Montaigne et notre siècle

Marc Sauvalle
Aimable Montaigne qui s‘est découvert lui-même à travers les anciens, Plutarque en particulier et qui nous connaissait déjà mieux que nous ne nous connaissons nous-mêmes, jusqu’en «nos plus naturels plis.» La porte vers soi-même c’est ce passé d’où l’on peut se regarder sans complaisance. Comme l’a montré Gaétan Daoust dans ce magazine, à chaque strate de notre être correspond une étape dans l’histoire de notre civilisation. Marc Sauvalle nous invite à lire notre époque et nous-mêmes à travers un texte de la Renaissance.

J'ai lu les Essais de Montaigne un peu par hasard et parce que je disposais de beaucoup de temps libre, «comme celui qui n'a pas fort affaire ailleurs.» (II, XII) 1 En cours de lecture, je me suis rendu compte que plusieurs idées et réflexions de l'essayiste pouvaient s'appliquer à des réalités contemporaines: l'effet placebo, le suicide assisté, les médecines douces pour ne nommer que celles-là. Cet article sans prétention ne veut que souligner ces occasions où les pensées de cet Ancien ont rejoint les préoccupations du monde moderne. J'espère que ce texte constituera pour le lecteur, comme disait Montaigne à propos des livres en général, un «honnête amusement.»

Pourquoi Montaigne?
Michel Eyquem, seigneur de Montaigne était un moderne à son époque. Un moderne qui avait compris que ses contemporains pouvaient bénéficier de la sagesse des Anciens. Ses Essais regorgent de citation de Plutarque, Cicéron, Tite-Live et autres. Il savait que malgré des différences énormes dans les us et coutumes des habitants de divers lieux et diverses époques, la nature humaine au fond ne change pas.

S'il vivait aujourd'hui, Montaigne ferait sûrement encore figure de moderne. Il est un peu exhibitionniste. Qualité prisée actuellement dans les médias. Il avertit d'ailleurs le lecteur au début de son œuvre, «de vieux qu'on m'y voie en ma façon simple, naturelle et ordinaire, sans contention et artifice: car c'est moi que je peins, mes défauts s'y liront au vif.» Plus loin, «je me présente debout et couché, le devant et le derrière , à droite et à gauche, et en tous mes naturels plis.» (III, VIII). Montaigne prétend que ses Essais ont un caractère privé, mais il les fait publier de son vivant. Contradiction qui n'est pas sans rappeler notre époque où des citoyens s'opposent à l'introduction d'une carte d'identité nationale, sous prétexte d'atteinte à la vie privée, et en même temps dévoilent leurs secrets les plus intimes devant une caméra.

Montaigne a écrit sur des sujets dont on débat encore aujourd'hui. Apporte-t-il un éclairage nouveau sur ces questions? Pas toujours. Pourquoi alors lire Montaigne?

Peut-être par humilité. Nous avons parfois tendance à croire que nos idées brillantes, nos intuitions savantes et nos théories élaborées sont originales. Quand on entend pontifier certains sur les ondes, c'est comme si la pensée datait du XXIe siècle et que rien n'avait été dit avant aujourd'hui. Montaigne nous rappelle que les civilisations antérieures nous ont laissé un héritage qui mérite d'être considéré. «Si quelqu'un s'enivre de sa science, regardant sous soi: qu'il tourne les yeux au-dessus vers les siècles passés, il baissera les cornes, y trouvant tant de milliers d'esprits qui le foulent au pied.» (II, VI)

Si ce n'est par humilité, nous pouvons toujours lire les Essais par plaisir. Il est en effet amusant de voir ce que Montaigne avait à dire sur la dysfonction érectile, les victimes de la mode et les politiciens qui s'accrochent au pouvoir, sujets ô combien actuels. Le plaisir est d'autant plus sincère que l'essayiste lui-même ne se prenait pas trop au sérieux. Il dénonce d'ailleurs le pédantisme dans un de ses essais (I, XXV). Montaigne ne prétendait pas détenir la vérité. Il voit plutôt, ses essais comme des pistes de réflexion que d'autres pourront suivre et étoffer. «Mes allégations ne servent pas toujours simplement d'exemple, d'autorité ou d'ornements. […] Elles portent souvent, hors de mon propos, la semence d'une matière plus riche.» (I, XL)

Montaigne recommandait à ses lecteurs de lire Plutarque dont les enseignements pouvaient être «utiles à la postérité.» Au-delà de l'humilité et au plaisir, peut-être le lecteur d'aujourd'hui trouvera-t-il une certaine utilité à découvrir les écrits d'un célèbre penseur de la Renaissance.

Montaigne chez les Psys
La compensation est un phénomène fréquemment observé dans la nature. L'aveugle développe une ouïe plus fine pour pallier la perte de la vue. Le matou castré, privé d'appétit sexuel, développera un plus grand appétit pour la nourriture.

Les compensations ne sont pas que d'ordre physique. Le joueur compulsif compense parfois pour une vie de frustrations et de carences affectives. L'enfant battu, ne pouvant riposter à ses parents, tyrannisera souvent ses camarades de classe. On pourrait multiplier les exemples, les psychologues ont abondamment étudié la chose.

