4. La portée philosophique et morale de son oeuvre
Philosophe, Molière ne l'est évidemment pas au même titre que Descartes ou Malebranche, et nul ne saurait dire au juste à quelle école il appartient. Mais si peu que l'on étudie son œuvre, on voit qu'il avait des notions précises sur les divers enseignements de la philosophie, qu'il connaissait d'Aristote des chapitres autres que celui des chapeaux, que la scolastique ne lui était nullement étrangère, qu'il savait construire des syllogismes en barbara et qu'il pouvait aussi bien que son ami La Fontaine exposer et discuter les grandes théories cartésiennes. La philosophie qu'il avait étudiée jadis, soit chez les jésuites du collège de Clermont, soit, comme on l'a prétendu, sous la direction de l'illustre Gassendi, il la comprenait à merveille, et il était capable de faire tour à tour des réfutations d'une bien grande malice, comme dans le Mariage forcé, ou des expositions d'une clarté parfaite, comme certaines parties de l'admirable leçon du maitre de philosophie à M. Jourdain. En outre, grâce à son génie d'observation, il a fait sur le vif des études psychologiques de la plus haute valeur; il a décrit des phénomènes psychiques avec une précision étonnante, et les philosophes de profession trouvent une infinité de faits à recueillir, même dans ses comédies les moins sérieuses. Je n'en veux pour preuve que la fameuse scène du Médecin malgré lui où l'excellent M. Robert est battu à la fois par Sganarelle et par Martine parce qu'il a pris la défense de Martine battue par Sganarelle, ou la scène du pauvre an troisième acte de Don Juan, scène si mal comprise d'ordinaire. Nous y voyons un grand seigneur réduit par le sentiment de sa dignité à l'impossibilité de remettre dans sa bourse un louis qu 'il en a une fois tiré; et par suite il le jette «pour l'amour de l'humanité» à celui qui a refusé de jurer pour le mériter. Par cela seul qu'il a décrit si exactement les ridicules de la vanité, de la jalousie et tant d'autres vices, Molière pourrait d'ailleurs être considéré comme un grand philosophe; et enfin n'a-t-il pas traité avec une hauteur de vues étonnante la délicate question de l'éducation des femmes, ce qui suffirait à faire de lui un de nos plus admirables pédagogues, et par conséquent un grand philosophe?
Mais, entre toutes les parties de l'ancienne philosophie dont le maître de M. Jourdain proposait l'étude à son élève, celle que Molière cultive de préférence, c'est la morale. «Qu'est-ce qu'elle dit, cette morale? — Elle traite de la félicité, enseigne aux hommes à modérer leurs passions, et...» M. Jourdain ayant ici interrompu son professeur, la définition n'est pas complète; elle suffit néanmoins à nous montrer ce que Molière entendait par là; il croyait avec les anciens que la morale apprend aux hommes à trouver le bonheur dans la modération. Et ce rôle de moraliste, le poète comique prétendait bien se le réserver, puisqu'il a donné lui-même, à deux reprises, une définition de la comédie qui ne permet pas, semble-t-il, de se méprendre sur ses intentions. «C'est, dit-il, un poème ingenieux qui, par des leçons agréables, reprend les défauts des hommes. — L'emploi de la comédie est de corriger les défauts des hommes.» Voilà qui est clair, trop clair même, car c'est une simple traduction de la fameuse devise attribuée à Santeuil: Castigat ridendo mores. S'il en était ainsi, Molière devrait donc être considéré avant tout comme un professeur de morale, et nous pourrions être amenés à juger sévèrement certaines parties de son enseignement. Mais ne nous laissons pas prendre aux apparences; le Molière qui s'exprime ainsi dans la préface de Tartuffe est le même qui a fait parler M. Josse dans l'Amour médecin; il n'a jamais eu, il n'a jamais pu avoir sérieusement une semblable prétention et des visées si hautes. Les poètes dramatiques ne sont nullement chargés d'enseigner la morale, et comme l'a si bien dit le judicieux Joubert: «Les théâtres doivent divertir noblement, mais ils ne doivent que divertir. Vouloir en faire une école de morale, c'est corrompre à la fois la morale et l'art». Le jour ou Racine auteur de Phèdre a prétendu ramener la tragédie à son objet véritable et faire du théâtre une «école de vertu», il était bien près de renoncer pour jamais à la poésie dramatique. Ce qui est vrai de la tragédie même l'est à plus forte raison de la comédie. Enseigner la morale aux hommes en les faisant rire aux éclats est une entreprise par trop singulière; ce n'est pas ainsi qu'on peut faire entrer dans les âmes les principes d'abnégation et le sentiment du devoir qui