Pierre Brueghel le Vieux I

Henry Hymans

L'École flamande du XVIe siècle, dans son ensemble, n'est pas faite pour donner des joies bien profondes aux amants du pittoresque. Également déparée par la convention et par le maniérisme elle ne révèle ses faces vraiment attrayantes qu'au prix d'un certain effort. Il faut avoir raison du souvenir importun des glorieux précurseurs, suivre, à travers leurs tentatives souvent heureuses et toujours louables, les traducteurs de la physionomie et des maeurs de leurs contemporains. Alors, et alors seulement, nous verrons apparaître, à côté du groupe serré des italianisants, des individualités de haute marque, des portraitistes tels que les Pourbus et Antonio Moro, des peintres de genre, et accessoirement de paysages, comme Breughel le Vieux, le Hogarth de son temps.

Donc, à ne se point borner aux apparences, il devient manifeste que l'École n'est pas tout entière dans les conceptions transcendantes de quelques romanistes; que, pour absorbante que soit l'action de ces transfuges, leur pouvoir n'ira point jusqu'à faire déserter tout à fait aux Flamands les voies naturalistes par lesquelles, à travers l'histoire, on les voit arriver le plus constamment, et le plus sûrement aussi, au succès. Breughel va suffire à fixer à cet égard les convictions. S'il a trouvé des continuateurs, on peut dire qu'il n'a point trouvé de rivaux.

Original, dans le sens le plus absolu du mot, il est, tout ensemble, l'éloquent traducteur de l'esprit populaire de son époque et le fidèle gardien de la tradition nationale. L'absence de ses œuvres dans la majeure partie des grandes collections européennes peut seule expliquer un effacement aussi complètement en désaccord avec la haute considération accordée au maître par ses contemporains et la supériorité indiscutable d'une bonne partie de ses productions.

Il faut le dire aussi et sans tarder, l'histoire n'est guère prodigue d'informations touchant la vie du génial artiste. Fils de paysans, n'ayant d'autre nom que celui de son village natal
1, il arriva, sans nul doute, à Anvers, tout jeune, poussé par une vocation ardente, et n'eut guère de peine à s'y trouver un maître. Celui dont il fit choix n'était pas un mince personnage.

Architecte, sculpteur, peintre, dessinateur de patrons de vitraux et de tentures, érudit sérieux par-dessus le marché, Pierre Cœck d'Alost était un homme dont on pouvait beaucoup apprendre. Inconnu, — plutôt indéterminé, — comme peintre, il se révèle d'une manière tout à fait remarquable dans quelques sculptures, — parmi lesquelles une cheminée monumentale, à l'Hôtel de Ville d'Anvers, occupe la première place, — et comme dessinateur, dans une suite précieuse de planches en bois où son crayon retrace magistralement les souvenirs d'un assez long séjour en Turquie. Mariette n'hésite pas à signaler quelques dessins de Pierre Cœck comme dignes du Giorgione.

Breughel, dont la date de naissance n'a pas encore été précisée, n'entra chez Pierre Cœck qu'après le second mariage de celui-ci, conséquemment vers 1539 ou 1540, car le peintre avait alors une fille, qui devait être un jour la femme de son élève et que, plus d'une fois, nous dit Van Mander, celui-ci porta tout enfant dans ses bras. Touchant aperçu de la vie sociale du temps; l'élève faisait partie de la famille du maître, il participait à sa vie et partageait son temps entre les travaux de l'atelier et les menus services domestiques. Breughel aurait eu, à cette époque, une quinzaine d'années, l'âge normal de l'entrée en apprentissage, à Anvers, pour les futurs artistes.

Bien qu'il ne puisse être question d'établir un parallèle quelconque entre les œuvres de l'élève et celles du maître, la valeur de l'enseignement de celui-ci se juge d'une manière avantageuse dans les productions d'un peintre auquel s'ouvrit sou atelier, en 1539, Nicolas Lucidel, plutôt Neufchâtel, portraitiste hors ligne que n'ont certainement pu oublier les amateurs familiarisés avec les galeries de Berlin, de Munich et de Perth. Peintre de l'empereur et de Marie de Hongrie, Pierre Cœck était, en outre, pensionnaire de la ville d'Anvers. Il prit, en cette qualité, une part importante aux travaux de décoration commandés par la ville, à l'occasion de la visite du souverain, accompagné de son fils le futur Philippe II, en 1549.