Sans employer le jargon de nos psys, Montaigne décrivait déjà le phénomène comme en fait foi le titre d'un de ses essais:

«Comme (comment) l'âme décharge ses passions sur des objets faux quand les vrais lui défaillent.» (I, IV)

Montaigne croit qu'une passion va nécessairement trouver un objet autre sur quoi se décharger à défaut de l'objet initial. «L'âme en ses passions se pipe (trompe) plutôt à elle-même, se dressant un faux sujet et fantastique, voire contre sa propre créance (croyance) que de n'agir contre quelque chose. (I, IV)» Même les sentiments amoureux peuvent parfois dévier de leurs cours jusqu'à aller au transfert affectif, qu'on pourrait qualifier de compensation extrême. Montaigne cite à ce sujet les Anciens: «Plutarque dit, à ce propos de ceux qui s'affectionnent aux guenons et petits chiens, que la partie amoureuse qui est en nous, à faute de prise légitime, plutôt que de demeurer en vain, s'en forge ainsi une fausse et frivole.» (I, IV)

Les psys d'aujourd'hui nous recommandent, terme à la mode, de «ventiler» nos émotions. Rien n'est plus malsain à leurs yeux que le refoulement. Montaigne ne connaissait évidemment pas ces termes de ventilation et de refoulement. Mais dans ses propres mots, il décrivait très exactement ces concepts bien avant Freud. «Ce n'était pas […] bien ménager ses affaires que de se ronger intérieurement. […] Et aimerais mieux produire mes passions que de les couver à mes dépens; elles s'alanguissent en s'éventrant et en s'exprimant; il vaut mieux que leur pointe agisse au-dehors que de la plier contre nous.» (II, XXXI)

Montaigne joue également au psychologue de l'enfance. Quand les psychopédagogues du XXe siècle affirmaient, études sérieuses à l'appui, que tout se jouait avant l'âge de trois ans (ou deux ans? un an?), ils ne faisaient que répéter ce que Montaigne avait observé de façon empirique quatre cents ans plus tôt. «Je trouve que nos plus grands vices prennent leur pli de notre plus tendre enfance, et que notre principal gouvernement (éducation) est entre les mains des nourrices.» (I, XXIII) Les parents d'aujourd'hui qui refusent de discipliner leurs enfants sous prétexte que ces derniers sont trop jeunes et que leurs caprices sont sans importance, se retrouvent quelques années plus tard avec des enfants rois, ces petits tyrans qui les mènent par le bout du nez. Que n'eussent-ils lu Montaigne qui recommandait de prendre au sérieux ces comportements déplacés qu'on retrouve chez certains bambins! «Et est une très dangereuse institution d'excuser ces vilaines inclinations par la faiblesse de l'âge et légèreté du sujet.» (I, XXIII) Comme quoi il n'est pas nécessaire de posséder un diplôme pour être fin psychologue. Le gros bon sens fait souvent des merveilles.

Montaigne et le viagra
Henri IV, contemporain de Montaigne, célèbre pour ses prouesses au lit, aurait eu ce mot à propos de ses attributs masculins: «Jusqu'à quarante ans, j'ai cru que c'était un os.» Le Béarnais, s'il avait vécu aujourd'hui, n'aurait pas enrichi les coffres de la compagnie Pfizer, manufacturier du petit losange miracle. Mais les sujets du roi Henri n'avaient apparemment pas tous la vigueur de leur souverain, comme le rapporte Montaigne.

Si vous avez suivi un cours de sexologie 101, vous saurez que la dysfonction érectile a plus souvent qu'autrement des causes psychologiques plutôt que physiques. Le stress lié au besoin de performance a souvent des répercussions sur l'hémisphère sud du mâle. Il n'est besoin que d'une seule occasion où l'homme n'est pas à la hauteur pour que le doute s'insinue dans son esprit. «Est-ce que ça va fonctionner la prochaine fois?», s'angoisse-t-il. Si par malheur il subit un deuxième échec, il risque de tomber dans un cercle qui n'aura de vicieux que le nom. Plus il veut, moins il peut ! «À qui l'imagination a fait une fois souffrir cette honte […], il rentre en fièvre et dépit de cet accident qui lui dure aux occasions suivantes.» (I, XXI)

Ô frustration ! surtout quand l'homme sait que sa mécanique est bien rodée et que le problème se situe entre les deux oreilles. «Ça ne se commande pas», chantait Brassens. Bien avant lui, Montaigne faisait le même constat.

On a raison de remarquer l'indocile liberté de ce membre, s'ingérant si importunément, lorsque nous n'en avons que faire, et défaillant si importunément, lorsque nous en avons le plus affaire, et contestant de l'autorité si impérieusement avec notre volonté, refusant avec tant de fierté et d'obstination nos sollicitations et mentales et manuelles. (I, XXI)

On ne peut être plus explicite !