sont la base de toute morale. À chacun son rôle en ce monde: les prédicateurs ne doivent pas divertir leur auditoire; les poètes comiques n'ont pas le droit de prêcher. N'allons donc pas demander à Molière ce qu'il ne pouvait pas donner; mais hâtons-nous de reeonnaitre qu'il lui appartenait d'instruire ses contemporains et qu'il a bien fait de leur présenter, sous une forme agréable, une suite de leçons très variées. Et d'abord son théâtre est une école de savoir-vivre qui vaut bien la Civilité puérile et honnête, et l'auteur du Siècle de Louis XIV avait raison de saluer en lui «un législateur des bienséances du monde». Molière apprendrait au besoin l'art de se présenter dans un salon, et la demande en mariage que Cléonte adresse à M. Jourdain est peut-être le modèle du genre. De tous les ouvrages publiés au XVIIe siècle, les comédies de Molière sont assurément celui qui contribue le plus à former ce qu'on appelait alors un honnête homme, c.-à-d. un homme instruit et sachant vivre. Mais n'allons pas borner là son rôle d'éducateur, autrement on ne manquerait pas de lui appliquer dans toute sa sévérité ce jugementde M. de Bonald: «La comédie corrige les manières, et le théâtre corrompt les mœurs». Les pièces de Molière qui peignent si bien d'après nature la vie de tous les jours, n'ont-elles pas le grand avantage de nous apprendre à connaître les hommes, à ne pas compter sur eux, à ne pas nous laisser tromper par leurs grimaces intéressées? Bien comprendre son théâtre, c'est avoir acquis à peu de frais des trésors d'expérience. On y voit en effet, pour prendre seulement deux ou trois exemples, les fâcheuses conséquences de la fatuité chez un brave homme qui se met à hanter la noblesse, et l'on se dit qu'il est plus sage de ne pas chercher ainsi à s'élever au-dessus de sa condition. On reconnaît que la pédanterie enlève aux femmes le sentiment de leurs devoirs d'épouses et de mères, et l'on se promet bien, si l'on a jamais une fille, d'en faire une Henriette et non pas une Armande. On comprend que la vertu véritable consiste à se montrer sévère pour soi-même et indulgent pour autrui, et ainsi du reste. Ce sont des leçons de morale pratique comparables à celles que nous offrent les fables de La Fontaine, et en effet il y a bien des analogies entre le poète comique et l'auteur des Fables, cette comédie à cent actes divers. Tous deux pourraient avoir une même devise:
- En ces sortes de feinte il faut instruire et plaire.
Tous deux mettent en beaux vers ou en prose admirable et illustrent par des exemples variés les vérités d'expérience qui ont donné naissance aux proverbes; tous deux nous apprennent à nous conduire dans la vie, et c'est à quoi se réduit ordinairement leur rôle. On pourrait donner pour épigraphes aux comédies de Molière bien des vers de La Fontaine, ceux-ci par exemple
- Ne nous associons qu'avec nos égaux.
Ne soyez à la cour, si vous voulez y plaire,
Ni fade adulateur, ni parleur trop sincère.
Toujours par quelque endroit fourbes se laissent prendre.
Plus fait douceur que violence.
Ils conviendraient à merveille au Bourgeois gentilhomme ou à Georges Dandin, au Misanthrope, à Tartuffe, à l'École des maris ou à l'École des femmes. Mais il y a cette différence essentielle entre La Fontaine et Molière que le fabuliste, poète dramatique si jamais il en fut, est rarement poète comique, alors que Molière l'est partout et toujours, même dans Tartuffe. Si La Fontaine cherche à combattre les vices, ce n'est pas ordinairement en montrant qu'ils font de nous un objet de risée; le Loup et l'Agneau, les Animaux malades, l'Aigle, la Laie et la Chatte sont de véritables tragédies, et l'on ne rit guère aux dépens du lion, du loup, de la chatte et enfin de ce méchant animal qui a nom l'homme. Au contraire, la peur du ridicule est la seule arme dont Molière puisse se servir pour combattre ces mêmes vices; il n'a même pas le droit de faire appel de temps à autre à nos sentiments les plus élevés, de nous montrer par exemple que la mort ne surprend point le sage, qu'il se faut entr'aider, ou qu'un ami véritable est une douce chose; tout cela lui est interdit; s'il ne fait pas rire, il endort. Mais la peur du ridicule n'a-t-elle pas l'orgueil pour principe? et dès lors comment pourra-t-elle contribuer à nous rendre meilleurs? On ne veut pas faire rire à ses dépens, et par conséquent on se corrigera de tel ou tel travers; mais on tient à ses vices, que les sermons les plus éloquents ne sont pas encore parvenus à déraciner, et il est bien à craindre que le spectateur de Molière n'apprenne au théâtre, comme l'a très bien