de Jutra] est sortie de la plus mauvaise façon possible. Ceux qui analyseront ce cas historique seront peut-être capables, éventuellement, de nous dire comment cela aurait dû être fait». La simple lecture de l’article de Marc-André Lussier nous enseigne ce que, à propos de «ce cas historique» on n’aurait pas dû faire, premier pas vers une démarche positive de ce qu’on aurait dû faire.

Comme indiqué, la «nouvelle» de la pédophilie abordée dans le livre de Lever est sortie dans La Presse du samedi le13 février. Avant même que livre lui-même ne soit sur le marché, sur de simples allégations anonymes, lors de la remise des certificats aux finalistes de l’«encore prix Jutra», dès le lundi le 15 février, Québec Cinéma se trouve en gestion de crise avec déjà en tête une marche à suivre sans la moindre hésitation. L’organisme, par la voix de sa porte-parole, Diane Leblanc, voulant rassurer le «monde» a émis le communiqué suivant : «Si nous étions encore dans l’incertitude aujourd’hui, la situation serait intenable. Mais nous n’en sommes pas là. Il règne un consensus rassurant au sein de l’équipe». Nous avons souligné consensus, car c’est précisément ce consensus, qui loin d’être «rassurant» comme le veut la porte-parole, est le fond du problème de l’«affaire Jutra».

Car le consensus au sens vrai du terme, qu’est-ce sinon un accord trouvé après un débat public contradictoire au cours duquel des voix, des opinions divergentes se sont fait entendre publiquement, lesquelles, en fin de compte, convergent vers l’opinion l’emportant sur les autres par le poids et la solidité de ses arguments? Le cas de Québec Cinéma nous le prouve : le consensus ici est contraire à sa norme : au lieu de clore en beauté un débat, il clôt le bec à quiconque veut ouvrir un réel débat contradictoire. L’unanimisme au Québec, c’est le silence des agneaux timorés qui n’osent hurler qu’avec la meute des loups. Alors que mercredi le17 février, une «présumée victime se confie longuement au journaliste Hugo Pilon-Larose» (Lussier), l’unanimisme des agneaux dès lors est coulé dans du béton armé. Lendemain le 18 février, jour d’ouverture des «Rendez-vous du cinéma québécois», on avait déjà à la hâte radié le nom «Jutra» de tous les discours officiels, jusqu’à effacer la moindre image de Claude Jutra d’une bande-annonce montrée à cette occasion. Voilà de la méthode dans le nettoyage mémoriel ! Comme l’a expliqué encore la porte-parole attitrée de Québec Cinéma : «Il a fallu modifier les discours, identifier tous les endroits où l’on pouvait intervenir. Aux Rendez-vous, il y avait surtout une petite bande-annonce dans laquelle on pouvait voir Claude Jutra en photo. Il a fallu la modifier». Pour un peu on féliciterait l’entreprise pour sa «gestion» efficace, soucieuse de ne laisser aucune trace mémorielle de Claude Jutra ! Nous avons souligné «il a fallu modifier», répété deux fois. Qui est cette instance autoritaire qui donne ces ordres impérieux auxquels les «dirigeants» de Québec Cinéma doivent obéir impérativement sans le moindre clignement d’yeux ? N’obéissent-ils pas au fameux «consensus» érigé en une sorte de Surmoi tyrannique, d’autant plus dictatorial qu’il a pu facilement phagocyter les consciences morales individuelles, quasi inexistantes ou vacillantes ? À défaut de jugements justes et équitables, on «se serre les coudes» et on est «solidaires dans le consensus»… quel qu’il soit, seule «certitude» dans une situation moralement incertaine, sans repères valables. Comme l’a noté la porte-parole d’entrée de jeu : «Dans l’incertitude aujourd’hui, la situation serait intenable…il règne un consensus rassurant au sein de l’équipe».