S'il vivait toujours, les recherchistes du Canal Vie et de TQS s'arracheraient Montaigne. Et ce dernier pourrait faire fortune en retournant dans son siècle avec la recette du Viagra. Pilule miracle ou non, Montaigne a ce dernier conseil pour ceux qui ont des défaillances au lit: sexe et alcool ne font pas bon ménage. «Chez moi, Vénus est bien plus allègre, accompagnée de la sobriété.» (II, XXXIII)

Concept ancien, mot nouveau
Dans un chapitre intitulé «De la force de l'imagination», Montaigne prétend que les malades guérissent plus rapidement quand on les convainc au préalable des vertus du médicament qu'ils vont prendre, et ce même si ledit remède est en soi inefficace.

Voilà pourquoi […] pratiquent les médecins ayant en main la créance (confiance) de leur patient avec tant de fausses promesses de la guérison, si ce n'est afin que l'effet de l'imagination supplée l'imposture de leur apozème (décoction). Ils savent qu'un des maîtres de ce métier leur a laissé par écrit, qu'il s'est trouvé des hommes à qui la seule vue de la médecine faisait l'opération. (I, XXI)

Le terme effet placebo est apparu en 1945, quatre cents ans plus tôt, Montaigne en faisait déjà la description exacte.

Montaigne et la mode vestimentaire
On voit ces jeunes femmes juchées de façon précaire sur leurs talons aiguilles, à la merci d'une entorse, le dos arc-bouté de façon peu naturelle pour prévenir une chute, les orteils compressés. On voit ces adolescents portant des pantalons avec la ceinture au niveau du bassin et l'entrejambe descendu jusqu'aux genoux. On en voit en minijupes l'hiver et d'autres en bonnets de laine l'été. Si on forçait ces personnes à se vêtir comme elles le font, elles pourraient à juste titre de dire victimes d'une tyrannie quelconque. Mais comme elles ont choisi librement de s'accoutrer ainsi pour avoir un look branché, elles ne sont que victimes de la mode.

Quand on regarde des peintures représentant Montaigne arborant une ridicule et inconfortable collerette, on s'aperçoit que ce n'est pas d'hier que la mode impose des diktats allant à l'encontre du confort et du gros bon sens

Paradoxe amusant, Montaigne s'en prend à la tyrannie de la mode sans se rendre compte que lui-même y a succombé.

Quant aux choses indifférentes, comme vêtements, qui les voudra ramener à leur vraie fin, qui est le service et commodité du corps. D'où dépend leur grâce et bienséance originelle, pour les plus monstrueux à mon gré qui se puissent imaginer, je lui donnerai entre autres nos bonnets carrés, cette longue queue de velours plissé qui pend aux têtes de nos femmes avec son attirail bigarré. (I, XXIII)

Montaigne condamne de même «ce lourd grossissement de pourpoints, qui nous fait tous autres que nous sommes, si incommode à s'armer», (I, XLIII). Il raille le peuple qui change constamment ses opinions et ses goûts en matière de mode.

«Quand il portait le busc de son pourpoint entre les mamelles, il maintenait par vives raisons qu'il était en son vrai lieu; quelques années après, le voilà avalé (descendu) jusques entre les cuisses (…) la façon de se vêtir présente, lui fait incontinent condamner l'ancienne. (…) Par ce que notre changement est si subit et si prompt en cela, que l'invention de tous les tailleurs du monde ne saurait fournir assez de nouvelletés, il est force que bien souvent les formes méprisées reviennent en crédit, et celles-là mêmes tombent en mépris tantôt après.» (I, XLIX)

Eh quoi ! mon bon Michel, si vous trouvez la mode ridicule et si peu commode, que faites-vous avec cette collerette empesée qui est loin de seoir à l'été bordelais? Seriez-vous plus coquet que nous ne vouliez d'admettre? Auriez-vous oublié votre propre essai intitulé «De la vanité»?

Montaigne et les médecines douces
Depuis les débuts de L'Agora, ses dirigeants ont toujours affiché un vif intérêt pour les médecines douces. On ne compte plus les articles qu'eux et leurs collaborateurs ont rédigés sur le sujet, ni les rencontres et colloques organisés sur ce thème.

On pourrait croire, à tort, que la médecine dite agressive avec la pharmacopée envahissante est un phénomène récent, et que nos ancêtres ne juraient que par les tisanes et les herbes pour se soigner.

Or, si on en croit notre essayiste, l'Agora aurait pu commencer son combat en faveur des médecines douces dès le XVIe siècle. Déjà à cette époque, Montaigne redoutait la médecine «moderne» et croyait au pouvoir régénérateur de la nature. «J'ai pris […] pour mon regard ce précepte ancien: que nous ne saurions faillir à suivre Nature, que le souverain précepte, c'est de se conformer à elle.», (III, XII) «Je laisse faire nature et présuppose qu'elle se soit pourvue de dents et de griffes, pour de défendre des assauts qui lui viennent.» (I, XXIV)

Un des reproches adressés à la médecine d'aujourd'hui c'est qu'elle éloigne les gens de leur propre corps. On se rue chez le médecin au moindre malaise et on lui demande d'interpréter pour nous des maux que lui-même ne ressent pas ! Or il semble que ça ne soit pas d'hier que les gens ont perdu contact avec leur corps. Non seulement Montaigne en parle-t-il, mais il cite à ce sujet des personnages qui ont vécu des siècles avant lui.

