Comment et pourquoi j'ai écrit «Six personnages en quête d'un auteur»

Luigi Pirandello
«Si ma modestie ne peut accepter l'affirmation de G.-B. Shaw, à savoir que les Six personnages en quête d'auteur constituent l'œuvre la plus originale et la plus puissante de tous les théâtres, antiques et modernes, de toutes les nations, ma conscience sait bien que leur apparition dans l'histoire du théâtre italien marque une date qu'on ne pourra oublier.» Luigi Pirandello, 1925
J'ai écrit les Six personnages en quête d'auteur pour me délivrer d'un cauchemar.

Comme je l'ai dit autre part, il y a au service de mon art, depuis bien des années (mais c'est comme si c'était d'hier), une jeune domestique fort leste, sans être pour cela toujours novice dans le métier, un peu taquine et moqueuse, et qu'on appelle Fantaisie. Si elle a le désir de s'habiller en noir, personne ne voudra nier que ce ne soit souvent par caprice. Et que nul ne croie, de grâce, qu'elle veuille agir en tout et pour tout sérieusement, et d'une seule façon. La voici qui glisse la main dans sa poche: elle en retire un bonnet à grelots; elle se met sur la tête cette coiffure rouge comme une crête, et s'échappe au loin. Aujourd'hui ici; demain là. Et elle s'amuse à conduire chez moi, pour que j'en tire des nouvelles, des romans, des comédies, les gens les plus mécontents dus monde: hommes, femmes, enfants, jetés dans des situations étranges et compliquées, dont ils ne trouvent plus le moyen de sortir, contrariés dans leurs projets, joués dans leurs espérances, avec qui, souvent, en somme, c'est vraiment une grande pitié d'avoir affaire.

Eh! bien, cette petite domestique Fantaisie a eu, il y a plusieurs années, la mauvaise inspiration et le fâcheux caprice de m'amener toute une famille, repêchée je ne saurais dire ni où, ni comment, mais dont j'aurais pu, à son idée, tirer le sujet d'un magnifique roman.

Je me trouvai en présence d'un homme sur la cinquantaine, en veston noir et pantalons clairs, avec les sourcils froncés, le regard revêche à force d'être mortifié; d'une pauvre femme en deuil de veuve, tenant d'une main une petite de quatre ans et de l'autre un garçon d'un peu plus de dix ans; d'une jeune femme hardie et provocante, vêtue elle aussi de noir, mais avec un éclat équivoque et tapageur, toute frémissante d'un dédain joyeux et mordant pour le vieux mortifié et pour un jeune homme d'une vingtaine d'années, qui se tenait distant et renfermé en lui-même, comme s'il méprisait tous les autres. En somme, c'étaient les six personnages comme on les voit maintenant apparaître sur la scène, au début de la comédie. Et l'un, puis l'autre, mais aussi souvent l'un coupant l'autre se mettaient à me raconter leurs tristes histoires, à me crier chacun ses propres explications, à me jeter à la figure leurs passions désordonnées, à peu près comme ils font, dans la comédie, au malencontreux chef de troupe.

Quel auteur pourra jamais dire comment et pourquoi un personnage a surgi dans son imagination? Le mystère de la création artistique est le mystère même de la naissance naturelle.

Une femme, en aimant, peut désirer de devenir mère; mais le désir à lui seul, si intense qu'il soit, ne peut suffire. Un beau jour, il se trouve qu'elle est mère, sans qu'elle soit avertie avec précision depuis quand il en est ainsi. De même un artiste, en vivant, reçoit en lui de nombreux germes de vie, et il ne peut jamais dire comment et pourquoi, à un certain moment, l'un de ces germes de vie a pu pénétrer dans son imagination pour devenir, lui aussi, une créature vivante dans un plan de vie supérieur au vain courant de l'existence quotidienne.

Je puis seulement dire que, sans que je susse les avoir jamais cherchés, je trouvai vivant devant moi, vivant au point de pouvoir les toucher, vivant au point de pouvoir en percevoir la respiration, ces six personnages qu'on voit maintenant sur la scène. Et ils attendaient, présents devant moi, chacun avec son tourment secret, et tous unis par la naissance et par le cours de leurs aventures réciproques, que je les fisse entrer dans le monde de l'art, en composant avec leurs personnes, leurs passions et leurs histoires un roman, un drame ou, pour le moins, une nouvelle.

