5. Son influence et sa place dans l'histoire des littératures

Augustin Gazier
Cinquième et dernière partie de la biographie de Molière par Augustin Gazier (1844-1922), publiée dans La Grande Encyclopédie .
5. LE RÔLE DE MOLIÈRE, SON INFLUENCE, SA PLACE DANS L'HISTOIRE DES LITTÉRATURES.
Tel que nous venons de le voir au cours d'une étude si rapide, Molière est, à coup sûr, un des plus grands génies dont l'humanité se glorifie, et il nous semble que ses contemporains ont dû s'estimer trop heureux de le posséder, qu'ils n'ont pu manquer de lui prodiguer les marques d'une admiration enthousiaste et que sa fin prématurée les a jetés dans la désolation. La postérité, d'autre part, nous paraît avoir eu le devoir d'honorer une telle mémoire, et sans doute la gloire de Molière a grandi pour ainsi dire d'une génération à l'autre. Ce serait mal connaître les deux siècles qui ont précédé le nôtre; l'auteur du Misanthrope n'a pas toujours été, comme aujourd'hui, l'objet d'un culte qui confine au fétichisme. Il a dû lutter pour obtenir le succès, et lors même que ses chefs-d'œuvre étaient admirés, ils ne tardaient pas à disparaître de l'affiche pour faire place à des tragédies quelconques, à des comédies sans valeur ou à des farces de mauvais goût, que lui et ses camarades étaient contraints de faire paraître bonnes en les jouant de leur mieux. Le registre de son théâtre, tenu par son camarade La Grange, n'est que trop instructif à cet égard; on y voit, pour prendre ce seul exemple, qu'il fallut soutenir l'Avare au cours de ses toutes premièresreprésentations, en déc. 1668, et lui adjoindre une farce anonyme qui n'a pas même eu les honneurs de l'impression, le Fin lourdaud, ou le Procureur dupé. Ce même Avare fut joué dix on douze fois en 1669, et sept ou huit fois seulement en 1670, 1671 et 1672. Molière n'eut pas la satisfaction de jouer plus de quarante fois en cinq ans une pièce de cette valeur, et la proportion est assez sensiblement la même pour ses autres œuvres. L'impression de toutes ses comédies réunies ne parait pas avoir enrichi les libraires; mais il en fut de même au siècle de Louis XIV pour beaucoup d'autres ouvrages non moins admirables: les Oraisons funèbres de Bossuet, de même que son Discours sur l'histoire universelle, ont eu du vivant de leur auteur deux ou trois éditions tout au plus. Le peuple d'alors ne lisait pas, il n'allait pas au théâtre, et le «tout Paris» qui, au dire de Boileau, eut pour Chimène les yeux de Rodrigue, se réduisait sans doute à quelques milliers de gentilshommes et de bourgeois. Si du moins ce petit nombre de spectateurs et de lecteurs avait témoigné pour les chefs-d'œuvre qui étaient soumis à son jugement une admiration réfléchie, Molière aurait pu se déclarer satisfait; mais bien peu de ses contemporains surent reconnaître en lui un très grand poète et le prince des poètes comiques. Commandeurs, vicomtes indignés, fougueux marquis, zélés défenseurs des bigots, tous ceux dont a parlé Boileau lui déclaraient la guerre, et il ne se trouvait pour ainsi dire personne pour prendre hautement sa défense. La Fontaine, qui le jugeait «son homme», est peut-être le seul qui l'ait apprécié à sa juste valeur; Louis XIV n'a vu en lui que le plus amusant des bouffons, et Boileau même, son ami de tous les instants, son défenseur dans la grande affaire de Tartuffe, ne lui a pas toujours rendu justice. Dans sa fameuse satire contre la rime, il ne saluait en Molière qu'un «savant maître d'escrime» et un versificateur d'une habileté prodigieuse; du poète-comique, pas un mot. En 1674, alors que Molière mort appartenait tout entier à la postérité, Boileau s'est contenté de dice de lui que, s'il avait su éviter la bouffonnerie grossière, il aurait peut-être, — la chose n'était donc pas bien sûre? — remporté le prix de son art. Ce n'est qu'en 1677, dans sa belle épitre à Racine, que Boileau a donné à Molière les louanges qui lui étaient dues, et parlé de ces «beaux traits aujourd'hui si vantés». Ainsi Molière ne paraît pas avoir joui pleinement de la gloire que lui assuraient ses chefs-d'œuvre; sauf de bien rares exceptions, ses contemporains ne se sont pas doutés qu'ils avaient au milieu d'eux un si grand poète, un si grand peintre de la nature humaine, un si grand écrivain. Sa mort passa pour ainsi dire inaperçue, comme celle de Corneille dix ans plus tard; on ne lui consacra ni article dans la gazette, ni éloge officiel d'aucune sorte; Louis XIV ne songea même pas à faire mettre son buste dans la salle de spectacle du Louvre ou de Versailles, et si nous avons son portrait, c'est parce qu'il était de longue date l'ami intime de Mignard.