observé J. J. Rousseau, l'art de demeurer profondément vicieux en évitant d'être ridicule. Un harpagon qui a vu jouer l'Avare se dira qu'il ne faut pas être amoureux, parce que l'amour induit en dépense; il vendra son carrosse et ses chevaux, il ne donnera plus à dîner, et quand il fera l'usure, il prendra ses renseignements de manière à ne pas prêter sur gages à son propre fils; en un mot il trouvera moyen de devenir plus avare encore sans qu'on puisse se moquer de lui. On n'a pas cité jusqu'à ce jour un seul exemple de conversion morale opérée par la comédie, même par la comédie de Molière, la plus noble, la plus parfaite sans comparaison; mais en revanche, s'il fallait en croire les moralistes chrétiens comme Bossuet, ou les apôtres de la morarale indépendante comme Rousseau et Mercier, le théâtre de Molière serait une école de dépravation. Bossuet sans doute l'avait fort peu lu; mais ce qu'il en connaissait peut servir, avouons-le, à justifier son indignation. Il est certain que l'auteur d'Amphitryon n'a jamais rien fait pour corriger Louis XIV du moindre vice, du moindre défaut, du moindre travers, et ce n'est pas Molière qui lui a ôté le ridicule de danser sur le théâtre. Loin de là, il l'encourageait à donner à la France le spectacle de ses amours adultères. Aussi le prêtre quidu haut de la chaire donnait parfois des leçons de morale si fortes devait souffrir en songeant que son royal auditeur allait au sortir de là en écouter de toutes contraires. On comprend donc que Bossuet ait eu Molière en horreur; l'acharnement avec lequel Rousseau et Mercier l'attaquent dans la Lettre sur les spectacles et dans le traité du Théâtre est plus difficile à comprendre. «Le théâtre de Molière, dit Jean-Jacques, est une école de vices et de mauvaises mœurs plus dangereuse que les livres mêmes où l'on fait profession de les enseigner;» et Mercier, plus violent encore, l'accuse «de rendre la friponnerie agréable et réjouissante..., de tourner l'honnêteté pure et simple en ridicule..., de réduire l'adultère en art..., d'avoir été impie pour faire rire le parterre...» L'amour du paradoxe a certainement entraîné trop loin les auteurs qui s'expriment ainsi, mais on ne saurait nier qu'il y a dans leurs déclamations mêmes une part de vérité, surtout si l'on persiste à faire de la comédie un art d'enseigner la vertu. Mais si l'on veut bien assigner au poète comique un rôle plus modeste, si l'on voit en lui, d'une part, un peintre à la façon de Téniers, un caricaturiste même, et si, d'autre part, on lui reconnaît le droit de donner à l'occasion des leçons de bienséance et de morale utilitaire, la plupart des objections que l'on fait, au nom de la morale, aux comédies de Molière tombent d'elles-mêmes. Il n'écrivait pas pour l'enfance, et ses œuvres, qu'il ne dédiait pas comme La Fontaine à Mgr le Dauphin, n'étaient pas dans sa pensée ce qu'on appellera plus tard des berquinades. Il ne songeait nullement à devenir un auteur classique au même titre que Térence, et ne prévoyait pas qu'il serait un jour expliqué dans les collèges, voire même dans les lycées de jeunes filles. Il s'adressait exclusivement aux gens du monde qui ont la passion du théâtre, à ceux qui le fréquentent sans tenir compte des anathèmes prononcés par l'Église. Pour tout dire en un mot, il travaillait à la façon des peintres et des sculpteurs dont les ouvrages ne sont pas destinés à prendre place dans le salon de la prude Arsinoé ou dans un jardin public. Dans ces conditions, qui oserait accuser Molière de. pouvoir dépraver les hommes faits, les femmes mariées, les jeunes filles élevées à la façon d'Henriette qui assistent à ses représentations? Il ne leur enseigne nullement, comme on le répète après Rousseau, à se tromper les uns les autres ou à tirer vengeance de leurs jalousies mutuelles; il ne dit point aux jeunes gens qu'il faut manquer de respect à la vieillesse et échapper par tous les moyens possibles à la surveillance de parents fâcheux; il n'instruit pas les valets à friponner leurs maîtres et les servantes à gouverner la maison; il se contente de montrer que les choses se passent souvent ainsi; enfin il met sous les yeux des spectateurs un coin du grand tableau de la vie. Molière ne saurait donc être considéré, sans injustice, comme un auteur immoral, puisqu'il se contente de peindre les hommes tels qu'ils sont en réalité; ce n'est pas sa faute si la fidélité de ses peintures, la profondeur de ses vues et finalement la perfection de son style ont amené la postérité à faire de lui, ce que ses contemporains ne faisaient pas, un des maîtres de la jeunesse.