Nés vivants, ils voulaient vivre.

Il faut savoir qu'il ne m'a jamais suffi de représenter une figure d'homme ou de femme, si particulièrement caractéristique fût-elle, pour le seul plaisir de la représenter; de raconter une histoire donnée, joyeuse ou triste, pour le seul plaisir de la raconter; de décrire un paysage pour le seul plaisir de le décrire. Il y a certainement des écrivains, — et nombreux, — qui ont ce désir et qui, quelques-uns, ne recherchent rien d'autre. Ce sont des écrivains d'une nature plus proprement historique.

Mais il y en a d'autres qui, outre ce désir, ressentent un besoin spirituel plus profond, qui leur fait ne pas admettre de figures, d'aventures, de paysages que n'imprègne, pour ainsi dire, un sens particulier de la vie et qui n'acquièrent ainsi une valeur universelle. Ce sont des écrivains d'une nature plus proprement philosophique.

J'ai le malheur d'être du nombre de ces derniers.

Je hais l'art symbolique, où l'image perd tout mouvement spontané pour devenir machine, allégorie, — effort vain et mal compris, car le fait seul de donner un sens allégorique à une représentation permet de voir clairement qu'on considère déjà celle-ci comme une fable, dépourvue en soi d'aucune vérité imaginative ou effective, et qu'elle est faite pour démontrer une vérité. morale quelconque. Le besoin spirituel dont je parle ne peut être satisfait, sinon parfois et pour une fin d'ironie supérieure, — comme c'est le cas avec Arioste, — par un allégorisme symbolique semblable. Celui-ci part d'un concept, il est même un concept qui se fait ou cherche à se faire image; celui-là cherche au contraire dans l'image, qui doit rester vivante et libre dans toute son expression, un sens qui lui donne sa valeur.

Or, bien que j'eusse beaucoup cherché, je ne réussissais pas à découvrir ce sens dans les six personnages en question. Et j'estimais par là-même que je n'avais pas à m'occuper de les faire vivre.

Je pensais en moi-même: «J'ai déjà ennuyé mes lecteurs avec des centaines et des centaines de nouvelles. Pourquoi devrais-je les ennuyer encore avec le récit des tristes aventures de ces six malheureux?»

Et, en pensant ainsi, je les éloignais de moi. Ou plutôt, je faisais tout pour les éloigner.

Mais ce n'est pas en vain. qu'on donne la vie à un personnage.

Créatures de mon esprit, ces six vivaient déjà d'une vie qui était à eux et non plus à moi, d'une vie qu'il n'était plus en mon pouvoir de leur refuser. Tant il est vrai que, alors que je persistais dans ma volonté de les chasser de mon esprit, eux, déjà presque entièrement détachés de toute armature narrative, personnages de roman sortis par prodige des pages du livre qui les renfermait, continuaient de vivre pour leur propre compte; ils choisissaient certains moments de la journée pour se représenter à moi, dans la solitude de mon cabinet, et tantôt l'un, tantôt l'autre ou deux à la fois, ils venaient me tenter, me proposer telle ou telle scène à représenter ou décrire les effets qu'on aurait pu en tirer, l'intérêt nouveau qu'aurait pu produire une situation inexpliquée, et ainsi de suite.

Je me laissais vaincre un instant; et il suffisait à chaque fois de cette faiblesse, de cet abandon passager de moi-même pour qu'ils en tirassent un nouveau profit de vie, un accroissement d'évidence et même ainsi d'action persuasive sur moi. Et de cette façon, il devenait peu à peu pour moi d'autant plus difficile de me délivrer d'eux qu'il leur était plus facile de revenir me tenter. A un moment, j'en arrivai même, comme je l'ai dit, à une véritable obsession. Elle dura tant que le moyen d'en sortir ne se présenta pas, tout d'un coup, à mon esprit.