L'année suivante, sa dépouille reposait sous les voûtes de l'église Saint-Géry, à Bruxelles. La qualité de peintre de la cour avait motivé, sans cloute, un changement de résidence lequel aussi dut être le signal du départ de Breughel.

On a coutume de dire, il est vrai, que Breughel quitta Pierre Cœck pour se remettre en apprentissage chez Jérôme Cock. Les probabilités ne sont pas en faveur de cette assertion. Van Mander, généralement bien informé, dit, il est vrai, que le jeune artiste entra chez Cock, mais n'ajoute point en quelle qualité ce fut. C'est qu'en effet, Jérôme Cock était avant tout éditeur et, comme tel, avait besoin de recourir au talent d'un bon nombre d'auxiliaires, disons plutôt de collaborateurs.

«Il se recommande, dit Renouvier, comme le plus grand propagateur d'estampes flamandes : le Salamanca de Heemskerk et de Floris. »

Ce ne serait encore là, au bout du compte, qu'un titre assez mince à notre considération si Jérôme Cock ne se révélait, à travers toutes ses publications, comme un appréciateur extraordinairement éclairé des choses d'art. Il est, sans conteste possible, la personnalité dominante de l'histoire de la chalcographie néerlandaise au XVIe siècle, et son œuvre, pris dans l'ensemble, non point ce qu'il a dessiné et gravé, — car, sous ce rapport, son intervention personnelle ne peut être que restreinte —, mais ce qu'il a mis au jour comme éditeur, constitue un chapitre essentiel de l'histoire de l'art flamand.

Sans être rebelle aux tendances de son époque, Jérôme n'avait point perdu, pendant son long séjour en Italie
2, le sentiment ému des choses du terroir. Au retour, c'est de sa boutique, Aux quatre vents, que sortent, pour la première fois aux Pays-Bas, les reproductions des œuvres de Michel-Ange, de Raphaël, de Jules Romain, d'André del Sarto et de Bronzino ce qui ne l'empêche pas de devenir, pour les paysagistes et pour les architectes, un véritable initiateur, de mettre au jour de remarquables portraits d'illustrations contemporaines, enfin de préluder par une série nombreuse de reproductions d'œuvres de Jérôme Bosch, — mort depuis bientôt un demi-siècle, — aux compositions non moins typiques de Pierre Breughel.
Mariette professe pour ce dernier l'admiration d'un connaisseur éprouvé. Il se glorifie de posséder de lui des dessins « de très grande manière » et ne commet, en somme, qu'une erreur relative en avançant que Breughel est non point l'élève de Jérôme Cock, mais de Jérôme Bosch lui-même. Il ne saurait être douteux pour personne, en effet, que l'étude des œuvres du vieux maître de Bois-le-Duc a puissamment influé sur la direction du talent de Breughel, et la chose s'explique le mieux du monde lorsque noms savons les relations intimes qui existèrent entre celui-ci et Jérôme Cock, le vulgarisateur déterminé des créations étranges enfantées par l'imagination de cet évocateur de prodiges.

A quelle source puisait Cock? Nous l'ignorons. Tout porte à croire qu'il dut se mettre fort en peine de former l'ensemble le plus riche possible de compositions d'un peintre qui n'a point été son contemporain. Il y a même une composition développée, la Marche du Calvaire, sur laquelle apparaissent à la fois les noms de Bosch et de Lambert Lombard, ce dernier avec l'accompagnement du mot restituit, fait pour établir que l'éditeur s'était directement adressé à l'un des peintres les plus notables de son temps, afin de rendre possible la gravure d'une page probablement très endommagée avant cet intervention.

