McLuhan et la culture de l'homme industriel

Jean-François Martineau

Notre temps présente à l'esprit humain le plus gigantesque défi qu'il ait jamais eu à relever. Le changement, qui fut, en des temps moins troublés, une question académique, est devenu pour nous un problème affectant nos perspectives de survie. On se souviendra du solennel avertissement de Valéry à la civilisation occidentale.

C'est ce même Valéry qui posait avec son habituelle lucidité le problème fondamental de la pensée contemporaine en termes de la constitution d'une méthode pour penser l'histoire; l'histoire aujourd'hui, ce n'est plus le passé, c'est l'événement, la conjoncture dans sa nouveauté totale, Nous sommes forcés de constater qu'il ne s'est guère accompli de progrès en matière socio-politique et culturelle depuis les célèbres analyses du poète français. Aujourd'hui comme alors, «obéissant à une sorte de loi de moindre action, répugnant à créer, à répondre par l'invention à l'originalité de la situation, la pensée hésitante tend à se rapprocher de l'automatisme; elle sollicite les précédents et se livre à l'esprit historique qui l'induit à se souvenir d'abord, même quand il s'agit de disposer pour un cas tout à fait nouveau».1

Ce n'est pas autrement qu'un autre penseur, fort différent par ailleurs, mais comme Valéry de formation littéraire, Marshall McLuhan juge notre attitude à l'égard du présent:

Confrontés avec une situation complètement neuve, nous avons tendance à nous attacher aux objets, au climat du plus récent passé. Nous regardons le présent par le rétroviseur. Nous avançons à reculons dans l'avenir. La vie imaginaire des banlieusards se déroule au pays des cowboys.2

Il serait facile de multiplier les rapprochements entre leurs deux analyses de la réalité socio-culturelle contemporaine. Toutefois nous ne voulons ici nous occuper que d'une question. Valéry proposait une tâche à la pensée contemporaine, celle de constituer «un système préétabli de questions et de définitions préalables» qui donne à l'histoire un statut semblable à celui des sciences positives; McLuhan peut-il être situé par rapport à ce projet? Si oui, comment?


La mariée mécanique

Pour répondre à cette double question, nous ne ferons appel qu'à une seule oeuvre de McLuhan, la plus méconnue et à causé à de cela même la plus importante actuellement pour qui veut bien de comprendre la pensée du philosophe canadien. Cette oeuvre, c'est The Mechanical Bride3 titre que l'on pourrait traduire littéralement par «la mariée mécanique» et qui illustre l'étroite union de l'homme moderne avec la machine. Sous-titré «Folklore of Industrial Man», le livre consiste précisément en un folklore ou répertoire de «culturalia» contemporains, allant des annonces publicitaires aux bandes dessinées en passant par les media de communications. Cette anthologie est accompagnée de commentaires pertinents et impertinents qui sont sans doute ce qui a été dit de plus intelligent sur la publicité depuis qu'elle est inventée.

Mais l'importance du livre dépasse largement ce propos. Nous nous intéresserons à la méthode qu'il met de l'avant pour le traitement des données socio-culturelles, données dont l'actuel foisonnement constitue à notre avis le noeud de la crise contemporaine de l'esprit, s'il faut reprendre ici encore une expression chère à Valéry.

Nous avons vu que celui-ci posait le problème de la compréhension de l'actuel en histoire, problème lié à celui de l'orientation politique des sociétés. Nous pouvons donc d'emblée répondre à la première partie de notre question, puisque c'est à ces deux aspects de la question en même temps que s'adresse McLuhan dans la Préface de son livre. L'imagerie populaire qui constitue la représentation la plus répandue de notre organisation sociale, la première figure de son «intelligibilité» est devenue l'instrument de pouvoir le plus puissant, le moyen de manipulation des masses le plus efficace. Le problème de l'intelligence et celui du pouvoir ne font plus qu'un. Comment libérer l'esprit de ce folklore illusoire, et rendre à la politique ses fins proprement humanistes, c'est ce que vise à illustrer le volume.