«Pourquoi donc, me dis-je, ne représenté-je pas ce cas tout nouveau d'un auteur qui se refuse à faire vivre certains de ses personnages, nés vivants dans son imagination, et oui, ayant désormais la vie infuse en eux, ne se résignent pas à rester hors du monde de l'art? Ils se sont déjà détachés de moi; ils vivent pour leur propre compte; ils ont acquis la parole et le mouvement; ils sont donc devenus, d'eux-mêmes dans cette lutte qu'ils ont dû soutenir contre moi pour vivre, des personnages dramatiques, des personnages qui peuvent bouger et parler tout seuls; ils se voient déjà ainsi eux-mêmes; ils ont appris à se défendre contre moi; ils sauront encore se défendre contre les autres. Et alors, voilà! Laissons-les aller où sont accoutumés d'aller les personnages dramatiques pour être en vie: sur la scène. Et allons voir ce qui en résultera.»

Ainsi ai-je fait. Et il est naturellement arrivé ce qui devait, arriver: un mélange de tragique et de comique, de fantastique et de réalisme, dans une situation humoristique tout à fait nouvelle et d'autant plus complexe; un drame qui, de lui-même, au moyen de ses personnages respirant, parlant, agissant, qui le portent et le souffrent en eux-mêmes, veut à tout prix trouver le moyen d'être représenté; et la .comédie de la vaine tentative pour réaliser scéniquement ce drame inattendu. D'abord, la surprise de ces pauvres acteurs d'une troupe dramatique, qui répètent, le jour, une comédie sur une scène sans coulisses et sans décors; surprise et incrédulité, en voyant apparaître devant eux ces six personnages qui s'annoncent ainsi à la recherche d'un auteur; puis, tout de suite après, l'absence soudaine de la mère en voiles de deuil, leur intérêt instinctif pour le drame qu'ils entrevoient en elle dans les autres membres de cette étrange famille, drame obscur, équivoque, qui vient s'abattre si inopinément sur cette scène vide, et où rien n'est préparé pour le recevoir; et peu à peu, la croissance de cet intérêt à l'irruption des passions en conflit tantôt dans le père, tantôt dans la bru, tantôt dans le fils, tantôt dans 1a pauvre mère, passions qui cherchent à l'emporter tour à tour l'une sur l'autre, dans une tragique furie où ils se déchirent.

Et voici que ce sens universel cherché d'abord en vain dans ces six personnages, c'est eux, venus d'eux-mêmes sur la scène, qui arrivent à le trouver en eux dans l'excitation de la lutte désespérée que chacun mène contre l'autre et que tous mènent contre le Chef de troupe et les acteurs qui ne les comprennent pas.

Sans le vouloir, sans le savoir, sous la poussée de leur âme surexcitée, chacun d'eux, pour se défendre contre les accusations de l'autre, exprime comme sa passion vivante et son tourment tout ce qui, pendant tant d'années, a constitué les préoccupations de mon esprit: comment, en voulant mutuellement se comprendre, on se trompe, grâce à l'irrémédiable erreur qui provient de l'abstraction vide des mots; comment tout homme a une personnalité multiple selon toutes les possibilités d'être qui se trouvent-en chacun de nous; comment enfin il y a un conflit tragique immanent entre la vie qui, continuellement, coule et change, et la forme qui la fixe, immuable.

Deux surtout, parmi ces six personnages, parlent de cette fixité terrible, irrémissible, de leur forme, où ils voient l'un et l'autre exprimé pour toujours, immuablement, leur caractère essentiel, qui signifie, pour l'un, châtiment, et pour l'autre, vengeance; et ils la défendent contre les grimaces jouées et l'inconsciente volubilité des acteurs, ils cherchent à l'imposer au vulgaire Chef de troupe, qui. voudrait l'altérer et l'accommoder aux prétendues exigences du théâtre.

Les six personnages ne se présentent point apparemment sur le même plan de formation, mais non parce qu'il y a parmi eux des figures. de premier ou de second plan, c'est-à-dire des «protagonistes» et des «seconds rôles», — ce qui serait alors d'une perspective élémentaire, nécessaire pour toute architecture scénique ou narrative, — non plus parce qu'ils ne-sont point tous complètement formés pour ce à quoi ils servent. Ils sont, tous les six, au même point de réalisation artistique, et, tous les six, sur le même plan de réalité, qui est le fantastique comique. Le père, en effet, la bru et même le fils sont réalisés comme esprit; la mère comme nature; comme «présences» le garçon qui regarde en esquissant un geste, et la petite fille, absolument inerte. Ce fait crée entre eux une perspective d'un genre nouveau. Inconsciemment, j'avais eu l'impression qu'il me fallait les faire apparaître certains plus réalisés, — artistiquement, — d'autres moins, d'autres à peine dessinés comme les éléments d'un fait à raconter ou à représenter: les plus vivants, les plus complètement créés, le père et la bru, qui s'avancent naturellement plus loin et guident ou traînent le poids presque mort des autres, l'un, le fils, avec répugnance, l’autre; la mère, comme une victime résignée, entre ces deux petites créatures qui n'ont pour ainsi dire aucune consistance, sauf à peine dans leur apparence, et qui ont besoin d'être conduites par la main.

