II. Apport de Delacroix

Paul Signac
L'évolution coloriste. — Delacroix influencé par Constable, Turner; guidé par la tradition orientale et la science. — Du « Dante et Virgile » aux décorations de Saint-Sulpice. — Bénéfices de sa méthode scientifique. — Exemples. — Sa conquête progressive de la lumière et de la couleur. — Ce qu'il a fait, ce qu'il laissait à faire.
- I -

APPORT DE DELACROIX



1. Delacroix connaissait donc une grande partie des avantages qu'assure au coloriste l'emploi du mélange optique et du contraste. Il pressentait même les bénéfices d'une technique, plus méthodique et plus précise que la sienne, permettant de donner encore plus de clarté à la lumière et plus d'éclat à la couleur.

A étudier les peintres qui, en ce siècle, furent les représentants de la tradition coloriste, on les voit, de génération en génération, éclaircir leur palette, obtenir plus de lumière et de couleur. Delacroix s'aidera des études et des recherches de Constable et de Turner; puis Jongkind et les impressionnistes profiteront de l'apport du maître romantique; enfin, la technique impressionniste évoluera vers le mode d'expression du néo-impressionnisme: LA DIVISION.

2. A peine sorti de l'atelier Guérin, en 1818, Delacroix sent combien est insuffisante la palette surchargée de couleurs sombres et terreuses — dont il avait usé jusqu'alors. Pour peindre le Massacre de Scio (1824), il ose bannir des ocres et des terres inutiles et les remplacer par ces belles couleurs, intenses et pures: bleu de cobalt, vert émeraude et laque de garance. Malgré cette audace, il se sentira bientôt de nouveau dépourvu. C'est en vain qu'il disposera sur sa palette une quantité de demi-tons et de demi-teintes, préparés soigneusement d'avance. Il éprouve encore le besoin de nouvelles ressources, et, pour sa décoration du Salon de la Paix, il enrichit sa palette (qui, selon Baudelaire, ressemblait à un bouquet de fleurs, savamment assorties) de la sonorité d'un cadmium, de l'acuité d'un jaune de zinc et de l'énergie d'un vermillon, les plus intenses couleurs dont dispose un peintre.

En rehaussant. de ces couleurs puissantes, le jaune, l'orangé, le rouge, le pourpre, le bleu, le vert et le jaune-vert, la monotonie des nombreuses, mais ternes couleurs en usage avant son intervention, il aura créé la palette romantique, à la fois sourde et tumultueuse.

Il convient de remarquer que ces couleurs, pures et franches, sont précisément celles qui composeront plus tard, à l'exclusion de toute autre, la palette simplifiée des impressionnistes et des néo-impressionnistes.

3. Perpétuellement, tourmenté du désir d'obtenir plus d'éclat et de luminosité, Delacroix ne se contentera pas d'avoir ainsi amélioré son instrument, il s'efforcera de perfectionner aussi la façon de s'en servir.

S'il surprend dans la nature une combinaison harmonieuse, si le hasard d'un mélange le met en face d'une belle teinte, vite, il les note sur un de ses nombreux carnets.

Il va dans les musées étudier le coloris de Titien, de Véronèse, de Velasquez, de Rubens. En la comparant à celle de ces maîtres, sa couleur lui semble toujours trop éteinte et trop sombre. Il fait de nombreuses copies de leurs œuvres, pour mieux surprendre les secrets de leur puissance. Il glane parmi leurs richesses et, adapte à son profit, tous les résultats de ses études sans rien sacrifier de sa personnalité.

4. Si la couleur du Massacre de Scio est déjà beaucoup plus somptueuse que celle du Dante et Virgile, c'est à l'influence du maître anglais Constable qu'est dû ce progrès.

En 1824, Delacroix achevait la Scène du Massacre de Scio, qu'il destinait au Salon, lorsque, quelques jours avant l'ouverture, il put voir des tableaux de Constable, qu'un amateur français venait d'acquérir et qui devaient figurer à cette exposition. Il fut frappé de leur coloration et de leur luminosité qui lui semblèrent tenir du prodige. Il étudia leur facture et vit qu'au lieu d'être peints à teintes plates, ils étaient composés d'une quantité de petites touches juxtaposées, se reconstituant, à certaine distance, en teintes d'une intensité bien supérieure à celle de ses propres tableaux. Ce fut pour Delacroix une révélation : en quelques jours il repeignit complètement sa toile, martelant la couleur, qu'il avait étalée à plat jusqu'alors, de touches non fondues, et la faisant vibrer à l'aide de glacis transparents. Aussitôt il vit sa toile s'unifier, s'aérer, s'illuminer, gagner en puissance et aussi en vérité.