«Tibère disait que quiconque avait vécu vingt ans se devait répondre des choses qui lui étaient nuisibles ou salutaires, et se savoir conduire sans médecine et le pouvait avoir appris de Socrate, lequel, conseillant à ses disciples, soigneusement et comme une très principale étude, l'étude de leur santé, ajoutait qu'il était malaisé qu'un homme d'entendement, prenant garde à ses exercices, à son boire et à son manger, ne discernât mieux que tout médecin ce qui lui était bon ou mauvais.» (III, XIII)

Montaigne raconte les mésaventures des habitants d'un village des Pyrénées qui eurent le malheur de voir une de leurs filles épouser un médecin d'une autre contrée. Ledit médecin commença à s'occuper de leur santé…Qui ne fit que décliner depuis !

Au lieu de l'ail, de quoi ils avaient appris à chasser toutes sortes de maux, pour âpres et extrêmes qu'ils fussent, il (le médecin) les accoutuma, pour une toux, ou pour un morfondement (rhume), à prendre les mixtions étrangères, et commença à faire trafic, non de leur santé seulement, mais aussi de leur mort. (II, XXXVII)

Knock, dans la pièce de Jules Romains, disait qu'«un homme en santé est un malade qui s'ignore.» C'est ce qui est arrivé à ces mêmes résidants du village de Lahontan avec l'arrivée du médecin «moderne.» «Depuis lors seulement, ils ont aperçu que le serein (humidité du crépuscule) leur appesantissait la tête, que le boire, ayant chaud, apportait nuisance, et que les vents de l'automne étaient plus griefs (nocifs) que ceux du printemps.» (II, XXXVII)

S'il ne s'agissait que de malaises psychosomatiques, on pourrait sourire. Mais il semble, selon Montaigne, que la médecine agressive du médecin des Pyrénées ait causé des maladies iatrogènes, ces maladies provoquées par les traitements médicaux ou les médicaments eux-mêmes: «Depuis l'usage de cette médecine, ils se trouvent accablés d'une légion de maladies inaccoutumées, et […] ils aperçoivent un général déchet en leur ancienne vigueur, et leurs vies de moitié raccourcies.» (II, XXXVII)

Un groupe de chercheurs français a récemment conclu que des 4750 médicaments disponibles aujourd'hui en France, on pourrait n'en conserver que soixante-cinq. Tous les autres sont soit des médicaments aux effets similaires à ceux des soixante-cinq, soit des médicaments totalement inefficaces ou même potentiellement dangereux. 2 Comme quoi la quantité n'est pas un gage de qualité. Montaigne faisait le même constat en parlant d'une pilule qui contenait plus de cent ingrédients mais qui était incapable de dissoudre la plus petite pierre dont il était affligé.

Notre penseur affirme aussi qu'il vaut mieux avoir une santé solide pour pouvoir supporter l'effet des médicaments ! «Je réponds à ceux qui me pressent de prendre médecine, qu'ils attendent au moins que je sois rendu à mes forces et à ma santé, pour avoir plus de moyen de soutenir l'effort et le hasard de leur breuvage.» (I, XXIV) «Car quoi, tant de puants breuvages, cautères, incisions, suées, sétons, diètes, et tant de formes de guérir qui nous apportent souvent la mort pour ne pouvoir soutenir leur violence et importunité?» (III, XIII)

Mais qu'il s'agisse de médecine douce ou de médecine agressive, les gens doivent un jour se rendre à l'évidence qu'ils ne sont pas éternels. « Nous sommes pour vieillir, pour affaiblir, pour être malades, en dépit de toute médecine. […] Mon bonhomme c'est fait: on ne saurait vous redresser; on vous plâtrera pour le plus et étançonnera un peu, et allongera-t-on de quelque heure votre misère. (III, XIII) Cette solution nous amène au thème suivant.

Montaigne face à la mort
En 1991, L'Agora organisait un colloque intitulé «Mourir avec dignité» où il fut question entre autres d'acharnement thérapeutique, de volontés de fin de vie, de soins palliatifs et de suicide assisté. Sujets fort complexes où les questionnements sont plus nombreux que les solutions. À intervalles réguliers, l'actualité ramène ces débats à l'avant-plan, comme nous l'avons vu récemment avec le cas de ce jeune paraplégique français dont la mère, à sa demande, a accéléré la mort.

La médecine moderne réussit à prolonger l'existence, mais souvent au détriment de la qualité de vie. Une vie de souffrances et de douleurs continuelles vaut-elle la peine d'être vécue? Montaigne ne le croyait pas. «Il est heure de mourir lorsqu'il y a plus de mal que de bien à vivre; et que, de conserver notre vie à notre tourment et incommodité, c'est choquer les lois mêmes de nature.» (I, XXXIII)

Est-ce à dire que Montaigne approuve le suicide, assisté ou non, dans certaines circonstances? il consacre partie d'un essai à la question (II, III) et à la fin nous ne sommes pas plus avancés sur ce qu'il pense vraiment. Il commence en rappelant la position de l'Église, «c'est à Dieu, qui nous a ici envoyés, […] de nous donner congé quand il lui plaira, non à nous de le prendre.» À l'autre bout du spectre, il cite Pline qui prône le suicide à ceux qui sont affligés des maux suivants: pierre à la vessie, douleur d'estomac, douleur de tête. Le moins qu'on puisse dire, c'est que Pline a une solution radicale à l'engorgement des salles d'urgence !