Et voilà! voilà comment ils devaient justement apparaître chacun à ce stade de création atteint dans l'imagination de l'auteur au moment où celui-ci voulut les chasser de lui-même.

Si j'y réfléchis maintenant, le fait d'avoir saisi cette nécessité, d'avoir trouvé, inconsciemment, le moyen de la résoudre par la perspective, et le mode selon lequel j'ai obtenu celle-ci, me paraissent des miracles. Le fait est que la comédie a été vraiment conçue dans une illumination spontanée de l'imagination, quand, par prodige, tous les éléments de l'esprit s'entendent pour travailler dans un divin accord. Aucun cerveau humain, en travaillant à froid, n'aurait jamais, pour autant qu'il s'y fût efforcé, réussi à pénétrer et à pouvoir satisfaire toutes les nécessités de sa forme. Qu'on n'aille point pour cela comprendre les raisons que je dirai pour en éclairer les valeurs comme des intentions conçues par moi d'avance, lorsque je m'avisai de sa création et dont je prendrais la défense mais seulement comme une découverte que moi-même, ensuite, peu à peu, j'ai pu commencer de faire, et que, certes, je n'arriverai jamais à achever dans les brèves années de ma vie mortelle.

J'ai voulu représenter six personnages qui cherchent un auteur. Le drame n'arrive pas à se représenter, justement parce que l'auteur qu'ils cherchent fait défaut; et c'est au contraire la comédiede leur vaine tentative qui se représente, avec tout ce qu'elle tire de tragique du fait que ces six personnages ont été refusés.

Mais peut-on représenter un personnage en le refusant? Évidemment, pour le représenter, il faut au contraire l'accueillir dans son imagination et, par suite, l'exprimer. Et, de fait, j'ai accueilli et réalisé ces six personnages; mais je les ai accueillis et réalisés en tant que refusés.

Il faut maintenant comprendre ce que j'ai refusé en eux: non pas eux-mêmes, évidemment, mais leur drame, qui, sans doute, les intéressait d'abord, mais ne m'intéressait pas du tout, pour les raisons déjà indiquées.

Et qu'est-ce qu'un drame, à proprement parler; pour un personnage?

Tout fantôme, toute créature d'art, pour exister, doit avoir son drame, c'est-à-dire un drame dont il est un personnage et pour lequel il est un personnage.

Le drame est la raison d'être du personnage; c'est sa fonction vitale, nécessaire pour qu'il existe.

Mais moi, pour ces six, j'ai donc -accueilli l'êtres en lui refusant-la raison d'être; j'ai pris l'organisme en lui confiant, au lieu de sa fonction propre, une autre fonction plus complexe, dans laquelle celle-ci entrait à peine comme donnée de fait. Situation terrible et désespérée, particulièrement pour deux d'entre eux, — le père et la bru, — qui, plus que les autres, cherchent à vivre et, plus que les autres, ont conscience d'être des personnages, c'est-à-dire d'avoir absolument besoin d'un drame et justement de leur propre drame, qui est le seul qu'ils puissent imaginer pour eux-mêmes et qu'ils voient cependant refusé; situation «impossible», dont ils éprouvent le désir de sortir à n'importe quel prix, car c'est pour eux une question de vie ou de mort. Et il est bien vrai qu'en fait de raison de vivre, de fonction; je leur en ai donné une autre, précisément cette situation «impossible»: le drame pour les refusés d'être à la recherche d'un auteur; mais que -ce soit là une raison d'être, que ce soit devenu, pour eux qui avaient déjà une vie propre, la véritable fonction, nécessaire et suffisante, de leur vie, ils ne peuvent pas non plus le soupçonner. Si quelqu'un le leur disait, ils ne le croiraient point: pourquoi? Est-il possible de croire que l’unique raison de notre vie soit tout entière dans un tourment qui nous apparaît injuste et inexplicable?