Par malheur, Jérôme Cock, en éditeur quelque peu égoïste, néglige le plus généralement de nous donner les noms des dessinateurs de ses planches. On n'arrive à les connaître que si quelque contemporain curieux prend la peine de les indiquer sur une épreuve. Il est pourtant difficile d'écarter la supposition que Breughel a livré à Jérôme Cock une bonne partie des dessins d'après Jérôme Bosch retracés par le burin de Pierre Van der Heyden, mieux connu sous le nom de Pierre a Merica, graveur que l'on verra bientôt devenir l'interprète singulièrement heureux des créations personnelles du maître.

Ici, toutefois, intervient dans la carrière de Breughel une circonstance importante, sinon décisive : un voyage en Italie, précédé, si l'on en croit Van Mander, d'un voyage en France.

Qu'on ne nous demande pas ce qu'avait à voir sur les rives du Tibre et de l'Arno un peintre comme Breughel, et ce que les imposants souvenirs historiques, les monuments ou l'aspect du pays pouvaient apporter à l'éducation de ce passionné des choses rustiques. À quoi servirait de disserter là-dessus? Il faudrait être bien peu au fait de l'histoire de l'art néerlandais pour s'étonner à l'idée d'une entreprise universellement envisagée au XVIe siècle, et encore de notre temps, comme le complément nécessaire, indispensable de toute éducation artistique.

Aussi bien, le voyage de Breughel nous procure une série de créations absolument remarquables et, chose importante à constater dès l'abord, l'exemple d'une fermeté de convictions artistiques malheureusement trop rare chez les flamands, ses contemporains.

Où se place dans la vie de l'artiste son voyage en Italie, de quelle durée fut son séjour par delà les Alpes? Points d'une solution difficile et dont le premier, surtout, serait intéressant à pouvoir préciser.

Que, du reste, l'on accorde ou refuse au passage de Breughel chez Jérôme Cock le caractère d'un apprentissage, il est prouvé que celui-ci avait pris fin en 1551, date de l'inscription de l'artiste parmi les francs-maîtres de la guilde de Saint-Luc, à Anvers. Immédiatement après, selon toute vraisemblance, le jeune homme se mettait en route.

Mariette nous parle de certains dessins où la signature du maître est suivie de l'année 1553 et du mot Romæ. Quelques catalogues d'estampes font mention de pièces où des vues du Rhin sont accommodées à des sujets mythologiques : Mercure et Psyché, Dédale et Icare, et ces planches portent en effet la double indication rappelée ci-dessus.

Outre le mot Rome, relevé déjà par Mariette et Heinecken, il y a d'autres dessins de Breughel datés de 1553. Nous en connaissons un, notamment, au cabinet du British Museum, souvenir de voyage évident. C'est un site montagneux, sillonné par un fleuve imposant qu'au surplus nous ne chercherons pas à déterminer. Breughel, si fidèle qu'il soit à la nature, ne s'abstient pas toujours d'approprier au goût de son temps ses sites préférés. L'on rencontre ainsi, sous son crayon, dans une même feuille, des motifs d'une simplicité absolument brabançonne mêlés à des entassements de rochers d'un aspect très pittoresque, mais où le dédain des choses convenues ne s'affirme encore qu'avec réserve. Que notre peintre ait traversé l'Italie d'outre en outre, la preuve irrécusable en est fournie par une vue du détroit de Messine, Freti siculi, sive Marnertirri vulgo et Faro di Messina optica delineatio
3, grandiose ensemble de la rade, animée de galères et de brigantins, embarcations rendues avec une précision de détail où se révèle la main d'un dessinateur consommé, en même temps que la compétence d'un homme dès longtemps familiarisé, par son séjour à Anvers, avec le spectacle des choses maritimes. Nous avons ici, en quelque sorte, la mise en action des navires que Jérôme Cock, l'éditeur de la planche, devait faire graver isolément par Frans Huys 4, d'après les dessins de Breughel, et dont les géographes ne devaient point tarder à faire un constant emploi pour l'embellissement de leurs cartes. La plupart des navires que l'on rencontre clans les atlas d'Ortelius sont empruntés à Breughel. Au surplus, ce sont des documents de première importance pour l'histoire de l'architecture navale.