Montaigne rapporte ailleurs (II, XII) des paroles de Sénèque sur la vie: «Te plaît-elle? supporte-là. Ne te plaît-elle plus? sors-en par où tu voudras !» (Lettre 7). L'essayiste cite ensuite Cicéron (II, XII): «La douleur te pique? Supposons même qu'elle te déchire. Si tu es sans défense, tends la gorge; si au contraire, tu es protégé par les armes de Vulcain, c'est-à-dire, le courage, résiste.» (Tusculanes, livre II, chap. II).

Revenons au troisième chapitre du deuxième livre des Essais où Montaigne multiplie les anecdotes. Telle personne s'est suicidée pour mettre fin à des douleurs insupportables, telle autre pour échapper à la torture. Il parle de cas de suicides collectifs, où les habitants de villages entiers ont préféré se donner la mort plutôt que de tomber entre des mains ennemies. Alors qu'il semble donner raison à ceux qui choisissent d'abréger leurs jours face à une douleur réelle ou appréhendée, il révèle le cas de gens qui ont décidé de surseoir au suicide et qui ont vu leur fortune changer au point d'enlever toute pertinence à ce choix.

Après des pages et des pages d'exemples souvent contradictoires, Montaigne conclut de façon abrupte et laconique en excusant le suicide dans certaines situations. «La douleur insupportable et une pire mort me semblent les plus excusables incitations.» (II, III)

Cette approbation du bout des lèvres n'est pas convaincante. Montaigne lui-même à la fin de sa vie a souffert d'atroces coliques causées par des pierres à la vessie. «Je suis aux prises avec la pire de toutes les maladies, la plus soudaine, la plus douloureuse, la plus mortelle et la plus irrémédiable.» (II, XXXVII) Au début de ses crises, il a songé à commettre un geste irréparable. «Je sentais […] assez qu'il était heure de partir, et qu'il fallait trancher la vie dans le vif et dans le sein, suivant la règle des chirurgiens quand ils ont à couper quelque membre.» (II, XXXVII) Mais l'idée du suicide l'a rapidement abandonné. Il a même trouvé un côté positif à ses souffrances: sans désirer la mort, il ne la craindra désormais plus puisqu'elle ne pourra être pire que les douleurs endurées.

J'ai au moins ce profit de la colique, que ce que je n'avais encore pu sur moi, pour me concilier du tout et m'accointer (familiariser) à la mort, elle le parfera; car d'autant plus elle me pressera et importunera, d'autant moins me sera la mort à craindre. (II, XXXVII)

Mais que faire quand des gens n'ont pas les «armes de Vulcain» pour résister à la douleur? Est-il moralement acceptable de les aider à passer de vie à trépas? Montaigne ne le croit pas, il sait que la douleur fausse le jugement et que ceux qui souhaitent la mort souhaitent surtout de cesser de souffrir. Diogène s'étant mépris sur les intentions d'Antisthène qui souffrait le martyre lui présenta un couteau. Ce dernier répliqua qu'il voulait être délivré de ses maux, pas de la vie.

Il y a toujours danger à vouloir «aider» des gens dans ces circonstances. On peut être ému par la condition pitoyable de quelqu'un et s'imaginer que la personne préfèrerait être morte. Or, qui peut juger sans se tromper en matière si délicate? Il ne devait pas être très agréable d'être affligé de la lèpre au XIVe siècle. C'est pourquoi Tamerlan, cet émir turc, faisait mettre à mort les lépreux «pour, disait-il, les délivrer de la vie qu'ils vivaient si pénible.» (II, XXXVII) Montaigne s'insurge contre cette pratique qu'il qualifie de «cruauté fantastique» et de «sotte humanité.» Qui dit que ces pauvres mères ne préféraient pas leur sort à la mort? «Il n'y avait nul d'eux qui n'eût mieux aimé être trois fois ladre (lépreux) que de n'être pas.» (II, XXXVII) Notre penseur avait bien vu les dérives où pouvait conduire le meurtre par compassion.

Tout comme aujourd'hui, la question du suicide pour éviter une mort pénible n'était pas facile à trancher à l'époque de Montaigne. Rien n'est tout blanc ni tout noir dans ce débat. On nage toujours dans des zones grises qui risquent fort de le demeurer longtemps.

Les kamikazes
Certains suicides sont plus violents que d'autres et entraînent des innocents dans la mort. Le terme kamikaze date de la Seconde Guerre mondiale et désigne ces aviateurs japonais qui sacrifiaient leur vie en s'écrasant en avion sur les bâtiments de guerre américains. Le mot est revenu à la mode aujourd'hui au Proche-Orient où des Palestiniens se transforment en bombes humaines. Le cas le plus spectaculaire d'attaque kamikaze demeure bien sûr la destruction des tours jumelles du World Trade Center.