Il y a un autre enseignement à tirer du microsome de Québec Cinéma pour le macrocosme «Québec». À part celui de l’obligation d’agir rapidement – dans le but d’étouffer tout débat contradictoire--, un autre leitmotiv ressort dans les commentaires de Québec Cinéma : celui du «deuil» qu’on dit avoir dû faire pour avoir commis un meurtre mémoriel. Roger Frappier, proche de Claude Jutra, a parlé même d’une deuxième mise à mort de Claude Jutra : «On a tué Claude Jutra une deuxième fois». Un assassinat, fût-il mémoriel, est assez ! Écoutons encore la porte-parole de Québec Cinéma : «Cette affaire est très douloureuse. Il y a un grand deuil à faire. Le travail de réflexion ne fait que commencer. Quand j'ai reçu la bande-annonce modifiée des Rendez-vous, dans laquelle le visage de Claude Jutra a été effacé, j'avoue avoir eu un choc. C'est clair que nous n'avons pas fini de mesurer les conséquences d'une histoire comme celle-là sur le plan humain». Nous avons souligné un grand deuil à faire. Rien là des symptômes d’un réel deuil, qui en plus est dit «grand» : abattement, prostration, tristesse, inactivité. Comme le rappelait Freud, dans le deuil, le monde est devenu petit, reflet de la perte de celui (ou de cell qu’on a perdu. Or, derrière la posture verbale, le masque du deuil, à peine pouvait-on cacher chez Québec Cinéma un activisme quasi jubilatoire, content d’avoir fait en si peu de temps —sans que ne se lève dans la société civile le moindre débat-- place nette de celui qui hier a été le fondateur du cinéma québécois. On se retenait à peine de s’écrier : Les bons débarras !

Québec Cinéma, microcosme de la société québécoise : en effet, le Québec lui-même n’est-il pas né d’un mémoricide ? De là ce déroulement si bien huilé et si bien rôdé de l’«affaire Jutra». Le chemin avait déjà été frayé : nous sommes en pays connu, même s’il est pour beaucoup immergé dans les eaux glauques de l’inconscient. Pour le concept de «mémoricide» vient d’abord à l’esprit la Rome antique qui avait une punition appelée «damnatio memoriae». Pour cette société qui vénérait comme aucune avant elle ses ancêtres et son histoire, c’était la plus cruelle des punitions : être mort une seconde fois pour la mémoire. Va pour les tyrans comme Caligula et Néron. Une fois la «damnatio memoriae» déclarée par le Sénat, les statues publiques étaient renversées, les inscriptions effacées, les registres radiés : comme si la personne n’a jamais existé…C’est précisément ce qui s’est passé au Québec avec l’«affaire Jutra». Toute trace mémorielle de cet artiste devait être effacée, purgée…

Que la damnatio memoriae s’opère à la suite d’un décret officiel (Sénat, Parti etc.), c’est un peu «normal» mais qu’elle se fasse comme ici sans «Ordres d’en haut», quasi spontanément à la vitesse grand V, c’est étonnant, voire inquiétant, relevant de l’«inquiétante étrangeté» freudienne (das Unheimliche). Justement, dans la mêlée de l’«affaire Jutra», Odile Tremblay dans Le Devoir n’a pas manqué de faire un rapprochement avec le système soviétique où, des personnes hier encore au sommet de la nomenklatura officielle, du jour au lendemain ont disparu des photos de l’espace public. Mais là encore, c’est le Parti qui l’avait décrété. Au Québec, on dirait que «ça» se fait tout seul par consensus tyrannique comme souligné. Les quelques voix de protestation qui voulaient sauver «Jutra» du lynchage mémoriel risquaient d’être eux-mêmes soupçonnés de complaisances pédophiles ou de faire des «amalgames» entre «pédophilie» et «homosexualité entre adultes consentants». Nous sommes arrivés avec la «pédophilie» au centre névralgique de l’«affaire Jutra». Un post mortem de cette affaire ne saurait éviter cette question.