Je ne puis m'imaginer, par suite, sur quelle base repose la remarque qui m'a été faite que le personnage du père n'était pas celui qu'il aurait dû être, qu'il sortait de sa qualité, de sa position de personnage, en envahissant à diverses reprises et en faisant sienne l'activité de l'auteur. Moi, qui entends bien qui ne m'entend pas, je comprends bien que cette remarque provient du fait que le personnage exprime comme sien un effort spirituel qui est reconnu comme le mien. Mais c'est tout naturel et cela ne signifie absolument rien. A part la considération que cet effort spirituel dans le personnage du père, dérive, en tant qu'il a souffert et vécu, de causes et de raisons qui n'ont rien à voir avec le drame de mon expérience personnelle, — considération qui, à elle seule, enlèverait toute consistance à la critique, — je veux montrer qu'autre chose est l'effort immanent de mon esprit, — effort que je puis en toute légitimité, à condition qu'il y devienne organique, réfléchir dans un personnage, — et autre chose l'activité de mon esprit développée dans la réalisation de ce travail, c'est-à-dire l'activité qui parvient à former le drame de ces six personnages en quête d'auteur. Si le père eût participé à cette activité, s'il eût concouru à former le drame de l'absence d'un auteur pour ces personnages, alors certes, et seulement alors, on aurait raison de dire qu'il est de temps en temps l'auteur lui-même, et que, par suite, il n'est pas ce qu'il devrait être! Mais le père, ce qui est son être, «le personnage en quête d'auteur», il en souffre et il ne le crée pas, il en souffre comme d'une fatalité inexplicable et comme d'une situation de laquelle il cherche de toutes ses forces à se libérer et à se dégager; il est donc vraiment «le personnage en quête d'auteur», et rien de plus, même s'il exprime comme étant le sien l'effort de mon esprit. S'il eût participé à l'activité de l'auteur, il s'expliquerait parfaitement cette fatalité; il se verrait, en effet, accueilli, fût-ce même comme personnage refusé, mais tout de même toujours accueilli dans la matière imaginative d'un poète et n'aurait plus de raison de souffrir de ce désespoir à ne trouver personne qui affirme et compose sa vie de personnage; je veux dire qu'il accepterait de fort bon gré la raison d'être que lui donne l'auteur et, sans regret, il jetterait aux orties la sienne propre, en -envoyant au diable ce Chef de troupe et ces acteurs auxquels il a au contraire recours, comme à une seule voie de salut.

Il y a un personnage, celui, de la mère, à qui, par contre, il n'importe point du tout qu'il soit vivant, si l'on considère qu'être vivant soit une fin en soi. Elle n'a pas le moindre doute, elle, de n'être plus en vie, et il ne lui est jamais passé par l'esprit de se demander comment, pourquoi, de quelle façon elle l'est. Elle n'a pas conscience, en somme, d'être un personnage; au point que, jamais, pas-même un instant, elle n'est détachée de son «rôle». Elle ne sait pas qu'elle a un «rôle».

Elle le joue d'une façon parfaitement organique. En effet, son rôle de mère ne comporte pas de mouvements spirituels, et elle ne possède pas d'esprit; elle vit dans une continuité de sentiment, sans solutions de continuité, et, ainsi, elle ne peut acquérir la conscience de sa vie, ce qui revient, à dire la conscience d'être un personnage. Mais, avec tout cela, elle aussi cherche, à sa façon et pour ses propres-fins, un auteur; elle semble jusqu'à un certain point contente d'avoir été menée devant le Chef de troupe. Est-ce parce qu'elle espère, elle aussi, tirer vie de celui-ci? Non; parce qu'elle espère que le Chef de troupe lui fera représenter une scène avec le fils, et où elle mettrait tout ce qu'elle pourrait de sa propre vie; mais c'est une scène qui n'existe pas, qui n'a jamais eu et ne pourrait jamais avoir lieu. Tant elle est inconsciente d'être un personnage, c'est-à-dire inconscients de la vie qu'elle peut avoir, fixée et déterminée tout entière, en chaque instant, dans tous ses gestes et dans toutes ses paroles.