Une nation peut se défendre face à une attaque conventionnelle. C'est beaucoup plus difficile de le faire quand on ignore d'où viendra la prochaine attaque, quand la menace provient peut-être de cet homme ou de cette femme qui déambule à vos côtés. Les Israéliens en font l'expérience douloureuse en ce moment. Malgré des mesures de contrôle strictes et des représailles sévères, l'état hébreu est incapable d'éliminer les attentats suicides sur son territoire.

Celui qui se trouve en ce danger ne doit pas beaucoup espérer ni de sa force, ni de sa vigilance.» (I, XXIV) Montaigne ne connaissait évidemment pas le phénomène actuel des kamikazes. Mais avouez que cette dernière phrase s'applique bien à la situation où se trouvent Israël et d'autres pays. Je conclus avec cette autre observation sinistrement prémonitoire qui résume bien la difficulté de contrer un ennemi prêt à se sacrifier pour sa cause: «Quiconque aura sa vie à mépris, se rendra toujours maître de celle d'autrui. (I, XXIV)

Montaigne et la toile
Nous avons pu apprécier jusqu'ici les dons de prémonition de Montaigne. Ce dernier tenait peut-être ces qualités de son paternel. Jugez-en vous-mêmes.

«Feu mon père, homme pour n'être aidé que de l'expérience et du naturel, d'un jugement bien net, m'a dit autrefois qu'il avait désiré mettre en train qu'il y eût ès (dans les) villes certain lieu désigné, auquel ceux qui auraient besoin de quelque chose se pussent rendre et faire enregistrer leur affaire à un officier établi pour cet effet, comme: Je cherche à vendre des perles, je cherche des perles à acheter. Tel veut compagnie pour aller à Paris; tel s'enquiert d'un serviteur de telle qualité; tel d'un maître; tel demande un ouvrier; qui ceci, qui cela, chacun selon son besoin. Et semble que ce moyen de nous entr'avertir apporterait non légère commodité au commerce public; car à tous coups il y a des conditions qui s'entre cherchent, et, pour ne s'entreprendre, laissent les hommes en extrême nécessité. » (I, XXXV)

Remplacez «officier établi» par Internet et vous avez sous les yeux la description d'un babillard électronique. Le concept était en germe dans l'esprit du père de Montaigne. Il n'y manquait que la technologie moderne.

Sport et abstinence
Doit-on s'abstenir de rapports sexuels avant une épreuve sportive? On l'a cru pendant longtemps. Pendant si longtemps en fait que Montaigne nous apprend que même les Grecs faisaient preuve d'abstinence avant de se livrer à des compétitions. «Pour maintenir leurs corps fermes au service de la course des Jeux Olympiques, de la palestrine (palestre) et autres exercices. Ils se privèrent, autant que leur dura ce soin, de toute sorte d'acte vénérien.» (II, VIII)

Cette pratique s'est maintenue, du moins officiellement, à travers les âges. Toutefois, lors de récents jeux olympiques, des champions brisèrent le tabou et avouèrent avoir succombé aux plaisirs de la chair la veille de leur entrée en piste. Certains prétendaient même avoir mieux performé (au stade, pas au lit) que jamais.

Il n'en fallait pas plus pour que des chercheurs se penchent sur la question. Leurs conclusions: les relations intimes la veille d'un événement sportif n'ont pas d'incidence, positive ou négative, sur la performance des athlètes. Les études n'ont pu faire la preuve ou des méfaits d'une telle pratique.

Il existe cependant une discipline sportive où le mythe de l'abstinence a la vie dure, il s'agit de la boxe. Tous les entraîneurs vous diront qu'un boxeur frustré est plus agressif. «Ne court-on sus aux méchants et aux ennemis assez vigoureusement si on n'est courroucé.» (II, XII) Dans un sport dont le but est de démolir l'adversaire à coups de poings, cette agressivité est sûrement la bienvenue. Dans ce cas-ci, il y a peut-être effectivement des avantages à ne pas succomber aux joies de l'alcôve avant un combat. Montaigne rapporte que les guerriers gaulois avaient compris ce principe. «Les anciens Gaulois […] recommandaient singulièrement aux hommes qui se voulaient dresser pour la guerre, de conserver bien avant en l'âge leur pucelage, d'autant que les courages s'amollissent et divertissent par l'accouplage des femmes.» (II, VIII)

Nos ancêtres les Gaulois avaient pris à rebours le slogan des hippies: Faites l'amour et non la guerre. J'ignore si ces deux pratiques sont incompatibles. Peut-être ne s'agit-il que d'un mythe, comme l'abstinence et le sport. Peut-être est-il possible après tout de faire et l'amour et la guerre. Dans ce cas, s'il est possible de concilier des activités différentes, pourquoi ne pas conserver le sport et l'amour et laisser tomber la guerre?

Montaigne et la conquête du nouveau monde
Montaigne est né en 1533, l'année même de la mise à mort du souverain inca Atahualpa par Pizarro. Pendant des siècles, l'histoire nous a présenté la conquête des Amériques comme une grande entreprise civilisatrice. Ce discours a toutefois changé au XXe siècle et a atteint son point culminant en 1992, alors qu'on célébrait le cinq centième anniversaire de l'arrivée de Christophe Colomb dans les Antilles. À ce moment il était impossible d'ignorer les massacres perpétrés par les Européens sur les populations indigènes. Même si certains ont eu tendance alors à démoniser les conquérants et à leur imputer tous les maux de la terre, tous s'entendent pour dire que les Européens n'ont pas apporté que des bienfaits aux populations autochtones.