Beaucoup d’eau a coulé sous les ponts de la Tamise et de la Seine depuis les procès Wilde, son incarcération à la fin du XIXe siècle (1895) et la publication du Corydon de Gide (1924) en circulation privée depuis 1909, écrit sous le choc des procès Wilde. Depuis, l’homosexualité non seulement a été décriminalisée mais reconnue comme un droit et s’affiche publiquement en «fièrté gaie» (gay pride), ne laissant à conquérir, en ce moment, qu’une dernière «fièrté», celle des «transgenre». En mettant selon l’expression célèbre de Wilde leur «génie» dans leur vie et le «talent» dans leur œuvre, Wilde et Gide ont fait sortir l’homosexualité des «alcôves» et des «boudoirs». Le plus récent biographe de Gide, Frank Lestringant 2, n’a pas hésité à soutenir que «si la communauté homosexuelle, dans les pays d’Occident tout au moins, peut aujourd’hui revendiquer des droits, c’est en grande partie à Gide qu’elle le doit». Mais voilà le paradoxe, comme on sait, tout au long de sa vie, Gide a milité pour la pédérastie affirmant fièrement qu’il était «pédéraste», quelqu’un qui s’«éprend des jeunes garçons», jusqu’à établir une hiérarchie entre les différentes pratiques homosexuelles--«pédéraste», «sodomies» (entre adultes), «inversion» (qui «assume le rôle d’une femme») --, voyant dans la pédérastie une «authentique noblesse d’élection» (Lestringant). Même si Gide s’est offert avec son Corydon non seulement comme victime possible mais comme «martyr» à la «morale bourgeoise», la société française ne lui a jamais fait un procès ni même n’a ostracisé ou frappé son oeuvre d’un interdit quelconque .3 Bien au contraire, il a été récompensé par le prix Nobel de la littérature (1947). Tout un contraste avec le traitement du cinéaste québécois dans l’«affaire Jutra» ! Que s’est-il passé au Québec ?

La décriminalisation en Occident de l’homosexualité et de façon générale de toute «expression» sexuelle–faisant disparaître du discours public l’idée de «perversion» ou d’«inversion», encore présente chez Gide--, décriminalisation basée sur la notion de «consentement entre adultes», a fait qu’aujourd’hui tout l’opprobre, toute l’ignominie du feu tabou de la perversion sexuelle s’est concentré sur la seule «pédophilie», qualifiée de prédation sexuelle sur mineurs, puisque par définition commise sans «consentement», possible seulement entre adultes. Dans le domaine sexuel comme dans bien d’autres domaines (politiques, économiques etc.), les consensus sociaux changent. Probablement, Gide ne s’en tirerait pas avec sa «pédérastie» à si bon compte aujourd’hui. Pour revenir à l’«affaire Jutra», vu le resserrement du tabou de l’homosexualité sur la seule pédophilie, on a constaté sur les medias dit «sociaux» un acharnement particulièrement virulent de la part de la communauté homosexuelle, devenue «mainstream», sur une victime morte et sans défense. Pour ceux qui s’en étonneraient, ils consulteront l’Éthique 4d’Edgar Morin, sixième et dernier volume de La Méthode. Il montre en effet qu’il ne faut pas s’attendre à de la pitié de la part des anciennes victimes : elles se muent facilement en bourreaux-- parfois plus féroces que les anciens-, affirmant ainsi leur nouveau statut «dominant», tout en répétant à satiété le mantra «tolérance zéro» !