« Il avait surpris, dit E. Chesneau, un des grands secrets de la puissance de Constable, secret qui ne s'enseigne pas dans les écoles et que trop de professeurs ignorent eux-mêmes c'est que, dans la nature, une teinte qui semble uniforme est formée de la réunion d'une foule de teintes diverses perceptibles seulement pour l'eeil qui sait voir. Cette leçon, Delacroix s'en était trouvé trop bien pour l'oublier jamais; c'est d'elle qu'il conclut, soyez-en sûrs, à son procédé de modelé par hachures. »

Du reste, Delacroix, en génie sûr de soi, reconnaît hautement avoir subi l'influence du maître anglais. En 1824, à l'époque où il peignait le Massacre de Scio, il écrit dans son Journal :
    Ai vu les Constable. Ce Constable me fait grand bien.

Puis plus loin:
    Revu une esquisse de Constable : admirable chose et incroyable.

Et en 1847, l'année où, pour la troisième fois, il retouche son Massacre, il écrit cette note que nous avons déjà citée, mais que nous ne craignons pas de répéter, car elle le montre préoccupé, dès cette époque, d'une des parties les plus importantes de la future technique:
    Constable, homme admirable, est une des gloires anglaises. Je vous en ai déjà parlé et de l'impression qu'il m'avait produite au moment où je peignais le Massacre de Scio. Lui et Turner sont de véritables réformateurs. Notre école, qui abonde maintenant en hommes de talent dans ce genre, a grandement profité de leur exemple. Géricault était revenu tout étourdi de l'un des grands paysages qu'il nous avait envoyés.

Il est donc bien certain que c'est par Constable que Delacroix fut initié aux bénéfices de la dégradation. Il vit tout de suite les avantages considérables qu'il pouvait, en tirer. Dès ce moment, il bannira toute teinte plate et s'efforcera, par des glacis et des hachures, de faire vibrer sa couleur.

Mais bientôt, l'initié, mieux renseigné sur les ressources que la science offre aux coloristes, dépassera l'initiateur.

5. En 1825, encore tout ému de cette révélation, écœuré par la peinture insignifiante et veule des peintres alors à la mode en France, Regnault, Girodet, Gérard, Guérin, Lethière, tristes élèves de David, que l'on préférait à Prud'hon et à Gros, Delacroix se décide à aller à Londres, étudier les maîtres coloristes anglais dont ses amis, les frères Fielding et Bonington, lui on fait tant d'enthousiastes éloges. Il revient émerveillé de la splendeur, par lui insoupçonnée, de Turner, de Wilkie, de Lawrence, de Constable et met immédiatement à profit leur enseignement.

À Constable, nous l'avons dit, il devra de haïr la teinte plate et de peindre par hachures; son amour de la couleur intense et pure sera surexcité par les tableaux de Turner, déjà libre de toute entrave. L'inoubliable souvenir de ces étranges et féeriques colorations l'aiguillonnera jusqu'à son dernier jour.

Théophile Silvestre (les Artistes français) signale l'analogie de ces deux génies frères et leur commun essor:
    Nous trouvions en les regardant un grand rapport, à certains égards, entre la dernière manière de Delacroix, rose clair, argentine et délicieuse dans le gris, et les dernières ébauches de Turner. Il n'y a pas là pourtant la moindre imitation du maître anglais par le maître français; notons seulement chez ces deux grands peintres, au déclin de la vie, des inspirations de couleurs à peu près analogues. Ils s'élèvent de plus en plus dans la lumière, et la nature, perdant pour eux, de jour en jour, sa réalité, devient une féerie.
    Il (Turner) s'était mis en tête que les artistes les plus illustres de toutes les écoles, sans excepter les Vénitiens, étaient restés bien au-dessous de l'éclat pur et joyeux de la nature, d'un côté en assombrissant les ombres par convention et d'un autre côté en n'osant pas attaquer franchement toutes les lumières que leur montrait la création dans sa virginité. Aussi essaya-t-il les colorations les plus brillantes et les plus étranges.
    Delacroix, homme plus ardent encore et plus positif que Turner, n'a pas poussé si loin l'aventure, mais, comme l'artiste anglais, il est insensiblement monté d'une harmonie grave comme les sons du violoncelle à une harmonie claire comme les accents du hautbois...