Montaigne s'est beaucoup intéressé aux récits des voyageurs qui décrivaient ces civilisations inconnues. Ses commentaires réjouiront aujourd'hui ceux qui dénoncent la brutalité des «envahisseurs» du Vieux Monde. Si je rapporte ici les opinions de Montaigne, ce n'est pas pour leur originalité. Ses propos sur les méfaits de la Conquête n'apportent rien de neuf à nos contemporains qui se sont penchés sur la question. Ce qui distingue toutefois notre essayiste, c'est qu'il fut une des rares personnes au XVIe siècle à tenir un tel discours. D'où l'intérêt de prendre connaissance aujourd'hui des opinions d'un dissident d'hier.

Parlant du Nouveau Monde, Montaigne écrit «bien crains-je que nous aurons bien fort hâté sa déclinaison (déclin) et sa ruine par notre contagion, et que nous lui aurons bien vendu nos opinions et nos arts.» 3 Montaigne ne considérait pas les habitants de ces contrées lointaines comme des sauvages ou des êtres primitifs.
La plupart de leurs réponses et des négociations faites avec eux témoignent qu'ils ne nous devaient rien en clarté d'esprit naturelle et en pertinence […] et la beauté de leurs ouvrages en pierrerie, en plume en coton en la peinture, montrent qu'ils ne nous cédaient non plus en l'industrie.

Si les Européens voulaient implanter certaines de leurs coutumes en ces nouveaux lieux, ils pouvaient le faire par la douceur et la persuasion. «Qu'elle réparation eût-ce été, et quel amendement à toute cette machine, que les premiers exemples et déportements (conduite) nôtres qui se sont présentés par-delà, eussent appelé ces peuples à l'admiration et imitation de la vertu et eussent dressé entre eux et nous une fraternelle société et intelligence !

Au lieu de cela, les conquérants ont choisi la voie de la force et de la coercition.

Au rebours, nous nous sommes servis de leur ignorance et inexpérience à les plier plus facilement vers la trahison, luxure, avarice et vers toute sorte d'inhumanité et de cruauté à l'exemple et patron de nos mœurs. Qui mit jamais à tel prix le service de la mercadence (commerce) et du trafic? Tant de villes rasées, tant de nations exterminées, tant de millions de peuples passés au fil de l'épée, et la plus riche et belle partie du monde bouleversée pour la négociation des perles et du poivre! Mécaniques victoires. Jamais l'ambition, jamais les inimitiés publiques ne poussèrent les hommes les uns contre les autres à si horribles hostilités et calamités si misérables. »
Je rappelle que ces lignes furent écrites vers 1580 et non en 1980, ce qui nous permet d'apprécier encore une fois la clairvoyance de Montaigne.

Montaigne et la judiciarisation de la société

Autre sujet sur lequel L'Agora s'est penché au début des années 1990. La judiciarisation des rapports sociaux et la multiplication des poursuites en justice ne sont pourtant pas des phénomènes apparus au siècle dernier si l'on se fie à ce qu'en dit Montaigne. Ce dernier parle de «ces nations […] où il y a plus d'officiers et de lois qu'il n'y a d'autres hommes et qu'il n'y a d'actions.» (II, XII) Sa propre patrie n'est pas épargnée: «Nous avons en France plus de lois que tout le reste du monde ensemble, et plus qu'il n'en faudrait à régler tous les mondes.» (III, XIII)

Justement, il semble que cette multiplication des lois ne règle en rien les problèmes de la vie courante. On donne autorité de loi à infinis docteurs, infinis arrêts, et à autant d'interprétations. Trouvons-nous pourtant quelque fin au besoin d'interpréter? S'y voit-il quelque progrès et avancement vers la tranquillité? Nous faut-il moins d'avocats et de juges que lorsque cette masse de droit était encore en sa première enfance? (III, XIII)
Heureux les peuples à l'abri des tracasseries judiciaires ! Montaigne cite l'Arioste qui parle des gens de loi (II, XII): Ils ont les mains et les poches pleines d'ajournements, de requêtes, d'informations et de lettres de procuration, chargées de liasses de gloses, de consultations et de procédures. Grâce à eux le pauvre peuple n'est jamais en sûreté dans les villes; par-devant, par-derrière, des deux côtés, il est assiégé d'une foule de notaires, de procureurs et d'avocats… (Roland Furieux, chant XIV)
Montaigne souligne plus loin la sagesse du roi d'Espagne: Le roi Ferdinand, envoyant des colonies aux Indes, prévut sagement qu'on n'y menât aucuns écoliers de la jurisprudence, de crainte que les procès ne peuplassent en ce nouveau monde, comme étant science, de sa nature, génératrice d'altercation et de division. (III, XIII)
De nos jours certains textes de loi et certains contrats sont d'une telle complexité que même les avocats en perdent leur latin. Montaigne, qui a appris à parler latin avant de savoir le français, était tout aussi dérouté devant un tel charabia. «Pourquoi est-ce que notre langage commun, si aisé à tout autre usage, devient obscur et non intelligible en un contrat et testament?» (III, XIII)