Elle se présente avec d'autres personnages sur la scène, mais sans comprendre ce qu'ils lui font faire. Évidemment, elle imagine que la folie d'être en vie, par laquelle le mari et la fille sont assaillis et qui la fait se retrouver aussi sur la scène, n'est pas autre chose que l'une des extravagances incompréhensibles habituelles chez cet homme torturé et torturant, est, — horrible! horrible! — une nouvelle et équivoque invention de sa pauvre fille égarée. Elle est entièrement passive. Les événements de sa vie et la valeur que ceux-ci ont prise à ses yeux, son caractère même sont bien des choses qu'on dit des autres et qu'elle ne contredit qu'une fois, parce que l'instinct maternel se réveille et se rebelle en elle pour montrer qu'elle ne veut point du tout abandonner ni son fils, ni son mari, parce que son fils lui a été enlevé et que son mari l'oblige à l'abandon. Mais elle ne rectifie que des données de fait; elle ne sait et ne s'explique rien.

C'est, en somme, la nature. Une nature fixée dans une figure de mère.

Ce personnage m'a donné une satisfaction d'un nouveau genre, que je ne tairai point. Presque tous mes critiques; au lieu de le qualifier , comme à l'ordinaire, d' «inhumain», — ce qui semble être le caractère particulier et incorrigible de toutes mes créations, indistinctement, — ont eu la bonté de noter, «avec un véritable plaisir», qu'il était finalement sorti de mon imagination une figure tout. humaine. Cette louange, je me l'explique de la façon suivante: la pauvre mère, tout attachée à son attitude de mère, sans la possibilité de libres mouvements spirituels, c'est-à-dire espèce de morceau de chair vivant entièrement par ses fonctions de procréer, d'allaiter, de soigner et d'aimer sa progéniture, sans avoir, pour cela, besoin de faire marcher sa cervelle, réalise en soi le «type humain» véritable et parfait. Il en est à coup sûr ainsi, parce que rien ne paraît plus superflu que l'esprit dans un organisme humain.

Mais les critiques, avec cet éloge même, ont voulu se débarrasser de la mère sans se soucier d’atteindre ce noyau de valeurs poétiques que, dans la comédie, le personnage signifie. Figure tout humaine, oui, parce que dépourvue d'esprit, c'est-à-dire inconsciente d'être ce qu'elle est et ne s'occupant pas de se l'expliquer. Mais le fait d'ignorer d'être un personnage ne se résout pas à supprimer celui-ci. Voilà le drame, dans ma comédie. Et l'expression la plus vivante du drame surgit dans le cri de la mère au Chef de troupe, qui lui faisait voir que tout était déjà arrivé et qu'il n'y avait plus dès lors pour elle de raison pour pleurer de nouveau: «Non! Il en arrive encore! Il en arrive toujours. Mon supplice n'est pas fini, monsieur! - Je suis toujours vivante et présente, à chaque instant de mon supplice, qui se renouvelle toujours vivant et présent.» Et cela, elle le sent, sans en avoir conscience, et ainsi comme une chose inexplicable; mais elle le sent dans un tel sentiment de peur qu'elle ne pense même point que ce soit une chose à s'expliquer à soi-même ou aux autres.. Elle le sent, et il suffit. Elle le sent comme une douleur, et cette douleur, immédiate, crie. C'est ainsi qu'en elle se réfléchit la fixité de sa vie dans une forme qui tourmente, d'une autre façon, le père et la bru. Ceux-ci, esprit; elle, nature: l'esprit se rebelle contre cette forme, ou, comme il peut, cherche à en profiter; la nature, à moins d'être poussée par l'aiguillon du sentiment, se contente d'en pleurer.