Quelques voix éclairées, comme celle entre autres de François Girard, lui-même cinéaste remarquable, ont osé s’élever pour venir à la défense de l’œuvre de Claude Jutra, elle-même entraînée dans un cloaque de vociférations haineuses. La vindicte de lynchage populaire ne l’entendait pas ainsi, prenant visiblement plaisir à s’acharner contre l’«artisse», à l’arracher de son «piédestal» tant est qu’un «artisse» en ait eu au Québec. C’est la joie sadique des impuissants frustrés qui n’ont jamais écrit une ligne ou tenu un pinceau ou une caméra de cinéma et qui aiment voir l’«artisse» ramené à leur niveau existentiel fruste. Plus inquiétant, on doit se demander, comme l’a fait Odile Tremblay dans son article du Devoir, «Ne tirez pas sur le sculpteur !»5 , «si les Québécois aiment vraiment leurs artistes». La critique de cinéma se pose cette question à propos de la sculpture de Charles Daudelin, «L’homme-caméra» jadis sur le carré Viger et dédiée à Claude Jutra, vandalisée d’abord puis aujourd’hui enlevée complètement dans la foulée du mémoricide «Jutra». Oui, les Québécois sont les vandales de leur propre culture, car les Vandales historiques s’en prenaient aux oeuvres des Autres, des conquis. Comme constaté, le premier des vandales dans l’«affaire Jutra» aura été Québec Cinéma. Car loin d’avoir défendu—comme c’était sa mission-- bec et ongles ne serait-ce que l’œuvre d’un des fondateurs du cinéma québécois, Québec Cinéma avant même que la meute de lynchage ne se jette sur «Jutra», a été le premier à avoir, au nom d’un soi-disant «consensus» contre la pédophilie, opéré la radiation du nom et de l’œuvre de Jutra de l’espace public québécois.

Que ce soit bien clair : on ne fait pas ici l’apologie des pédophiles ni de la pédophilie. Cette dernière est un crime, même abject. On ne plaidera pas non plus une exception pour l’artiste Jutra : comme tous les citoyens il est soumis à la même loi. Ce qu’on plaidera, au contraire, c’est un traitement juste et équitable de son cas, digne de l’État de droit que le Québec doit être jusqu’à nouvel ordre. Deux principes régissent un tel État (rule of law en anglais) :

Nullum crimen sine lege, «pas de crime sans loi».
 2° L’accusé doit bénéficier d’un traitement juste et équitable, possible seulement au sein d’un tribunal devant un juge présidant à un débat contradictoire où les deux parties, accusation et  défense y inclus l’accusé, présenteront leur cause ; après quoi le juge prononce son verdict de culpabilité ou non-culpabilité.

Dans le cas de l’«affaire Jutra», il y a certes une loi pénalisant le pédophilie, mais comme constaté, depuis la décriminalisation de la sexualité entre adultes consentants, la pédophilie est devenue dans l’opinion publique le grand opprobre du crime sexuel. Son crime a été condamné, non jugé après coup d’après les «consensus» du moment, en partie instrumentalisé par les homosexuels adultes, vivant aujourd’hui sous la protection de la loi.

Il faut dénoncer avec la plus extrême force la «justice» de lynchage et du pilori public qui nous ramène au temps de l’Âge des Ténèbres, pas si lointain, des chasses aux sorcières et de l’Inquisition. Car au Moyen Âge on faisait aussi des procès aux morts : on déterrait le cadavre ou le squelette (c’est selon) pour instituer une simagrée de tribunal…au cours duquel l’accusé était sûrement condamné à mort ! Pour le cas qui nous occupe ici, le Québec a condamné à la mort mémorielle un de ses artistes les plus brillants, sans même une simagrée de justice médiévale, sans que son cas et les méfaits qu’on lui reproche—mis dans leur contexte temporel et les circonstances—n’aient pu être soumis à un débat contradictoire. C’est cela qui aurait été la première mission à accomplir par Québec Cinéma.