Depuis l'apparition des chartes des droits et libertés, les gouvernements s'en remettent de plus en plus aux juges pour prendre à leur place des décisions sur des sujets sensibles pouvant affecter l'ensemble de la société. Ce glissement du politique vers le judiciaire en inquiète plus d'un. Certains commencent à dénoncer cette tendance à laisser d'énormes pouvoirs entre les mains d'un corps non élu. Montaigne s'en préoccupait déjà à l'époque: «Et si (et pourtant), avons tant laissé à opiner et décider à nos juges, qu'il ne fut jamais liberté si puissante et si licencieuse.» (III, XIII)

Est-il possible de nos jours d'échapper à cette inflation judiciaire? Il semble que ce soit difficile. On peut seulement se souhaiter pouvoir faire siens ces mots de Montaigne, «Nul juge n'a encore, Dieu merci, parlé à moi comme juge, pour quelque cause que ce soit, ou mienne ou tierce…» (III, XIII)



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Quelques réflexions supplémentaires
— Sur l'épuisement des ressources:
«Notre mère nature nous avait munis à planté (satiété) de tout ce qu'il fallait; voire, comme il est vraisemblable, plus pleinement et plus richement qu'elle ne fait à présent que nous y avons mêlé notre artifice. […] les débordement et dérèglement de notre appétit devançant toutes les inventions que nous cherchons de l'assouvir.» (II, XII)

— Sur la gêne qu'éprouvent bien des gens à la vue d'une personne handicapée physiquement:
«Remarquons, au demeurant, que nous sommes le seul animal duquel le défaut offense (incommode) nos propres compagnons.» (II, XII)

— Sur la chasse:
«De moi, je n'ai pas su voir seulement sans déplaisir poursuivre et tuer une bête innocente, qui est sans défense et de qui nous ne recevons aucune offense.» (II, XI)

— Sur les politiciens qui s'accrochent au pouvoir.
«J'ai vu de mon temps et connu familièrement des personnages de grande autorité, qu'il était bien aisé à voir être merveilleusement déchus de cette ancienne suffisance (qualité) que je connaissais par la réputation qu'ils en avaient acquise en leurs meilleurs ans. Je les eusse, pour leur honneur, volontiers souhaités retirés en leur maison à leur aise et déchargés des occupations publiques (…) qui n'étaient plus pour leurs épaules. (II, VIII)

— Sur la difficulté de mettre en place un bon gouvernement après avoir renversé une dictature (songeons à l'Afghanistan et la l'Irak).
«Il est bien aisé d'engendrer à un peuple le mépris de ses anciennes observances: jamais homme n'entreprit cela qui n'en vint à bout; mais d'y établir un meilleur état en la place de celui qu'on a ruiné, à ceci plusieurs se sont morfondus, de ceux qu'ils l'avaient entrepris. (II, VXII) Le bien ne succède pas nécessairement au mal; un autre mal peut lui succéder, et pire, comme il advint aux tueurs de César, qui jetèrent la chose publique à tel point qu'ils eurent à s'en repentir de s'en être mêlé. (III, IX)

— Sur le débat toujours en cours au sujet du caractère inné ou acquis de l'homosexualité:
Dans certaines contrées lointaines, «autant par coutume que par nature les mâles se mêlent aux mâles.» (I, XXIII)

— Sur les louanges, parfois excessives, adressées à une personne décédée («Vous voulez qu'on dise du bien de vous? Un conseil: mourez» 4
«À la perte du premier connu, nous piquons à lui prêter des louanges nouvelles et fausses, et à le faire tout autre, quand nous l'avons perdu de vue, qu'il nous semblait être quand nous le voyions.» (III, IV)

— Sur la cruauté envers les animaux:
«Nous devons la justice aux hommes, et la grâce et la bénignité aux autres créatures.» (II, XI)

— Sur ceux qui font écrire des livres ou des recherches par d'autres et en retirent tout le crédit:
«J'ai vu faire des livres de choses ni jamais étudiées, ni entendues, l'auteur commettant à divers de ses amis savants la recherche de celle-ci et de cette autre matière à le bâtir, se contentant pour sa part d'en avoir projeté le dessin et empilé par son industrie ce fagot de provisions inconnues; au moins est sien l'encre et le papier. Cela est en conscience acheter ou emprunter un livre, non pas le faire.» (III, XII)

Conclusion


Montaigne a décrit les mœurs de son temps en les comparant avec celles de l'Antiquité. Nous venons de voir à notre tour que certains de nos usages, travers et idées ne dataient pas d'hier.

Si la tendance se poursuit, dans plusieurs années d'ici on apprendra avec étonnement que la télé-réalité, la rectitude politique et l'obsession de la sécurité existaient bien avant le XXIe siècle.



Notes
1. Les chiffres renvoient respectivement au livre et au chapitre des «Essais» de Montaigne.
2. Le Nouvel Observateur, 13-19 novembre 2003.
3. (III, VI) pour toutes les citations de cette section.
4. Jean Dion, Le Devoir, 17-18 janv. 2004.

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La bibliothèque d'Alexandrie
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