Il faut dire pourtant que si Breughel se complaît à tirer pour ses œuvres un large parti des perspectives fluviales, il semble d'abord impressionné, pendant ses voyages, par le spectacle imposant que lui procure la traversée des Alpes. Mariette affirme que certains de ses paysages ne seraient point désavoués par le Titien. On est à l'aise sous l'égide d'un pareil patronage, pour affirmer que pas un autre peintre n'a traduit avec un sentiment plus profond de sa majestueuse grandeur l'aspect des sites montagneux.

Jérôme Cock fit graver sous les yeux et sous la direction de Breughel, tout un ensemble de vues des Alpes en les décorant de .titres qui sont de purs prétextes.

La figure n'y est, en réalité, qu'un incident, alors même qu'il s'agit de quelque épisode tiré de la Bible ou de la légende sacrée. Les disciples d'Fmmaüs sont des pèlerins ordinaires, vus dans l'éloignement, ayant le bourdon, la calebasse et les coquilles de rigueur. Saint Jérôme in deserto a l'apparence de quelque vieux bûcheron fendant du bois au bord de la route. Mais quelle splendeur de paysage, quelle majesté de ligne, quel sentiment exquis des convenances pittoresques!

Les masses rocheuses vont, d'assise en assise, plonger dans la nue leur cime altière. De leurs crevasses profondes jaillissent les cours d'eau, tandis qu'à leur pied, semés d'ilôts verdoyants, serpentent les larges fleuves dont la nappe lumineuse va se confondre au loin avec la mer. Qu'on sème dans cet ensemble les châteaux forts perchés comme des nids d'aigles sur les sommets inaccessibles, les ponts de rochers, les fabriques les plus diverses, le tout encadré d'arbres à la rigide silhouette, et l'on sera contraint de reconnaître que la mise en scène atteint ici un étrange degré de puissance expressive.

Les contemporains du maître ne s'y trompèrent point, du reste. Ils se plaisaient à proclamer que Breughel avait, en passant, englouti les Alpes pour les vomir au retour en ses dessins surprenants de sincérité. L'image n'est pas d'un goût bien délicat, mais frappante par sa brutalité même.

S'il nous était permis de hasarder une supposition, nous désignerions le Tyrol comme ayant surtout fourni à Breughel les sites dont il tire si bon parti. Souvenons-nous aussi que c'est de la même contrée que, le plus souvent, les maîtres allemands du XVIe siècle ont tiré leurs motifs, et quiconque a traversé le Brenner sent, à la vue des paysages de Breughel, se réveiller d'impressionnants souvenirs.

Venu par la France, l'artiste aurait donc traversé l'Allemagne, au retour, et le parti qu'on tire des millésimes inscrits sur des estampes où figure son nom, pour déterminer la date de sa présence à l'étranger, amène l'observation nouvelle qu'une vue d'Anvers, celle même dont une reproduction accompagne le présent article, est datée de 1553.

La consciencieuse représentation du fossé de la porte Saint-Georges, avec ses patineurs, prend donc place au nombre des œuvres les plus anciennes du maître, car elle date de l'hiver de 1553.

Ici, pour la première fois, se révèle le Breughel de la tradition, l'humoristique interprète des mœurs locales.

Gravée par Frans Huys, et publiée d'abord par Jérôme Cock, l'estampe, dans un premier état, est dépourvue de toute inscription, aussi de toute mention de date.
S'il nous faut déplorer ici la disparition du pittoresque ensemble représenté par le peintre, nous pouvons nous porter garant de la fidélité de sa traduction. La porte Saint-Georges ou Porte impériale, érigée sous Charles-Quint et traversée d'abord par le monarque en personne, primes mortalium ingressus, disait une inscription commémorative; était l'œuvre d'un architecte italien, Donato Boni Pellizuoli. Elle datait de la veille à l'époque où Breughel la donnait comme fond de son tableau et, jusqu'au bout, c'est-à-dire jusqu'en 1866, elle garda ses colonnes d'Hercule, ses lions affrontés de sa fière devise impériale: Plus outre. Chaque hiver voyait revenir autour de ses assises le flot de patineurs et de curieux. Ils sont nombreux les Anversois qui se souviennent de s'être accoudés à cette même rampe, — elle ne disparut qu'avec la porte elle-même. — où dans l'œuvre de Breughel, se pressent leurs ancêtres, témoins des mêmes épisodes qui égayèrent leur propre enfance. S'il en faut juger par de nombreuses réimpressions, la planche eut un succès durable. Un de ses derniers éditeurs, T. Galle, entreprit de la rajeunir par l'adjonction de ce titre philosophique : La Lubricité de la vie humaine.