Descartes est mort
Valéry, on s'en souvient, croyait rendre cette libération et cette rationalisation possibles par l'alignement du savoir historique sur les critères propres aux sciences de la nature: «Tandis que dans les sciences de la nature, les recherches multipliées depuis trois siècles nous ont refait une manière de voir, et substitué à la vision et à la classification naïve de leurs objets, des systèmes de notions spécialement élaborées, nous en sommes demeurés dans l'ordre historico-politique à l'état de considération passive et d'observation désordonnée.»4 Cette tendance à la systématisation est tout à fait conforme avec le cartésianisme profond de la pensée valéryenne. C'est lui, qui, dans un texte sur le grand philosophe français, notait en commentaire sur l'esprit méthodique de ce dernier: «Toute philosophie n'est-elle pas une entreprise (pi a pour fin l'accomplissement de la connaissance en tant qu'on peut la réduire aux fonctions et combinaisons du langage?»5

Sur cette optique fondamentale, il nous faut immédiatement démarquer McLuhan par rapport au poète français. Pour celui-là en effet la pensée et la méthode cartésiennes loin de représenter la solution à l'échec de la théorie socio-politique occidentale, en sont au contraire la cause profonde.

On petit dire de Descartes, autant que de tout autre individu, qu'il est à l'origine de l'accentuation de la mécanisation et du rationalisme qui a donné lieu à l'ère de la physique newtonienne et aux notions parentes d'un marché et d'institutions sociales auto-régulateurs. Il était explicitement motivé par une passion pour l'exactitude et le consentement universel. il exprima son dégoût pour les antiques désaccords entre philosophes et exprima l'opinion que l'accord universel n'était possible qu'en mathématiques. Il faut donc, conclut-il, permettre aux lois mathématiques de devenir la méthode et la norme de la vérité. Savants et philosophes, tels que A. N. Whitehead et J. W. N. Sullivan s'accordent pour affirmer que c'est à cette façon de procéder que nous devons notre maîtrise actuelle du monde physique, et notre inaptitude toute aussi grande à mener les affaires politiques et sociales. Parce que les mathématiques ne peuvent fournir que des formules descriptives pour des fins matérielles pratiques. Des méthodes entièrement différentes sont nécessaires si nous devons échapper à un «spécialisme» inhumain et découvrir le moyen d'orchestrer les arts et les sciences pour le plus grand bien de la vie individuelle et sociale de l'homme.6
L'échec de la pensée cartésienne comme de tout rationalisme se contenu manifeste dans la chute du mécanicisme, mais il est tout aussi évident dans le désarroi quotidien face à l'événement tel que figuré par le journal:

Quelqu'un de sincère avec soi-même et qui répugne à spéculer sur des objets qui ne se raccordent pas rationnellement à sa propre d'une expérience, à peine ouvre-t-il son journal, le voici qui pénètre dans un monde métaphysique désordonné.7

L'expression ne convient pas qu'au journal; elle décrit fort bien l'aspect actuel de notre quotidienneté, et McLuhan parle du «tourbillon fantasmagorique» de nos productions sociales.

Nous sommes, dit-il, dans la situation du marin de la «Descente dans le Maelstrôm de Poe.» Emporté par le remous, celui-ci se surprend à observer avec un détachement étrange les propriétés du puissant phénomène, et à y prendre plaisir. Il découvre ainsi le moyen d'y échapper. On perçoit la leçon de cette image dans le contexte où la replace McLuhan. L'impuissance du rationalisme étroit est celle du marin cherchant, en plein Maelström, à appliquer les règles de la navigation normale. Le temps est à l'observation détachée, de ce détachement issu de la proximité de la mort;8 «contemplation», dit McLuhan. Dans cette attitude le mouvement est comme arrêté pour l'esprit; celui-ci reprend sa liberté sereine, et la forme peut se manifester. La contemplation, plus précisément l'attitude contemplative, est le premier moment de ce qui sera une méthode de libération véritable pour la pensée.


Baudelaire renaît
Dans cette attitude, que percevons-nous? Délivrés de l'agression perpétuelle des contenus, ces raccords à l'expérience que Valéry cherchait en vain à rationaliser, il nous apparaît un univers de formes fantasmagoriques, et discontinues, sans liaison logique, mais où se manifeste en filigrane une profonde unité:

Au sein de la diversité constituée par nos inventions et nos techniques abstraites de production et de distribution, on découvrira un très haut degré de cohésion et d'unité. Cette cohérence n'est consciente ni dans son origine ni dans ses effets et semble émerger d'une sorte de rêve collectif.9

C'est de ce rêve collectif, des mythes qui en représentent le contenu manifeste que se trouve tissée la vie des cultures, et particulièrement celle de l'homme industriel; tout le livre montre qu'ici il n'y a pas de distinction à faire entre les productions concrètes et l'imagerie10: le rêve digère tout. À partir d'observations convergentes, on a pensé interpréter la vie de l'inconscient d'une part, celle des sociétés d'une autre selon les modèles de la linguistique structurale. La formation et le milieu intellectuel de McLulian ne le prédisposaient pas à s'orienter dans cette voie. C'est pourtant du côté d'une méthodologie des formes qu'il se dirige.