Bien plus, il ne faudrait pas croire, sur la foi de Boileau, que l'aimable comédie ait été «terrassée» le jour où Molière mourut. Lui vivant, les grimauds avaient beaucoup travaillé pour le théâtre; il y avait à l'Hôtel de Bourgogne un comédien-poète, Montfleury, qui était le Molière de sa troupe et qui faisait représenter avec succès des pièces intitulées l'lmpromptu de l'hôtel de Condé, l'École des jaloux, l'Ecole des filles, etc. La troupe du Marais avait aussi ses poètes attitrés, et le public parisien allait indifféremment à l'un on à l'autre de ces trois théâtres. Molière mort, ses camarades eux-mêmes ne portèrent pas longtemps son deuil et il se présenta des auteurs en grand nombre pour recueillir sa succession. Le grand siècle ressemblait à son roi, il savait, comme lui, se servir et se passer des plus grands hommes; comme lui encore, il savait trouver, deux ans avant la mort de Turenne, «la monnaie de Molière». Toutefois, les poètes comiques de la fin du XVIIe siècle n'osèrent pas suivre à la trace l'auteur du Misanthrope et des Femmes savantes. Pour bien des raisons qu'il serait trop long de déduire ici, ils s'attachèrent de préférence à la comédie de mœurs; ils composèrent, Dancourt et Dufresny surtout, des pièces remplies d'allusions aux menus faits de la vie contemporaine et dont les héros sont de préférence des valets ou des soubrettes. Regnard seul eut l'audace d'imiter franchement Molière et de prétendre le continuer; il est à son modèle ce que Florian est à La Fontaine, c'est tout ce qu'on en peut dire de mieux.

Le XVIIIe, siècle, si raffiné pourtant, n'a pas mieux compris Molière, qui n'a jamais été traité plus sévèrement que par Voltaire, Rousseau, d'Alembert et quelques autres de leurs contemporains. On veut bien alors lui reconnaître du génie; mais que de restrictions accompagnent les éloges! Au dire de Voltaire, par exemple, son théâtre laisse bien à désirer; il y a des longueurs, les intrigues quelquefois sont faibles; les dénouements sont rarement ingénieux; enfin, ses pièces même les plus excellentes ne sont pas assez intéressantes, et cela justifie le public qui accourt en foule quand on joue du Racine, qui déserte quand on lui propose du Molière. D'Alembert a osé soutenir que les comédies de l'auteur du Misanthrope manquent de finesse; et Rousseau le paradoxal, sur lequel d'autres enchérissent encore, fait de Molière, nous l'avons vu, le plus immoral peut-être et le plus dangereux de nos écrivains. La gloire de notre grand comique parait donc subir une sorte d'éclipse au XVIIIe, siècle; les admirateurs de Marivaux et du marivaudage, les partisans de La Chaussée, qui aimaient à verser des larmes d'attendrissement à la comédie, les inventeurs de l'opéra-comique ou du drame bourgeois, et enfin ceux qui applaudissaient le Mariage de Figaro, ne pouvaient pas se plaire aux représentations des pièces de Molière. C'est bien pis encore au lendemain de la Révolution, pendant toute la durée de l'Empire et sous la Restauration, voire même aux environs de 1840. «Molière, dit Geoffroy, le célèbre critique du Journal des Débats, parait trop naturel dans un siècle aussi raffiné que le nôtre; quelques femmes délicates trouvent même ce père de la comédie un peu bête»; enfin, ce n'est pas une simple boutade spirituelle, c'est la constatation d'un fait que nous trouvons dans les vers si connus d'Alfred de Musset
    J'étais seul, l'autre soir, au Théâtre français,
    Ou presque seul, l'auteur n'avait pas grand succès:
    Ce n'était que Molière!