Observateur profond., humoriste intarissable, Breughel n'est homme à reculer devant aucun des détails que comporte un sujet. De son temps, comme aujourd'hui encore, à la différence de ce qui se pratique en Hollande, l'exercice du patin était pour les Flamands pur prétexte à amusements. À Anvers, on faisait sur la glace des fossés le tour de l'enceinte dont les talus fournissaient un amphithéâtre de premier ordre aux spectateurs plus avides encore des incidents de la journée que d'applaudir à l'adresse des plus agiles. La diversité des costumes se joint à tout le reste pour donner au tableau sa véritable signification. Toutes les classes de la société se confondent dans leurs ébats. La femme du peuple embéguinée dans sa huque, s'aventure imprudemment sur la nappe glissante où ses faux pas vont donner une énorme joie aux méchantes commères assemblées sur la berge. Entre les patineurs aguerris, bon nombre de mariniers à la culotte flottante, des Hollandais déjà proclamés les rois du patin. Point de fumeurs, cela va de soi, le tabac n'ayant été importé que quelques années plus tard.

Au surplus, le patinage lui-même était d'introduction récente puisqu'on disait encore patin « de Hollande ». Vers la fin du XVIe siècle, Philippe II, bien qu'il fût le souverain des Pays-Bas, vit avec surprise un patineur flamand s'exercer sur les rivières de la maison royale, la Casa del Campo. La chose est relatée dans un écrit de 1587 et nous en tenons le récit du patineur lui-même, un Anversois du nom de Jehan Lhermitte, qui dut à l'aventure d'être un jour le précepteur de Philippe III. À quoi peut tenir la célébrité!
Sa Majesté, ses Altezes, toutes ses dames et gentilshommes s'y estoient merveilleusement récréez, dit notre auteur. A plusieurs sembloi cecy plustost enchantement que d'autres choses et croy fermement qu'aucuns idiots, gens de peu d'expérience des choses du monde, demeuroient en ceste opinion, estant vray, selon me fust raconté alors, que passé quelques ans, déz que les Flamengs commençoient à hanter l'Espaigne, un Flameng fust jecté en prison, pour un semblable cas advenu à Valladolid et point sitost relaché d'icelle, tant que ceulx de la sainte Inquisition s'en estoient meurement informez, pour donner satisfaction au peuple qui grandement s'en estoit scandalisé 5.
Revenons à notre estampe. Si sa date est précise, elle prend le pas, dans l'œuvre de Breughel, sur les nombreuses compositions où se montre avec le plus d'évidence la tournure de son esprit.

Mais pour cela même que Breughel est l'homme de son temps, il ne renonce pas au droit d'interpréter les sujets religieux. Il les interprète à sa façon et, mieux que partout ailleurs peut-être, y affirme ses tendances, sans compter que bien mieux aussi qu'ailleurs nous allons saisir par là les limites qui le séparent des confrères plus spécialement adonnés à la production de sujets de la même espèce.

Se rappelle-t-on Paul Véronèse cité à comparaître devant le Saint-Office pour avoir introduit dans un tableau de la Cène des personnages jugés superflus et des accessoires qualifiés d'irrévérencieux, et revendiquant pour les peintres, comme pour les poètes et les fous le droit de prendre des licences pour ajouter à l'expression d'une donnée
6? Nous ignorons si jamais les créations de Breughel soulevèrent les censures ecclésiastiques. Serait-ce de lui, par hasard, qu'il est fait mention dans l'interrogatoire de l'illustre maître vénitien « N'ignorez-vous point qu'en Allemagne et autres lieux infestés d'hérésie ils ont coutume, avec leurs peintures pleines de niaiseries, de tourner en ridicule les choses de la sainte Église ? »

Il est certain que, dans les Pays-Bas, une très grande latitude était laissée aux artistes et c'est, ma foi! bien heureux pour nous, car s'il fallait expurger tous les tableaux flamands où interviennent des naïvetés nous serions privés d'un nombre considérable de pages de Breughel, dans lesquelles des scènes de l'Évangile sont, il faut bien le dire, étrangement accommodées aux prédilections de l'artiste. Nous en verrons plus d'une.