Alors que la poussière de l’«affaire Jutra» est tombée, tout semble être rentré dans l’ordre : la chape de plomb de l’omerta mémorielle enveloppera dorénavant «Jutra», l’homme et l’œuvre. Tant pis, le vœu si cher à Claude Jutra, exprimé dès 1957—mis en exergue au livre de Lever—ne saurait être exaucé : «Je demande en grâce qu’on se souvienne un peu (au moins) de moi, mais surtout pendant longtemps». Pourtant, modeste et naïf, Jutra croyait qu’on pouvait racheter au Québec la pérennité du souvenir par la faiblesse et l’intermittence («un peu») des traces mémorielles ! Non ici, c’est Tout ou Rien, Refus global ou Acceptation globale. Pas de milieu où justement se situe la critique qui «passe au crible» pour savoir quoi accepter ou refuser, pour savoir ce qui est juste.

Ne nous laissons surtout pas tromper par les plaques d’immatriculation du Québec et leur «Je me souviens» qui en apparence plaident pour une continuité infaillible de la mémoire au Québec. Dès l’arrivée de ces plaques (1978) dans un article dans Le Devoir –«Je me souviens» --je me suis interrogé sur le sens profond de la devise. Conçu par Eugène-Étienne Taché, architecte de l’Hôtel du Parlement elle se trouve depuis 1886 au fronton de ce dernier, encadré de Montcalm et de Wolfe, renvoyant à une vingtaine de statues des «héros» de la Nouvelle France à commencer par Champlain, excluant le découvreur, tout en incluant les gouverneurs anglais Dorchester et Elgin. Cent ans après, sur les plaques d’immatriculation, le «Je me souviens» n’a plus de sens, arraché qu’il est de son contexte mémoriel historique : le Canada français. De plus, en 1968, sans crier gare et sans protester—comme aujourd’hui dans l’«affaire Jutra»--, le pays qui pendant plus de trois cents ans s’est appelé Nouvelle France/Canada/Canada français, change de nom, se débaptise, donc change d’identité : si bien que son ancien avatar disparaît de la mémoire à toute fin pratique. Dès lors le «je me souviens»-- tel quel dépourvu de tout complément d’objet indirect--, plutôt que gage de fidélité mémorielle, devient le signe d’un Trou de mémoire (Hubert Aquin), symptôme d’une amnésie galopante.

Le passé, l’histoire du Canada français, étant dé-passés, puisqu’ils ne s’accordent plus avec les nouvelles «valeurs» québécoises, il fallait les liquider, en bon québécois, les «flusher», comme on tire une chasse sans état d’âme (Marie Laberge, Oublier). «Vie d’ange» se mue en «vidange». Dans la même veine, le Québec s’engage dans un vandalisme patrimonial inouï, sous prétexte que «son» patrimoine est celui d’un «Autre». S’opère un formidable crépuscule des divinités et des idoles québécoises lors duquel s’entretient un feu sacrificiel de joie sadomasochiste où l’on brûle aujourd’hui ce qu’on a adoré hier. Consciemment ou inconsciemment, Yves Lever a «réussi» à faire tomber du Ciel du cinéma québécois une étoile qui y brillait depuis la naissance du septième art d’ici. «Jutra», idole trompeuse qu’il s’agit de démythifier/démystifier en le mettant sur le «plancher des vaches» de la Réalité.

Certes, on reconnaîtra que le spécialiste du cinéma québécois situe bien les films de Jutra dans leur milieu familial, social et cinématographique. Mais sans surprise, le portrait qu’il brosse du cinéaste manque d’empathie, est froid, parce que vu de l’extérieur, «nature morte» qu’on ne réussit pas à faire revivre. Pour y arriver, il eût fallu pénétrer dans la psyché du cinéaste, dans son imagination afin de réanimer le «scénario» intime qu’a projeté dans ses films. Inspiré par Edgar Morin (Le cinéma ou l’homme imaginaire, essai anthropologique, 1956), nous avions commencé à analyser sous cet angle le Cinéma de l’imaginaire québécois (1990). De ce point de vue, le «mythe» est autre chose qu’une «mystification» : à savoir le rêve que les humains, depuis l’âge des cavernes ont porté par devers eux pour dépasser, faire éclater les limites d’une Réalité brutale appelée Mort/Thanatos. La salle de cinéma, qu’est-elle sinon une immense chambre d’échos et de rêves, où cinéastes et spectateurs projettent les uns aux autres, de l’écran réel à leurs écrans imaginaires, les spectres, les fantasmes de leurs imaginations respectives ?