6. Son voyage au Maroc (1832) lui sera plus profitable encore que son voyage en Angleterre. Il en revint ébloui de lumière, grisé par l'éclat harmonieux et puissant de la couleur orientale.

Il a étudié les colorations des tapis, des étoffes, des faïences. Il a compris que les éléments dont elles se composent, séparément intenses et presque criards, se reconstituent en teintes d'une délicatesse extrême et sont juxtaposés suivant les règles immuables qui en assurent l'harmonie. Il a constaté qu'une surface colorée n'est agréable et brillante qu'autant qu'elle n'est ni lisse ni uniforme ; qu'une couleur n'est belle que si elle vibre d'un lustre papillotant qui la vivifie. Bien vite, il a surpris les secrets et les règles de la tradition orientale. Cette connaissance lui permettra de risquer plus tard les plus audacieux assemblages de teintes, les contrastes les plus opposés, tout en restant harmonieux et doux. Et depuis, dans son oeuvre, on retrouvera toujours un peu de cet Orient flamboyant, sonore et mélodieux. Ses impérissables impressions du Maroc fourniront à son chromatisme si varié les accords les plus tendres et les plus fulgurants contrastes.

Charles Baudelaire, en sa critique impeccable, n'a point manqué de signaler l'influence que le voyage au Maroc eut sur la couleur de Delacroix:
    Observez que la couleur générale des tableaux de Delacroix participe aussi de la couleur propre aux paysages et intérieurs orientaux. (Art Romantique)

De retour en France, averti des travaux de Bourgeois et de Chevreul, il constate que les préceptes de la tradition orientale sont en parfait accord avec la science moderne. Et, lorsqu'il va au Louvre étudier Véronèse, il s'aperçoit que le maître vénitien dont il dit : «Tout ce que je sais, je le tiens de lui », avait aussi été initié aux secrets et aux magies de la couleur orientale, probablement par les Asiatiques et les Africains qui, de son temps, apportaient à Venise les richesses de leur art et de leur industrie.

7. Il se rend compte que la connaissance des règles précises qui régissent l'harmonie des couleurs, et dont il retrouve l'application chez les maîtres coloristes et dans la décoration orientale, lui sera d'un grand secours. Il a surpris dans la nature les jeux fugaces des complémentaires et veut connaître les lois qui les dirigent. Il se met à étudier la théorie scientifique des couleurs, les réactions des contrastes successifs et simultanés. Et, bénéfice de ces études, il objectivera sur sa toile les contrastes, et il usera du mélange optique.

8. Faisant ainsi son profit de tout, s'annexant les découvertes des uns, les procédés des autres, — et ces acquisitions, loin de diminuer son individualité, lui conféreront une vigueur croissante, — Delacroix aura à sa disposition le plus riche répertoire chromatique qu'ait jamais eu aucun peintre.

Quel chemin parcouru depuis son premier tableau, Dante et Virgile, dont la couleur peut nous sembler sage et presque terne, mais qui cependant parut d'abord d'une audace révolutionnaire! M. Thiers, un des rares critiques qui aient défendu cette toile exposée au Salon de 1822, ne peut, s'empêcher de la trouver « un peu crue ».

Le Massacre de Scio, conçu sous l'impression des Pestiférés de Jaffa, de Gros, et dont la couleur bénéficie de l'influence de Constable, est un tel progrès et marque si catégoriquement la rupture complète de Delacroix avec toute convention officielle et toute méthode académique, que ses défenseurs de la première heure l'abandonnent. Gérard déclare : « C'est un homme qui court sur les toits »; M. Thiers s'effraye et blâme tant d'audace, et Gros dit :
    Le Massacre de Scio, c'est le massacre de la peinlure.

Alors il met sa science incomparable au service de sa fougue et de sa crânerie et se crée une technique toute de méthode, de combinaison, de logique et de parti pris, qui exalte son génie passionné au lieu de le refroidir.

