La mode au noir Réflexions hors mode sur la mode

Hélène Laberge
La mode actuelle, par rapport à celle des temps passés, semble avoir perdu en esthétisme et en charme ce qu'elle a gagné en confort et en simplification. L’uniformisation de la mode, le vêtement unisexe en particulier, n'apparaît-elle pas comme un appauvrissement d’une des expressions humaines les plus visibles et les plus propices à la communication entre les hommes et les femmes ?

C’est à l’heure actuelle le règne du noir. Dans les rues, dans les bureaux, dans les réceptions, à la maison, les manteaux, pantalons, vestes, anoraks, foulards, chapeaux que portent les femmes, plus particulièrement, sont noirs ou gris anthracite. Les bals de fin d’année vont bientôt avoir lieu; y verra-t-on encore de ravissantes adolescentes en vêtements de deuil, les lèvres brunes et les ongles endeuillés? Danseront-elles avec ces bottes d’armée qu’on ose appeler chaussures et qui donnent à leur démarche l’allure d’un soldat qui monte au front?1 Tout se passe comme si l’adolescente, la femme, mais l’adolescente surtout, n’osait plus être fleur, comme l’était de façon souveraine Audrey Hepburn dans My Fair Lady, sous les doigts féeriques d’un grand couturier.


La mode vestimentaire est l’une des signatures d’une culture et d’une époque donnée dont il vaut la peine de faire l’analyse. Son caractère transitoire est en soi une grille très précieuse. Lorsque nous nous étonnons des vêtements que portaient nos mères, nous prenons note par le fait même de la disparition d’une façon de vivre… Mais la mode a ceci de particulier que son pouvoir d’attraction empêche souvent l’exercice de l’esprit critique. “Elles sont à la mode”, vous dira la vendeuse de chaussures, en vous présentant des sandales noires d’été aux talons aussi gracieux que des blocs de béton!


Cette force attractive de la mode tient au besoin, si fort chez l’être humain, de reconnaissance sociale et d’insertion dans la société. Nos vêtements sont notre signature, peu importe qu’ils soient absolument à la mode, ou hors mode, comme un cognac hors d’âge. Car le vêtement jugé démodé n’a que le défaut du décalage dans le temps. Il aura été furieusement à la mode à son époque… Ou au contraire, il aura toujours échappé à la mode, - comme la casquette Sherlock Holmes, à double palette - , parce qu’il aura atteint une perfection telle que de génération en génération, on aura continué à le rechercher et à le porter. Il faudrait s’arrêter ici à la survivance de certains vêtements dont la coupe, l’adaptation à un climat, à un type de travail ou à un style de vie sont intouchables: l’imperméable anglais, le sarong indonésien, le sari indien, le kimono japonais, etc.


Pour revenir au noir, comment expliquer que, réservée au deuil il y a quelques décennies, cette non-couleur ait été offerte par les prêtres de la mode et adoptée par leurs fidèles avec une telle unanimité?


«Une veuve, écrivait en 1949 Evelyn Bolduc, peut porter le plus grand deuil, y compris le long voile, pendant deux ans, ou se contenter de s’habiller de noir pendant quelques mois… mais si elle est obligée de participer à la vie des affaires, si elle se présente au bureau ou au magasin couverte de crêpe, elle causera vite un malaise parmi ses compagnons de travail et ses chefs. Qu’elle adopte plutôt une robe noire toute simple…» L’homme n’était pas exclu de cette coutume: «Le veuf, toujours selon Evelyn Bolduc, portera un habit noir ou gris foncé, une bande noire à son chapeau, des cravates, des chaussettes et des chaussures noires. La durée du deuil varie entre dix-huit mois et un an », etc.


Le noir était la signature d’un malheur, d’une souffrance, dont la politesse, ou la curiosité, incitaient à reconnaître l’existence. De quelle douleur, de quels deuils témoigne maintenant ce noir devenu une mode quasi universelle en Occident? De quelle mise sous le boisseau de la joie de vivre? Si on survole rapidement l’actualité avec ses innombrables guerres, on y trouvera matière à tous les deuils imaginables. Ce n’est pas vers ces bouleversements que nous voulons braquer notre lorgnette mais vers des transformations sociales qui nous semblent avoir atteint en profondeur le rapport des femmes au vêtement.


La grande révolution, le changement radical de ce rapport, c’est au XXe siècle, à l’occasion des deux grandes guerres qu’il se fera sentir, avec la stylisation et l’extrême simplification de la robe, l’apparition du maillot qui dénude le corps, et la généralisation du port du pantalon qu’adoptent les femmes, obligées de remplacer les hommes dans les travaux de la ferme et à l’usine. Le vêtement féminin se désencombre de la quantité de jupes, jupons, chemises qui le caractérisait jusqu’alors. Au cours des années mil neuf cent quarante, apparaissent les robes au genou, à la carrure militaire, caractéristiques de cette stylisation. La guerre, la révolution industrielle, en généralisant l’entrée des femmes dans le monde du travail, les dépouillaient en partie du plumage qui avait été pendant des siècles l’un des attributs de leur séduction…


Car, si on laisse de côté les mille détails – le port de la fraise, par exemple – par lesquels les costumes renvoient à un siècle particulier ou à une période de l’histoire, on peut dégager une façon quasi inchangée de se vêtir, depuis le Moyen Âge jusqu’à la fin du XIXe siècle: la robe longue constituée des étoffes et des couleurs les plus variées pour les femmes, les pourpoints ou justaucorps et les chausses pour les hommes, qui n’adopteront le pantalon qu’après la Révolution française.