Mais depuis, les choses ont bien changé; grâce aux efforts incessants d'une critique véritablement digne de ce nom, grâce aussi aux patientes recherches et aux heureuses trouvailles des érudits modernes, Molière est de jour en jour mieux connu, et par suite il est plus apprécié. On commence aujourd'hui à savoir passablement l'histoire du XVIIe siècle, celle du roi, de la cour, de la nation tout entière; on peut donc admirer en connaissance de cause la vérité des peintures de Molière et la vigueur de son pinceau. Les difficultés mêmes de sa situation d'acteur et la tristesse de sa vie intime, toutes choses dont le public de son temps ne se rendait pas compte et que maintenant nous connaissons si bien, font ressortir davantage la perfection de son théâtre. Nous qui aimons tant ce que nous appelons les œuvres vécues, nous goûtons infiniment plus que nos devanciers ce qu'il y a parfois de personnel dans les grandes comédies de Molière. Enfin nous sommes plus à même de le comparer avec ses modèles, avec les auteurs auxquels il a fait des emprunts, avec ses émules français ou étrangers et avec ses imitateurs; s'il est bien grand lorsqu'on l'étudie lui-même, il grandit encore lorsqu'on le compare à tous les poètes-comiques anciens ou modernes. Il a beaucoup imité, mais de manière à ne jamais cesser de paraître absolument original; il a beaucoup emprunté, mais il enchâsse si habilement les passages volés que nul n'oserait crier au plagiat. Devenu lui-même l'objet d'une imitation incessante et pillé successivement par tous ceux qui ont travaillé pour le théâtre-comique, il est demeuré le maître incontesté de tous les genres auxquels il a touché. Avant lui, on ne connaissait guère qu'une comédie de caractère, le Menteur de Corneille; et encore on peut lui contester ce titre; personne après lui n'a osé s'engager sur ce terrain; c'est à peine si l'on oserait mentionner à côté de l'Avare, de Tartuffe, du bourgeois gentilhomme et des autres pièces analogues, le Joueur de Regnard, le Grondeur de Brueys et Palaprat, le Glorieux de Destouches et le Méchant de Grasset, pâles exquisses, si on les compare aux grandes toiles du maître. Molière est aujourd'hui, d'un consentement unanime, le seul des grands écrivains de la France auquel on ne puisse trouver un rival dans les littératures anciennes ou modernes. Toutes proportions gardées, on peut opposer Démosthène à Bossuet, Sophocle et même Shakespeare à Corneille et à Racine; on met en parallèle Horace et Boileau; on a même osé comparer Phèdre et Babrius à La Fontaine fabuliste; quant à Molière, il est tellement au-dessus d'Aristophane, de Térence, de Plaute, des plus célèbres comiques de l'Italie, de l'Espagne, de l'Angleterre et de l'Allemagne, qu'il faut bien le laisser dans un glorieux isolement. L'amour-propre des nations voisines en est quitte pour dire avec certain Anglais que les caprices de la fortune ont fait naître Molière en France, mais qu'un si grand homme n'est en réalité ni Français ni étranger, parce qu'il appartient à l'humanité même, dont il a été le plus grand peintre.

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