9. Cette connaissance de la théorie scientifique de la couleur lui sert d'abord à harmoniser, ou à exalter par le contraste deux teintes voisines, à régler d'heureuses rencontres de teintes et de tons, par l'accord des semblables ou l'analogie des contraires. Puis, un progrès en amenant un autre, cette observation continue des jeux de la couleur le conduit à,l'emploi du mélange optique et à l'exclusion de toute teinte plate, jugée néfaste. Dès lors, il se garde bien d'étendre sur sa toile une couleur uniforme: il fait, vibrer une teinte en y superposant des touches d'une teinte très voisine. Exemple: un rouge sera martelé de touches, soit du même rouge, mais à un ton plus clair ou plus foncé, soit d'un autre rouge, un peu plus chaud — plus orangé — ou un peu plus froid — plus violet.

Après avoir ainsi surexcité les teintes par la vibration et la dégradation du ton sur ton et du petit intervalle, il crée, par la juxtaposition de deux couleurs plus éloignées, une troisième teinte résultant, de leur mélange optique. Ses plus rares colorations, il les crée par cet ingénieux artifice et non par des mélanges sur la palette. Veut-il modifier une couleur, la pacifier, la rabattre? Il ne la souille pas en la mêlant à une couleur opposée: il obtient l'effet cherché, par une superpostion de hachures légères qui viennent influencer la teinte dans le sens voulu sans en altérer la pureté. Il sait que les couleurs complémentaires s'excitent, si elles sont opposées, et se détruisent si elles sont mêlées: s'il désire de l'éclat, il l'obtient par leur contraste en les opposant; au contraire, par leur mélange optique, il obtient des teintes grises, et non sales, qu'aucune trituration sur la palette ne pourrait produire si fines et si lustrées.

Par cette juxtaposition d'éléments voisins ou contraires, en variant leur proportion ou leur intensité, il crée une série infinie de teintes et de tons jusqu'alors inconnus, à son gré éclatants ou délicats.

10. Quelques exemples pris dans ce chef-d'oeuvre, Femmes d'Alger dans leur appartement, montreront l'application de ces divers principes.

Le corsage orangé-rouge de la femme couchée à gauche a des doublures bleu-vert: ces surfaces, de teintes complémentaires, s'exaltent et s'harmonisent, et ce contraste favorable donne à ces étoffes un éclat et un lustre intenses.

Le turban rouge de la négresse se détache sur une portière à bandes de couleurs différentes, mais il ne rencontre que le lé verdâtre, précisément celui qui forme avec ce rouge l'accord le plus satisfaisant.

Les boiseries de l'armoire alternent rouges et vertes et sont un autre spécimen d'harmonie binaire: le violet et le vert des carreaux du dallage, le bleu de la jupe de la négresse et le rouge de ses rayures, présentent des accords non plus de complémentaires, mais de couleurs plus rapprochées.

Après ces exemples d'analogie des contraires, il faudrait citer, comme application de l'accord des semblables, presque toutes les parties du tableau. Elles tressaillent et vibrent, grâce aux touches de ton sur ton, ou de teintes presque identiques, dont le maître subtil a martelé, tamponné, caressé, hachuré les diverses couleurs posées d'abord à plat et sur lesquelles il revient par cet ingénieux travail de dégradation.

L'éclat prestigieux et le charme rutilant de cette oeuvre sont, dus, non seulement à cet emploi du ton sur ton et du petit intervalle, mais aussi à la création de teintes artificielles résultant du mélange optique d'éléments plus éloignés.

Le pantalon vert de la femme de droite est moucheté de petits dessins jaunes; ce vert et ce jaune se. mêlent optiquement et donnent naissance à une localité d'un jaune-vert qui est bien celui, doux et brillant, d'une étoffe soyeuse. Un corsage orangé se rehaussera du jaune des broderies; un foulard jaune, surexcité par des rayures rouges, flamboiera au centre du tableau, et les faïences bleues et jaunes du fond fusionneront en une teinte d'un indéfinissable vert d'une rare fraîcheur.

Citons encore ces exemples de teintes grises obtenues par le mélange optique d'éléments purs, mais contraires : le blanc de la chemisette de la femme de droite estt rompu par une teinte indécise et tendre, composée par le rose et le vert juxtaposés de petites fleurettes; la teinte chatoyante et douce du coussin sur lequel s'appuie la femme de gauche est produite par la mêlée des petites broderies rouges et verdâtres qui, voisinant, se reconstituent en un gris optique.