Non, on ne reprochera pas à Lever d’avoir abordé le sujet de la «pédophilie» de Jutra dans sa biographie mais plutôt de l’avoir fait par la bande en quatre petites pages de commérages qui ont fait déborder en dehors du livre le seul débat public sur le nombre et l’identité des victimes. Par compassion avec avec les deux victimes manifestées, il ne faudrait pas oublier non plus complètement la première victime : Jutra lui-même. Car tout le drame, le «mythe personnel» de sa psyché troublée est inscrit dans les images de sa filmographie qu’il suffit de décoder.

Né au sein d’une famille bourgeoise, d’un père médecin d’avant-garde pour l’époque (radiologue), accaparé par sa carrière, et d’une mère d’un milieu très cultivée, le petit Claude, intelligent, curieux, semblait promis à une vie auréolée de succès. C’était sans compter avec une mère possessive, qui enserre son fils telle une méduse dans un amour captatif, tentaculaire. Au début c’est un amour fusionnel réciproque à la faveur duquel le fils introjectera l’Imago de sa mère, faisant de cette dernière son Surmoi, devenant ainsi la voix de «sa» conscience. Or, avec le réveil de la sexualité, cette image de la «bonne mère» se doublera de celle d’une «mère tyrannique» qui par ses diktats, coûte que coûte, cherche à garder près d’elle son «petit garçon»… asexué. Ce conflit des deux images maternelles éclate, s’extériorise vraiment au moment du «choix d’objet», une fois déclaré à la Mère. Or on a rarement vu un garçon aussi «gentil», soumis à l’instance parentale. Claude est devenu docteur en médecine—six ans d’études — uniquement pour faire plaisir à ses parents, tout en sachant qu’il ne pratiquera jamais cette profession ! À 23 ans le Dr Jutra demande la permission à sa mère de le laisser lui présenter –pas marier !-- son amour, l’actrice Denise Dubreuil. Dans une lettre pathétique, le jeune médecin plaide «sa» cause, celle de la voie/voix de la «nature», de la «biologie». Sa mère voudra-t-elle agir contre les «lois de la nature» ? «Si je pouvais, je resterais ton petit enfant, mais je change malgré moi, et voilà que s’ouvrent des voies nouvelles où je peux pas ne pas m’engager». C’est la Nature qui «parle», le garçon n’y est pour rien ! Il conjure sa mère de croire que sa demande ne signifie pas de «m’éloigner de toi». Et il signe : «Celui qui ne t’a jamais fait de peine». Lorsque la Mère, en toute réponse menace son «petit enfant» qu’en cas de désobéissance, il provoquera sa mort, l’orientation de sa libido sera donné une fois pour toutes : l’écoute obsessionnelle de «sa» voix maternelle lui barre la voie à une sexualité, comme il disait, «naturelle». Pis toute sexualité sera désormais dominée par l’ange exterminateur : Thanatos. Toutes les stratégies de rupture-- changement de nom, «Jutra» au lieu du nom de famille «Jutras», séparation géographique (exotisme africain, comme Gide), changement de couleur de la peau de l’amante (Johanne Harrelle) --, échouent lamentablement : car l’agôn entre les deux images de la Mère se dispute au creux de la psyché de Claude, projeté ensuite via les films sur l’écran de nos cinémas.