Devant cet univers de formes discontinues et pourtant mystérieusement parentes, il n'a plus pour se guider que ces correspondances formelles dont l'extrême ténuité n'empêche pas l'extrême nécessité, puisqu'elles sont l'âme de la culture, voire du sens dans son universalité comme le donne à entendre McLuhan:

Evidemment, il n'y a aucun raccord logique entre les monades de Leibniz, la photographie intracellulaire moderne ou les «inside storie» d'un journaliste international américain. C'est-à-dire qu'il n'existe aucune connexion abstraite et nécessaire entre de tels groupes de faits. De même, il n'y a pas de raccord logique entre Bergson et Proust. Mais ils appartiennent certainement au même monde. Mis en parallèle, ils s'éclairent considérablement.

La contemplation fait apparaître la figure d'un monde d'abord intuitionné comme lieu de correspondances tant synchroniques que diachroniques. Ce n'est pas le fait d'une illusion si l'on entend ici l'écho du célèbre poème de Beaudelaire11 qui représente en quelque sorte le manifeste du mouvement symboliste de la fin du XIXe siècle. McLuhan nous y renvoie explicitement: la formation littéraire de McLuhan lui a suggéré ce recours à la seule méthode pensée spécifiquement pour exprimer, par delà l'apparente discontinuité des phénomènes, l'unité esthétique qui en fait un monde.


L'ère du discontinu
Cette discontinuité manifeste constituait précisément la pierre d'achoppement du rationalisme dans tous les domaines: c'est elle qui rendait impossible l'interprétation des rêves avant Freud; c'est elle qui constitue le scandale des mécanicistes devant la physique heinsenbergienne; c'est elle qui rend l'art actuel inintelligible pour beaucoup; c'est elle enfin qui faisait dire à Valéry que le journal quotidien constitue «un monde métaphysique désordonné». Dans tous ces domaines, au contraire, la discontinuité devient non pas l'empêchement mais la source de l'intelligibilité dès qu'elle est saisie en tant que valeur et signification originale.

La discontinuité est, selon des modes différents, un concept de base tant pour la physique des quanta que pour celle de la relativité. C'est la façon dont un Toynbee envisage les civilisations, ou une Margaret Mead les cultures humaines. Notoirement, c'est la technique littéraire de James Joyce.12

Les aptitudes requises de celui que McLuhan aime à appeler l' «étudiant» de la société, et les techniques heuristiques qu'il d'un doit pratiquer diffèrent profondément, dans ce contexte, de ce qu'on attendait autrefois du philosophe et du praticien des sciences humaines, voire du politicien. McLuhan insiste sur la nécessité d'un point de vue mobile: «L'utilisation de l'imagerie mouvante de notre société exige de la portée et de l'agilité plutôt que l'adhésion rigide à une seule position».13 Et il ajoute ailleurs: «Cette approche est difficile à faire saisir à une époque où la plupart des livres ne présentent qu'une seule idée pour unifier une foule d'observations. Les concepts ne sont qu'un moyen provisoire d'appréhension du réel: leur valeur réside dans la prise qu'ils nous assurent.»14

L'unicité du point de vue était considérée, dans un système intellectuel et culturel qui privilégiait la continuité et la nécessité du raccord logique comme une garantie d'objectivité. Notre époque ayant effectivement opéré le renversement de ce système, il devient nécessaire de pratiquer au contraire une mobilité intellectuelle accrue, entre les faits et entre les niveaux de faits. Une nouvelle objectivité se fait jour, fondée sur l'amplitude de la vision et l'acuité de la perception, utilisant ce que McLuhan appelle des «techniques analogiques» aux fins de repérer les lignes de force de l'histoire et de la situation des cultures.

L'unité ne se trouve pas alors «imposée» à la diversité, mais «révélée». McLuhan manifeste ici une profonde parenté spirituelle avec le mouvement phénoménologique.15 Le but à atteindre est de «libérer une partie du sens intelligible» des faits, sans pour autant l'épuiser.16


De la politique comme orchestration
Comme nous le donnions à entendre au début de cet article, McLuhan esquisse les éléments de ce que pourraient être une critique et une réforme de la société fondées sur ces principes.