11. Cette science de la couleur qui lui permet d'harmoniser ainsi les moindres détails du tableau, d'en embellir les moindres surfaces, lui sert également à en régler la composition chromatique, à obtenir, par des règles sûres, une harmonie générale.

Après avoir, par un balancement raisonné, par de savantes oppositions, établi l'harmonie physique de son tableau, du plus petit détail au grand ensemble, il peut, avec autant de certitude scientifique, en assurer l'harmonie morale. Maniant cette science au gré de son inspiration, il décide telle ou telle combinaison, fait dominer telle ou telle couleur, selon le sujet qu'il veut traiter. Toujours sa couleur a un langage esthétique conforme à sa pensée. Le drame qu'il a conçu, le poème qu'il veut chanter, c'est d'une couleur toujours appropriée qu'il les exprimera. Cette éloquence du coloris, ce lyrisme de l'harmonie, c'est la grande force du génie de Delacroix. Grâce à cette compréhension du caractère esthétique de la couleur, il pourra, avec quelle sûreté et quelle ampleur, exprimer son rêve et peindre, tour à tour, les triomphes, les drames, les intimités et les douleurs.

L'étude du rôle moral de la couleur dans les tableaux de Delacroix nous entraînerait trop loin. Contentons-nous de signaler la Mort de Pline, exprimée par les accords lugubres d'un violet, dominant, le calme de Socrate et son démon familier, obtenu par le parfait équilibre des verts et des rouges. Dans Muley-abder-Rahman entouré de sa garde, le tumulte est traduit par l'accord presque dissonant du grand parasol vert sur le bleu du ciel, surexcité déjà par l'orangé des murailles. Rien ne peut répondre mieux au sujet des Convulsionnaires de Tanger, que l'exaltation de toutes les couleurs, poussée dans cette toile jusqu'à la frénésie.

L'effet tragique du Naufrage de Don Juan est dû à une dominante vert glauque foncé, assourdie par des noirs lugubres; la note funèbre d'un blanc, éclatant sinistrement parmi tout ce sombre, complète cette harmonie de désolation.

Dans les Femmes d'Alger, le peintre ne veut exprimer aucune passion, mais simplement la vie paisible et contemplative dans un intérieur somptueux : il n'y aura donc pas de dominante, pas de couleur clef. Toutes les teintes chaudes et gaies s'équilibreront avec leurs complémentaires froides et tendres en une symphonie décorative, d'où se dégage à merveille l'impression d'un harem calme et délicieux.

12. Cependant Delacroix n'a pas encore atteint tout l'éclat et toute l'harmonie auxquels il doit parvenir un jour. Si nous continuons l'examen attentif du tableau Femmes d'Alger, que nous avons pris comme exemple de l'application de sa méthode scientifique, nous pourrons constater qu'il y manque la parfaite unité dans la variété qui caractérisera ses derniers ouvrages.

Tandis que les fonds, les costumes, les accessoires vibrent d'un éclat intense et mélodieux, les chairs des figures peuvent, par comparaison, paraître plates et un peu ternes et mal en accord avec le reste.

Si l'écrin brille plus que les bijoux, c'est que Delacroix a fait chatoyer les moindres surfaces des étoffes, des portières, des tapis, des faïences, en y introduisant quantité de menus détails et de petits ornements dont les multiples colorations viennent pacifier ou exciter ces parties du tableau; tandis qu'il a peint d'une teinte plate et presque monochrome les chairs parce que, dans la réalité, elles ont cette apparence. Il n'a pas encore osé y introduire des éléments multicolores non justifiés par la nature. Ce n'est que plus tard qu'il saura dominer la froide exactitude et qu'il ne craindra pas de rehausser de hachures artificielles la teinte des chairs pour obtenir plus d'éclat et plus de lumière.