Voici; pour commencer, la Mort de la Vierge, qu'il est bien permis de mentionner comme une des scènes religieuses les plus développées du maître. Le tableau appartint à Abraham Ortelius et devait avoir de très nombreux admirateurs puisque l'illustre savant le fit graver par Philippe Galle le vieux : Sibi et amicis fieri curabat. Est-ce le même que posséda Rubens et qui se trouve indiqué au n° 193 de son catalogue sous le titre : « Le Trépas de Notre-Dame en blanc et noir » Nous ne saurions le dire
7.

L'heure dernière de la mère du Christ est venue. Un prélat, suivi du porte-croix et accompagné d'un moine sonnant le glas funèbre, s'approche du lit de la mourante et lui met en main le cierge bénit. Conformément au texte de la Légende dorée, les apôtres, miraculeusement transportés au chevet de la Vierge, sont là, prosternés en prière. Saint Jean, seul, premier arrivé, s'est retiré dans un coin et s'absorbe dans une douleur admirablement traduite.

Le peintre a évidemment pensé que sa scène ne serait complète qu'à la condition d'être environnée de tous les accessoires qu'elle comporte. Aussi ne néglige-t-il aucun détail dans la vaste pièce qui sert de théâtre à son épisode. À l'avant-plan, une table oie se confondent les médicaments et les restes d'un repas. Non loin du lit, les pantoufles de la défunte; le chat familier s'est pelotonné près de l'âtre où flambe un grand feu. Au-dessus du manteau de la haute cheminée une figurine de saint Jacques. Plus loin, une crédence garnie de deux cierges et surmontée d'un triptyque.

Qu'on s'en souvienne, «dans le nord, même lorsqu'on la représente glorieuse, la madone a toujours quelque chose qui rappelle la femme et la ménagère, bien plus que la reine des cieux. Elle ne descend pas de là-haut, rayonnante et idéale, elle y monte après avoir bien rempli sa mission terrestre
8»



Notes
1. Breughel, non loin de Bréda. Le maître a d'ordinaire signé Bruegel. Il nous parait inutile de suivre cette forme vieillie dont l'inconvénient principal est de déformer la prononciation. Brueghel et Breughel se prononcent de même.
2. Vasari déclare l'avoir connu à Rome, étant au service du cardinal de Médicis, et loue grandement son mérite de graveur.
3. La vue de Messine, de Breughel, fut utilisée par Georges Hœfnagel pour ses Civitates orbis térraruna. On y lit cette note : Repertum inter studia aytogaphia Petri Bruegelij Pictoris nostri seculi eximii. Ab ipsomet delineatum conamunicavit. Georgius Houfnagelius. Anno 1617.
4. Né à Anvers en 1522, mort dans la même ville en 1562.
5. Le précieux manuscrit intitulé Le Passe-Temps de Jehan LHermitte a passé de la bibliothèque de sir Thomas Philipps, sur les rayons de la Bibliothèque royale de Bruxelles. La Société des Bibliophiles d'Anvers en a entrepris la publication par les soins de M. Ruelens. Notre savant confrère en a fourni un résumé extrêmement intéressant à l'Académie d'Archéologie. Nous y puisons l'extrait qu'on vient de lire.
6. Armand Baschet : Paul Véronèse appelé au tribunal du Saint Office à Venise (1573), — Gazette des Beaux-Arts, t. XXIII, p. 378.
7. M. Bd. Fétis, à Bruxelles, possède un tableau entièrement semblable à l'estampe de Philippe Galle, niais il n'est point en blanc et noir.
8. Ménard, Entretiens sur la peinture.

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Bruegel l'Ancien le «drôle»
Texte publié en 1890 dans la Gazette des beaux-arts, par Henry Hymans, critique et historien de l'a




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