Le conflit immanent entre la vie et la forme est la condition inexorable, non seulement dans l'ordre spirituel, mais aussi dans l'ordre naturel. La vie qui s'est fixée, pour être, dans notre forme corporelle, tue peu à peu sa forme. La douleur de cette forme fixée est le vieillissement irréparable, continu, de notre corps. La douleur de la mère, est, de la même façon, passive et perpétuelle. Montré sous trois faces, mis en valeur dans trois drames différents et contemporains, ce conflit immanent trouve ainsi dans la comédie son expression la plus accomplie. Et, de plus, la mère démontre encore la valeur particulière de la forme de vie créée par l’esprit humain, c'est-à-dire de la forme artistique, forme qui ne fige ni ne tue sa vie, et que la vie ne consume point: de là, son cri au Chef de troupe. Si le père et la bru reprenaient-cent mille fois de suite leur scène, toujours, au point fixé, au moment où la vie de 1'œuvre d'art doit être exprimée par ce cri, toujours ce cri retentirait; inaltéré et inaltérable dans sa forme, -mais non comme une répétition mécanique, non comme une reprise exigée par des nécessités extérieures, mais bien, chaque fois, vivant et comme nouveau, né soudainement ainsi pour toujours: embaumé vivant dans sa forme imputrescible. C'est ainsi que, toujours, en ouvrant le livre, nous trouverons Francesca vivante en train de confesser à Dante son doux péché; et si, cent mille fois de suite, nous relisons ce passage, cent mille fois de suite Francesca redira ses paroles, non pas en les répétant mécaniquement, mais en parlant chaque fois pour la première fois avec une si vivante et si soudaine passion que Dante, chaque fois, en perdra le sentiment.

Tout ce qui vit, par le fait même de la vie, a une forme, et, par cela même, doit mourir: — sauf l'œuvre d'art, qui, précisément, vit, à jamais, dans la mesure où elle est forme.

La naissance d'une créature de la fantaisie humaine, naissance qui est le passage du seuil entre le néant et l'éternité, peut se produire, elle aussi, soudain, une nécessité amenant la procréation. Dans un drame imaginé, il y a un personnage qui sert à faire ou à dire une certaine chose nécessaire: voilà que le personnage est né et qu'il est précisément celui qu'il devait être. C'est ainsi que naît madame Pace au milieu des six personnages, et elle apparaît comme un miracle ou une ficelle sur cette scène, où tout se passe de façon réaliste. Mais ce n'est pas une ficelle. La naissance est réelle, le nouveau personnage est vivant, non parce que vivant déjà, mais parce que né heureusement comme justement le comporte sa nature de personnage, pour ainsi dire, «obligé». Et il s'est produit ainsi une rupture, un brusque changement de plan de réalité dans la scène, parce qu'un personnage ne peut naître de cette façon que dans la fantaisie du poète, non point certes sur les planches d'un théâtre. Sans que personne s'en soit avisé, j'ai changé tout d'un coup la scène; je l'ai recueillie à ce moment dans ma fantaisie, sans l'enlever de dessous les yeux des spectateurs, et c'est ainsi que je leur ai montré, au lieu de la scène, mon imagination dans l'acte de créer sous l'aspect de cette scène même. Le changement soudain et incontrôlable d'apparence d'un plan de réalité à un autre est un miracle, de l'espèce de ceux qu'accomplit le Saint qui fait mouvoir sa statue, laquelle, à ce moment, n'est plus certainement ni en bois, ni en pierre; mais-ce n'est pas un miracle arbitraire. Cette scène aussi, parce qu'elle accueille la réalité fantaisiste des six personnages, n'existe pas par avance et en vertu d'un plan préparé; tout s'y fait, tout s'y meut, tout s'y tente de façon imprévue. Même le plan de réalité du lieu où change et rechange cette vie informe qui soupire après sa forme, arrive ainsi à se déplacer, organiquement. Quand j'ai imaginé de faire naître tout d'un coup madame Pace sur la scène, j'ai senti que je pouvais le faire, et je l'ai fait; si j'eusse prévu que cette naissance me déplacerait et me transformerait, silencieusement et pour ainsi dire sans y prendre garde, en un instant, le plan de réalité du drame, je ne l'aurais certes point fait, saisi que j'eusse été par son illogisme apparent. Et j'aurais fait une malheureuse blessure à la beauté de mon œuvre, dont m'a garé la ferveur de mon esprit, car, contre une logique apparente et mensongère, cette naissance fantastique est soutenu par une véritable nécessité qui a une mystérieuse corrélation organique avec toute la vie de l'œuvre.

Que quelqu'un aille maintenant me dire qu'elle n'a point toute la valeur qu'elle pourrait avoir, parce que son expression n'est pas composée, mais chaotique, parce qu'elle pèche par romantisme, — je sourirai.