C’est ce double bind inextricable que la vie et la filmographie de Jutra nous exposent. Inspecté par l’image de la «bonne mère», Claude l’éternel «boy scout», fait découvrir la Nature aux garçons, les amuse de ses «clowneries». Quand la Mère tyrannique prend le dessus, les enfants deviennent les fruits d’une paternité dont il s’agit de délégitimer la raison d’être : la sexualité. En amont, par l’avortement du fœtus avant la naissance (À tout prendre) ; en aval par la mort de l’adolescent que la mère, en l’absence du père, par sa passivité coupable, «laisse mourir» (Mon oncle Antoine : fils de Mme Poulin, Hélène Loiselle). D’ailleurs il est déjà trop grand : son corps ne «fitte» même plus dans un cercueil d’enfant ! Le film se termine avec le regard exorbité de l’autre adolescent, Benoît, sur son double au cercueil ouvert. Adopté par un «mon oncle gentil» (Jean Duceppe), est-il pour autant plus heureux que son sosie ? Son initiation à l’amour avec Carmen ne s’est-elle pas faite à l’ombre de Thanatos lors de cette danse-poursuite hallucinante autour des cercueils vides ?

La voie vers l’hétérosexualité, transgressive, étant barrée par la «mère phallique» ---adultère (À tout prendre), assassinat du rival (Kamouraska) --, il ne reste plus que la voie homosexuelle sous l’égide de Narcisse : choisir de «petits garçons» à l’image de celui que sa Mère voulait que Claude «reste» pour les «aimer comme leur mère les a aimés » (Freud). Voilà pour la «bonne mère». La «mère tyrannique» sadique n’y va pas de «mains mortes»… finis les «clowneries» avec les «petits garçons». Agissements irreprésentables, honteux, refoulés dans le plus creux de l’inconscient. Reste Narcisse et l’obsession de Jutra par sa propre image, au point de vouloir «tuer» son double spéculaire (Tassy, dans Kamouraska tirant une balle sur son reflet ; le personnage d’À tout prendre fracassant le miroir avec son front). Comme Narcisse, Écho de sa propre voix, Jutra meurt d’une surdose de Soi. Seulement, n’ayant pu «tuer» son reflet—souvenir ineffaçable, malgré sa maladie d’Alzheimer, de son aliénation à l’imago de sa Mère--, il ne lui reste qu’à se noyer, tel Narcisse, corps et âme dans les eaux de l’Oubli, consacrant la victoire finale de Thanatos sur Éros.

Deux générations après Jutra, Xavier Dolan, dès son premier film, renversera la vapeur avec J’ai tué ma mère…

Notes

1-La Presse, 18 mars 2016.
2-Frank Lestringant, André Gide, l’inquiéteur, Flammarion, deux tomes, 2011-2012.
3-Même, les passages trop «explicites» expurgés de la première édition de son Journal, ont été intégrés dans les éditions ultérieures.
4-Edgar Morin, Éthique, Seuil, 2004.
5-Le Devoir, le 9 juin 2016.


Heinz Weinmann

Réaction d’Edgar Morin à l’«affaire Jutra»


«Claude Jutra fut un cinéaste de génie qui réalisa le premier film auto-biographique et auto-critique de l'histoire du cinéma en montrant dans " À tout prendre" sa liaison avec Johanne rejoué/revécue par elle et lui. Il est indécent et imbécile de condamner la mémoire d'un grand artiste pour ses moeurs sexuelles. S'il en était ainsi un grand nombre de noms disparaitrait des plaques de rues, places publiques, ainsi que des manuels et livres d'art et de littérature. Socrate et Michel Ange auraient dans ce cas disparu depuis longtemps de la mémoire des humains."

Edgar Morin

Réhabilitation

 On voudrait lancer avec ce texte une pétition pour la «réhabilitation» de Claude Jutra : que l’on mette immédiatement fin au mémoricide de son nom et de son œuvre ; que l’on arrête d’effacer son nom des espaces publics (ou que l’on y réintroduise s’il a déjà été effacé) ; que l’on réinstalle dans un lieu public de Montréal la sculpture de Charles Daudelin «L’homme-caméra» dédiée au cinéaste.,

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