Les transformations apportées à la vie sociale par la deuxième guerre ont donc achevé cette simplification du costume de la femme que la première guerre avait amorcée. En ayant accès au marché du travail et à celui des loisirs au même titre que l’homme, la femme ne pouvait que revendiquer l’égalité sexuelle. Est alors apparue la mode unisexe: pantalons, Tshirts, vestes et anoraks de toutes sortes sont désormais interchangeables. Et les différences s’estompent même dans le domaine des chaussures: les mêmes bottes militaires sont portées par les filles aussi bien que par les garçons.


Les vêtements sont désormais pour la grande majorité subordonnés au travail ou au sport. C’est ce qui les différencie de ceux de l’Ancien Régime qui étaient d’abord et avant tout conçus comme une œuvre d’art, une architecture presque. Si dans les châteaux et les fermes, peu ou mal chauffés, la multiplication des étoffes était un recours essentiel contre le froid, le confort était toujours subordonné à l’esthétisme; on n’imagine plus de nos jours, sauf dans la haute couture, le travail que pouvait représenter la confection d’une robe ou d’un justaucorps. Ni la quantité de corps de métiers liés à la couture, tisserands, tailleurs, marchands d’étoffes, etc. La fabuleuse diversité des tissages, les matières nobles utilisées, soie, lin et laine, tout relevait d’un toucher et d’un regard artistique. Et il y avait une harmonie certaine, si humble fut-elle, entre l’ameublement d’une maison, son architecture et les vêtements de ses habitants. Les insurpassables tableaux des maîtres hollandais en font foi.


Cette harmonie était aussi intimement liée au désir de plaire et de séduire. Si on compare la mode actuelle à celle des temps passés, on constate ce qu’on pourrait appeler un déplacement des points de séduction; les parties du corps humain qu’on mettait alors en évidence étaient les parties supérieures : le buste chez la femme, avec des décolletés plongeants, la carrure chez l’homme, avec des épaulettes et des épaules rembourrées.C’est maintenant le bas du corps qui est privilégié, avec la minijupe et le short.


La jambe de la femme pendant des siècles a été dissimulée sous plusieurs épaisseurs de jupons et de jupes. Pour montrer «sa jambe faite au tour», et sa fine cheville, une jolie femme devait les dévoiler par un geste coquet qui faisait rêver les poètes et les amants. C’était l’ère du Romantisme qui s’accommodait bien du mystère des voiles féminins. «Ce soir-là, par un de ces bonheurs qui n’arrivent qu’aux jolies femmes, Valérie était délicieusement mise. Sa blanche poitrine étincelait serrée dans une guipure dont les tons roux faisaient valoir le satin mat de ces belles épaules des Parisiennes, qui savent (par quels procédés, on l’ignore!) avoir de belles chairs et rester sveltes», dit Balzac de Mme Marneffe, dans son roman La Cousine Bette.


Autre trait de notre temps, aussi important que l’égalité vestimentaire sexuelle: le corps, celui de l’homme autant que celui de la femme, se présente sur les plages dans sa nudité totale ou partielle. Du bikini aux maillots de bain révélant tout, «quel que soit l’état des lieux», pour reprendre le mot de Benoîte Groult, la chair maintenant s’étale, ne laissant rien à deviner. Siècle de la dénudation des corps, de quelque corps que ce soit. Aussi n’est-ce pas au nom de la morale qu’on peut déplorer cette mise à nu, mais au nom de l’esthétisme. Il y aurait long à dire sur l’affaiblissement de la juste perception de notre image corporelle, cette conscience de l’harmonie de l’âme et du corps, que nos ancêtres avaient plus que nous puisqu’ils avaient su créer les vêtements les plus aptes à la mettre en valeur. La beauté des costumes folkloriques, dont la coupe convenait à tous les types physiques, en est une preuve irréfutable


Comment ne pas relier cette mise à nu du corps à cette autre mise à nu, celle de la vie intime? On n’ose plus parler d’âme! Lorsque la psychologie particulière d’un être est traitée devant n’importe quel auditeur, lecteur ou voyeur comme un moteur dont on démonte, monte ou remonte les parties mécaniques, avec le consentement, sinon le contentement de la victime, pourquoi le corps serait-il exclu de cette exhibition?


