Position et signification de la liberté de l'homme

Pierre-Jean Dessertine

Il est paradoxal qu'une espèce vivante – l'espèce humaine – puisse dérégler le système autorégulé – la biosphère – dont elle est le produit.
Ce paradoxe ne peut être surmonté que par la position de la liberté humaine selon une certaine signification.
Celle-ci est exposée en deux temps, successivement dans l'introduction et le premier chapitre.

« Pourquoi l'homme épuise-t-il sa planète ? »
Introduction

[ ... ] Nous pouvons en effet partir du constat que l’espèce humaine n’est pas déterminée, comme les autres espèces, par l’homéostasie planétaire. Une preuve simple en est l’absence de milieu dédié. Toute autre espèce vivante est liée à un milieu qui est conforme à ses caractères morphologiques et physiologiques. Ce milieu est une certaine configuration d’espace en lequel l’espèce épanouit sa vitalité et hors duquel elle dépérit. L’homme n’a pas de milieu propre. Il se donne les moyens de vivre n’importe où.

Cette liberté d’occupation de l’espace doit d’emblée être rapportée à une modalité plus profonde de la liberté de l’espèce humaine.

Tout individu vivant se détache en effet dans le monde perçu parce que ses mouvements sont à la fois imprévisibles et orientés. Ils sont imprévisibles parce qu’ils ne sont pas simplement déterminés mécaniquement. Ils sont orientés parce qu’ils servent une fin. Cette fin est facile à identifier pour l’ensemble du monde vivant : entretenir sa vie et la reproduire. Si nous appelons nature la cohérence sous-jacente à la vitalité planétaire, nous pouvons admettre que cette fin de la prospérité d’une espèce à travers le comportement de ses individus, couplée à l’attachement à un milieu, sont les moyens de la nature pour assurer la dynamique vitale de la planète.

Or l’homme peut se soustraire à cette finalité. Ses comportements peuvent servir des fins toutes autres, et qui se présentent comme émanant de lui. Il est par exemple capable de renoncer à la procréation pour une valeur qu’il juge supérieure. Comme notre rencontre en ces lignes l’illustre, l’homme peut se poser la question « Pourquoi …? » Telle est sa liberté fondamentale. [ ... ]

 

Chapitre 1   La malignité humaine

[ ... ] Si le comportement d’un individu humain est régulièrement éprouvé comme nuisible, on peut en rendre compte en attribuant le caractère de malignité à sa personnalité – la notion de personnalité indiquant une certaine manière de poser sa liberté dans le monde.

Dans le diagnostic de malignité de l’homme, on généralise ce caractère à l’ensemble de l’espèce. L’espèce humaine aurait une propension à choisir des comportements nuisibles à sa planète et, finalement, à l’ensemble des humains qui y vivent ou qui y vivront.

Mais qu’entend-on par « choisir des comportements nuisibles à sa planète » ? Car peut-on envisager que, pour les hommes, porter atteinte à leur planète soit un bien ? C’est une idée qui paraît indéfendable et qui n’a d’ailleurs jamais été défendue.

Il faut ici nous reporter au principe que l’espèce humaine est singulière en ce qu’elle possède une liberté qui lui permet de vivre n’importe où et de suivre d’autres fins que celles que la nature assigne à l’ensemble du monde vivant.

Ce principe était ainsi exprimé par Brunetto Latini3 (vers 1265) :

« Où que j’aille, je serai en la mienne terre, puisque nulle terre ne m’est exil, ni pays étranger ; car bien-être appartient à l’homme, non pas au lieu. »

Mais cette élégante formule recèle un mystère : que peut signifier ici « appartient » ?

Est-ce une appartenance par défaut ? Le bien (« bien-être » dans la citation) que poursuivrait l’homme lui appartiendrait en propre tout simplement parce qu’il ne serait pas le bien commun des espèces vivantes – la vie harmonieuse en un milieu défini.

Ou alors cette appartenance est-elle positivement fondée sur la volonté de l’homme ? Selon cette seconde signification, l’homme, contrairement aux animaux, poserait ses propres fins. En somme si les êtres vivants dans leur ensemble sont sous le régime de l’hétéronomie, car leur fin est déterminée extérieurement à eux par les règles de la biosphère, l’homme ferait exception comme seule espèce autonome, ses fins venant de lui-même.

Choisir entre ces deux significations, c’est choisir deux interprétations de la liberté humaine.

Selon la première, il peut très bien y avoir des facteurs extérieurs, autres que les exigences de l’homéostasie planétaire, qui motivent les comportements humains ; si bien qu’une telle liberté doit inclure l’hétéronomie. La liberté de l’homme ne serait alors que la possibilité de se comporter de manière déliée des lois de la biosphère.

La seconde signification appelle une liberté autrement plus exigeante puisqu’elle implique que l’homme dispose d’une dimension spirituelle propre qui lui permet de poser et d’élaborer le problème de la fin qu’il donne à sa vie.

De ces deux significations nous savons que la seconde – la liberté comme autonomie – est pertinente : elle est présupposée par notre démarche même, et exprimée dans le titre de notre ouvrage, et par celui de la collection qui l’accueille – « Pourquoi ? »

Mais nous ne pouvons pas pour autant exclure la première interprétation. Car rien n’établit que ce champ de comportements soustrait à l’emprise de la régulation par la biosphère soit nécessairement pris en charge par l’activité spirituelle de l’homme. L’expérience montre au contraire que l’homme peut se comporter de manière irréfléchie sans pour autant que ce comportement relève de l’instinct. On appelle ici « instinct » la tendance spontanée à un comportement défini, dans certaines circonstances définies, et qui exprime la loi de la biosphère.

Qualifions de « réactifs » ces comportements qui n’expriment ni les lois de la biosphère, ni la décision réfléchie de l’individu. En effet, et on trouve cette analyse chez Spinoza4, nous réagissons alors à quelque événement qui nous touche, et notre comportement s’explique plutôt par la nature de cet événement que par ce que nous sommes.

Ainsi, puisque l’homme n’épuise pas sa planète par choix délibéré, et puisqu’il ne peut bien évidemment pas le faire par instinct, des trois modalités du comportement humain que nous avons distinguées, seul le comportement réactif reste pertinent. La thèse de la malignité des hommes doit être considérée comme un jugement sur des comportements réactifs de leur part, lesquels se trouvent avoir des effets dommageables pour leur planète.

Insistons sur le fait que le domaine des comportements réactifs appartient bien au champ de la liberté. Lorsque, dans son irréflexion, l’homme attente à sa planète, il n’est pas pour autant le jouet d’une quelconque fatalité. Il n’y a pas des circonstances qui le déterminent comme réactif, alors que d’autres lui permettent de choisir. L’homme peut toujours choisir5. En vertu de cette dimension spirituelle que nous lui avons reconnue, qui lui permet de se poser le problème de ses propres fins, il peut toujours ne pas faire droit à son inclination à réagir, c’est-à-dire la désapprouver, sinon lui résister, et éviter les circonstances qui la déterminent.

 


3. Italien (v. 1220 – v. 1294), aussi connu sous le nom francisé de Brunet Latin, auteur du Livre des Trésors, d’où est tiré ce passage (adapté de la langue d’oïl).

4. Éthique, III, définition 2.

5. Du moins si l’on fait abstraction de circonstances exceptionnelles, très temporaires, en lesquelles l’instinct s’impose en court-circuitant la conscience réfléchie.

 

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