13. Jamais les trésors de sa palette ne sont épuisés. Il se dégage, peu à peu, du clair-obscur de ses premières œuvres. Un chromatisme plus puissant se répand sur la surface entière de ses toiles; le noir et les couleurs terreuses disparaissent en même temps que la teinte plate; des teintes pures et vibrantes les remplacent: sa couleur semble devenir immatérielle. Par l'emploi du mélange optique, il crée des teintes génératrices de lumière. Si un peu plus de clarté dans la galerie d'Apollon ou un peu moins de prudence craintive au Sénat, et, à la Chambre permettaient d'étudier de près les décorations de Delacroix, on pourrait facilement constater que les teintes les plus fraîches et les plus délicates des chairs sont produites par de grosses hachures vertes et roses juxtaposées et, que l'éclat lumineux des ciels est obtenu par un travail analogue. Au recul, ces hachures disparaissent, mais la couleur qui résulte de leur mélange optique se révèle puissante, tandis que, vue à cette distance, une teinte plate s'effacerait ou s'éteindrait.

Delacroix parvient enfin au couronnement de son œuvre: la décoration de la Chapelle des Saints-Anges à Saint-Sulpice. Tous les progrès réalisés pendant quarante années d'effort, et de lutte se résument là. Il est alors complètement débarrassé des préparations sombres et des dessous bitumineux qui obscurcissent certaines de ses œuvres et qui maintenant réapparaissent, les craquelant et, les détériorant.

Pour la décoration de cette chapelle, il ne peint plus qu'avec les couleurs les plus simples et les plus pures; il renonce définitivement à subordonner sa couleur au clair-obscur; la lumière est partout répandue: plus un seul trou noir, plus une seule tache sombre, en désaccord avec les autres parties du tableau, plus d'ombres opaques, plus de teintes plates. Il compose ses teintes de tous les éléments qui doivent les rehausser et les vivifier sans souci d'imiter les apparences ou les colorations naturelles. La couleur pour la couleur, sans autre prétexte! Chairs, décors, accessoires, tout est traité de la même façon. Il n'est plus une seule parcelle de peinture qui ne vibre, ne tressaille, ne miroite. Chaque couleur locale est poussée à son maximum d'intensité, mais toujours en accord avec sa voisine, influencée par elle et l'influençant. Toutes fusionnent avec les ombres et les lumières, en un ensemble harmonieux et coloré, d'un équilibre parfait, où rien ne détonne. Nettement la mélodie se dégage des multiples et puissants éléments qui la composent. Delacroix a enfin atteint l'unité dans la complexité et l'éclat dans l'harmonie, que toute sa vie il avait recherchés.

14. Pendant un demi-siècle, Delacroix s'est donc efforcé d'obtenir plus d'éclat et plus de lumière, montrant ainsi la voie à suivre et le but à atteindre aux coloristes qui devaient lui succéder. Il leur laisse encore beaucoup à faire, mais, grâce à son apport et à son enseignement, la tâche leur sera bien simplifiée.

Il leur a prouvé tous les avantages d'une technique savante, de combinaison et de logique, n'entravant en rien la passion du peintre, la fortifiant.

Il leur a livré le secret des lois qui régissent la couleur : l'accord des semblables, l'analogie des contraires.

Il leur démontre combien une coloration unie et plate est inférieure à la teints produite par les vibrations d'éléments divers combinés.

Il leur assure les ressources du mélange optique, permettant de créer des teintes nouvelles.

Il leur conseille de bannir le plus possible les couleurs sombres, sales et, ternes.

Il leur enseigne qu'on peut modifier et, rabattre une teinte sans la souiller par des mixtures sur la palette. Il leur signale l'influence morale de la couleur, venant contribuer à l'effet du tableau; il les initie au langage esthétique des teintes et des tons.

Il les incite à tout oser, à ne jamais craindre que leurs harmonies soient trop colorées.

Le puissant créateur est également le grand éduca teur : son enseignement est aussi précieux que son œuvre.

15. Il faut cependant reconnaître que les tableaux de Delacroix, malgré ses efforts et sa science, sont moins lumineux et, moins colorés que les tableaux des peintres qui ont suivi sa trace. L'Entrée des Croisés paraîtrait sombre entre le Déjeuner des Canotiers, de Renoir, et le Cirque, de Seurat.

Delacroix a tiré de la palette romantique, surchargée de couleurs, les unes brillantes, les autres, en trop grand nombre, terreuses et sombres, tout ce qu'elle pouvait donner.