Depuis que Burckhardt eut perçu que le sens de la méthode machiavélienne était de transformer l'état en oeuvre d'art par la manipulation rationnelle du pouvoir, la possibilité est demeurée ouverte d'appliquer à l'évaluation critique de la société la méthode de l'analyse esthétique. C'est ce que nous entreprenons ici.17

Saisie sous ce biais l'oeuvre politique apparaît comme production d'un ensemble d'effets sociaux dont la qualité mesure la validité de l'entreprise.

Au delà de la critique, les concepts de discontinuité et d'unité analogique suggèrent une compréhension originale de l'organisation sociale: «Ce que nous prétendons ici, c'est que les contours d'un ordre mondial sont déjà très visibles à l'étudiant du raz de marée tourbillonnant relâché par la technique industrielle».18

Cette compréhension diffère essentiellement non seulement du «mécanisme social» issu du XV111e siècle, mais aussi de l'organicisme social proposé par le XIXe.

La théorie esthétique de la fin du XIXe siècle semble offrir une conception supérieure encore à la biologie sociale pour résoudre les problèmes humains suscités par la technologie. Cette théorie suggère le concept d'une orchestration des arts, des intérêts et des entreprises de l'homme au lieu de leur fusion en une unité biologique fonctionnelle... L'orchestration rend la discontinuité possible, de même qu'une infinie diversité, sans l'imposition universelle d'un seul système social ou économique.19


Une nouvelle rationalité?
Ainsi se trouve-il répondu au double problème de la pensée et de l'action sociales au XXe siècle. Certes il ne s'agit ici que d'une esquisse, et encore de l'esquisse d'une méthode. Mais celle-ci présente l'avantage insigne d'être avant tout une heuristique qui nous libère de certains préjugés rationalistes encombrants et renvoie à la découverte de notre propre réalité.

À ceux qui pourraient voir en cette entreprise une attaque contre la raison elle-même, nous ne saurions mieux répondre qu'en concluant par un passage où McLuhan manifeste avec vigueur son essentielle fidélité aux valeurs de la raison:

Ce serait une erreur de s'unir aux choeur des voix qui se lamentent sans répit, disant que «la discontinuité, c'est le retour du chaos». La physique des quanta, celle de la relativité ne sont pas des modes passagères. Elles nous ont procuré de nouvelles connaissances sur le monde, une nouvelle intelligence du tissu dont est fait l'univers. En pratique, elles signifient que cette planète n'est plus qu'une seule cité. Loin d'entraîner l'irrationalisme ces découvertes rendent l'irrationalité intolérable à l'homme intelligent. Elles exigent de bien plus grands efforts intellectuels et, plus que jamais auparavant, un très haut niveau d'intégrité personnelle et sociale.20

À Valéry, McLuhan répond que la raison ne triomphera d'embûches de la routine intellectuelle, et ne résoudra les problèmes de ce temps qu'en commençant son oeuvre de renouvellement par elle-même. Faute de quoi elle sera la première à périr.


Notes
1. Paul Valéry, Regards sur le monde actuel, Gallimard, coll. «idées»,
1964, p. 14.
2. Marshall McLuhan, The Medium is the Massage, Bantam R3348, New York, 67.
3. M. McLuhan, The Mechanical Bride, Beacon, B.P. 265, Boston 67, pp. 74-75, d'abord publié en 1951.
4. R.M.A. p. 18-19.
5. «Une vue de Descartes» in Variétés, dans?uvres, La Pléiade, 1957, tome I, p. 823.
6. M.B. p. 50.
7. Valéry, R.M.A. pp. 19-20
8. «Nous autres, civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles» (Valéry, «La Crise de l'Esprit», loc. cit.).
9. M.B. p. V.
10. McLuhan précise: «le rêve et sa réalisation sont liés non seulement logiquement mais analogiquement». M. B. p. 50
11. «Correspondances».
12. M.B. p. 3.
13. M.B. p. 70
14. M.B. p. VI.
15. M.B. VI: «The unity is not imposed upon this diversity since any other selection of exhibits would reveal the same dynamic patterns».
16. Ibid.
17. Ibid.
18. M.B. p. 75.
19. M.B. p. 34.
20. M.B. p. 3.

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