Je comprends pourquoi on a pu me faire cette observation. C'est que, dans mon travail, la représentation du drame où sont entraînés les six personnages apparaît tumultueuse et ne procède jamais de façon ordonnée: il n'y a pas de développement logique, il n'y a pas d'enchaînement dans les événements. C'est très vrai. Je n'aurais même pas pu trouver, en la cherchant la lampe à la main, une façon plus désordonnée, plus bizarre, plus arbitraire et plus compliquée, c'est-à-dire plus romantique, de représenter «le drame où sont entraînés les six personnages». C'est très vrai; mais je n'ai pas du tout représenté ce drame; j'en ai représenté un autre, — et je ne m'arrêterai pas à redire lequel! — où, parmi les autres belles choses que chacun, selon ses goûts, y peut retrouver, il y a justement une discrète satire des procédés romantiques: dans mes personnages, si échauffés à vaincre, dans les rôles que chacun d'eux tient dans un certain drame, alors que je les présente comme des personnages d'une autre comédie qu'ils ne connaissent ni ne soupçonnent, de sorte que cette surexcitation passionnelle, et propre aux procédés romantiques, est comiquement placée, campée sur le vide. Et le drame des personnages, représenté non comme s'il se fût organisé dans mon imagination, comme s'il y eût été accueilli, ne pouvait consister dans mon travail que comme «situation» et dans le développement de celle-ci; il ne pouvait se manifester que par touches, en tumulte et en désordre, au moyen de raccourcis violents, d'une façon chaotique: continuellement interrompu, dévié, contredit, et même nié par l'un de ses personnages, et, par deux autres, pas même vécu.

Il y a un personnage, — celui qui «nie» le drame qui en fait un personnage, le fils, — qui tire tout son relief et sa valeur de ce qu'il est un personnage, non de la «comédie à faire», — laquelle, comme telle n'apparaît pour ainsi dire pas, — mais de la représentation que je fais d'elle. Il est, en somme, le seul qui ne vive que comme un «personnage en quête d'auteur», au point que l'auteur qu'il cherche n'est pas un auteur dramatique. Celui-là ne pouvait: non plus être autrement: l'attitude du personnage est tellement organique dans ma conception qu'il est logique que, dans la situation, il détermine une plus grande confusion et un plus grand désordre, en même temps qu'un autre motif de contraste romantique.

Mais c'est précisément ce chaos, organique et naturel, que je devais représenter; et représenter un chaos ne signifie pas du tout représenter chaotiquement, c'est-à-dire romantiquement. Et que ma représentation soit tout autre que confuse, mais au contraire fort claire, simple et ordonnée, c'est ce que démontre l'évidence avec laquelle, aux yeux de tous les publics du monde, apparaissent l'intrigue, les caractères, les plans fantaisistes et réalistes, dramatiques et comiques du travail, et, pour ceux qui ont des yeux plus perçants, le mode selon lequel s'expriment les valeurs, à coup sûr peu habituelles, ni banales, qui y-sont renfermées. Grande est la confusion des langues entre les hommes, si des critiques ainsi faites trouvent tout de même des mots pour s'exprimer. Cette confusion est d'autant plus grande qu'est parfaite l'intime loi d'ordre qui, obéie en toute chose, fait classique et typique mon œuvre et défend qu'on parle de sa chute: quand, devant tous ceux qui ont désormais compris qu'on ne crée pas la vie par artifice, et que le drame des six personnages, dès lors que fait défaut l'auteur qui leur donne une valeur dans son esprit, ne pourra pas se représenter, à l'instigation de l'un d'eux, vulgairement anxieux de savoir comment le fait s'est déroulé, ce fait, rappelé par le fils dans la succession matérielle de ses instants, dépourvu du moindre sens et, par du suite, dégagé du besoin d'être exprimé en langage humain, mais avec sa voix matérielle elle-même, par la seule raison qu'il était arrivé, arrive: il s'abat, brutal, inutile, avec la détonation d'une arme mécanique, sur la scène, brisant et dispersant là stérile tentative des personnages et des acteurs que le poète n'a pas assistés.

Si ma modestie ne peut accepter l'affirmation de G.-B. Shaw, à savoir que les Six personnages en quête d'auteur constituent l'œuvre la plus originale et la plus puissante de tous les théâtres, antiques et modernes, de toutes les nations, ma conscience sait bien que leur apparition dans l'histoire du théâtre italien marque une date qu'on ne pourra oublier.

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