Il ne lui a manqué, pour servir mieux son idéal, qu'un instrument plus parfait. Pour se créer cet instrument, il n'avait qu'à exclure de sa palette les couleurs terreuses qui l'encombraient inutilement. Il les violentait pour en extraire quelque éclat, mais il n'a pas songé à ne peindre qu'avec les couleurs pures et virtuelles du prisme.

Ce progrès, une autre génération, celle des impressionnistes, le devait faire.

Tout s'enchaîne et vient à son temps : on complique d'abord; on simplifie ensuite. Si les impressionnistes ont simplifié la palette, s'ils ont obtenu plus de couleur et de luminosité, c'est aux recherches du maître romantique, à ses luttes avec la palette compliquée, qu'ils le doivent.

En outre, Delacroix avait besoin de ces couleurs, rabattues, mais chaudes et transparentes, que les impressionnistes ont répudiées. Lié par son admiration des maîtres anciens, de Rubens, en particulier, il était trop préoccupé de leur métier pour renoncer aux préparations juteuses, aux sauces brunes, aux dessous bitumineux dont ils usèrent. Ce sont ces classiques procédés, employés dans la plupart de ses tableaux, qui les font paraître sombres.

Une troisième raison: s'il avait étudié les lois des complémentaires et du mélange optique, il n'en connaissait point toutes les ressources. Lors d'une visite que nous fîmes à Chevreul, aux Gobelins, en 1884, et qui fut notre initiation à la science de la couleur, l'illustre savant nous raconta que, vers 185o. Delacroix, qu'il ne connaissait pas, lui avait, par lettre, manifesté le désir de causer avec lui de la théorie scientifique des couleurs et de l'interroger sur quelques points qui le tourmentaient encore. Ils prirent rendez-vous. Malheureusement le perpétuel mal de gorge dont souffrait Delacroix l'empêcha de sortir au jour convenu. Et jamais ils ne se rencontrèrent. Peut-être sans cet incident le savant aurait-il éclairé plus complètement le peintre.

Théophile Silvestre raconte qu'en plein âge mûr Delacroix disait encore : « Je vois chaque jour que je ne sais pas mon métier. » Il pressentait donc des procédés plus féconds que ceux qu'il avait employés. — S'il avait connu toutes les ressources du mélange optique, il aurait: généralisé le procédé de hachures de couleurs pures juxtaposées, dont il avait usé dans certaines parties de ses oeuvres; il n'aurait peint qu'avec des couleurs se rapprochant le plus possible de celles du spectre solaire. — La lumière colorée, qu'il avait obtenue dans les chairs de ses peintures décoratives en les zébrant de vert et de rose décidés, selon l'expression de Ch. Blanc, se serait alors répandue sur toutes ses œuvres.

Une phrase attribuée à Delacroix formule bien ses efforts : « Donnez-moi la boue des rues, déclarait-il, et j'en ferai de la chair de femme d'une teinte délicieuse », voulant dire que, par le contraste d'autres couleurs intenses, il modifierait cette boue et la colorerait à son gré.

C'est bien là, en effet, le résumé de sa technique; il s'efforce de rehausser les préparations ternes par le jeu d'éléments purs; il s'évertue à faire de la lumière avec des couleurs boueuses. Plutôt que d'embellir cette boue, que ne l'a-t-il répudiée.

Mais voici venir d'autres peintres qui feront une nouvelle étape vers la lumière en ne peignant plus qu'avec les couleurs de l'arc-en-ciel.

Autres articles associés à ce dossier

IV. Apport des néo-impressionnistes

Paul Signac

Impressionnisme et néo-impressionnisme. — Georges Seurat: Un dimanche à la Grande-Jatte. — Usage exclusif des teintes pures et du mélan

I. Documents

Paul Signac

La Division; elle est pressentie par Delacroix. — Analogie de sa technique et de celle des néo-impressionnistes. — Citations de Delacroix

À lire également du même auteur

I. Documents
La Division; elle est pressentie par Delacroix. — Analogie de sa technique et de celle des né

IV. Apport des néo-impressionnistes
Impressionnisme et néo-impressionnisme. — Georges Seurat: Un dimanche à la Grande-Jatte. 

III. Apport des Impressionnistes
Le précurseur Jongkind. Renoir, Monet, Pissaro, Guillaumin, Cézanne, Sisley. — Ils sont, au




Articles récents