Ce corps que n’en finit pas de dévoiler et violer la science jusque dans ses phénomènes les plus secrets. La reproduction humaine est passée de l’alcôve à l’éprouvette; et nous avons peu protesté. Transmettre la vie a cessé de nous mobiliser comme une chose précieuse, tant symboliquement que physiquement. La sexualité humaine n’est plus un objet de découverte progressive, d’autant plus attrayante que plus cachée; elle est enseignée sur un tableau noir ou sur un écran. Là où le poète s’écriait: «ô Femme, argile idéal sorti des doigts du divin statuaire», le biologiste présente sur des diagrammes les organes sexuels mâles et femelles. A-t-on oublié qu’avant l’ère moderne, c’est par la dissection des cadavres qu’on a pu connaître et reproduire les organes féminins de la reproduction? C’est sur le corps mort, et non plus sur le sujet vivant et frémissant d’amour, qu’on a établi l’enseignement de la sexualité, en écartant tout le symbolisme et surtout toutes les passions liées à l’acte amoureux.


Dans la lutte contre les aliments modifiés génétiquement, l’instinct de conservation vient de se révéler plus fort que l’instinct sexuel, lorsque le commun des mortels a subitement pris conscience que les manipulations génétiques ne faisaient plus que concerner la transmission de la vie, mais sa propre vie à lui, celle que maintient jour après jour la nourriture consommée. Narcisse amoureux, non de son image, mais de son ventre…


Vous nous entraînez loin de la mode, direz-vous. Moins que vous ne croyez. Il est impossible que cette mise en pièces détachées de l’être humain n’ait pas d’effets sur la culture et l’organisation sociale d’une époque, sur la mode même, dont les funèbres représentations révèlent peut-être que nous sommes en deuil de nous-mêmes, en deuil de notre identité féminine et masculine, en deuil de cette humanité dont Fukuyama a proclamé la mort! La femme croit s’être rapprochée de l’homme en pratiquant l’égalité des sexes. Et jamais peut-être les sexes n’auront été aussi antagonistes qu’en cette fin de siècle où sont en voie de disparition les vêtements différenciés et séduisants.


Au moment des amours, les oiseaux se parent de leur plus beau plumage, liant ainsi le besoin de plaire à la beauté. Chesterton voyait l’enlaidissement des arts comme une des calamités de notre époque. Il comprenait dans ce mot l’art de se vêtir et rêvait d’un retour aux coloris vivants du Moyen Âge, à ces robes ou à ces costumes masculins, taillés dans des étoffes aux couleurs vibrantes des fleurs, que reproduisent si fidèlement les miniatures. Car l’uniformisation de la mode apparaît comme un appauvrissement d’une des expressions humaines les plus visibles, au même titre que la disparition d’espèces animales appauvrit le bestiaire imaginaire de l’être humain.


Le vêtement est plus qu’une apparence, il est la signature d’une civilisation; par-delà la mode, il est un mode, non seulement de représentation, mais de communication entre les hommes et les femmes, avec tous les abus que cela suppose, mais aussi toutes les jouissances que procure le vêtement, lorsque l’étoffe et la coupe, en parfaite harmonie avec la personne, la révèle alors à autrui autant que la parole. Séduction? Oui, mais comme prélude à la communication et à l’union…


Depuis quelques années, des Médiévales ont fait leur apparition dans diverses régions. Et c’est sur ce retour vers ces costumes joyeux et enveloppants, où l’homme et la femme sont bien différenciés, que je proposerai au lecteur l’aphorisme suivant – moins paradoxal qu’il semble l’être, car il est connu que le nudisme a pour effet d’inhiber le désir – «En dehors de l’alcôve, l’attraction exercée par le corps humain est inversement proportionnelle à sa nudité» (auteur inconnu).


Si nos modes de vie actuels ne permettent pas d’adopter ces costumes, du moins leur résurrection occasionnelle témoigne-t-elle d’une recherche esthétique et d’une joie de vivre qu'un vers anglais a célébrées dans une forme trop parfaite pour être traduite: A thing of Beauty is a joy for ever.


Beauté du costume

Les Japonaises, celles du moins qui sont fidèles au kimono, portent à notre avis l’un des vêtements les plus esthétiques qui soit; sa création, qui se perd dans la nuit des temps, n’a pas été dépassée, d’où sa pérennité. Le même constat s’applique au sari, d’une grâce parfaite. Un regard aussi au boubou africain, dont les couleurs artisanales sont raffinées et le plus souvent éclatantes comme doivent l’être les vêtements aux pays du soleil. Leur coupe généreuse s'adapte en plus à toutes les formes corporelles...

Note

1. Cet article a été écrit à la fin du XXe siècle. Depuis, les modes ont bien évidemment changé: et on est passé de la botte guerrière à l'invraisemblable soulier pointu comme un clou et au talon haut comme un couteau! Légende urbaine ou réalité? On dit que des adolescentes se seraient fait raccourcir le gros orteil pour pouvoir le porter. 
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