L’islamisme en terre québécoise, ou Les mille et une nuits de Philippe Couillard
Lors d’une diffusion spéciale en direct de l’émission « Tout le monde en parle », deux jours après les attentats de Paris, je suis devenu subitement très inquiet en écoutant les propos l’ex-députée libérale et spécialiste de l’intégrisme islamique Fatima Houda-Pépin. Celle-ci s’indignait en effet, à juste titre, de ce que le projet de loi 59 du gouvernement Couillard sur les discours haineux soit un véritable blanc-seing accordé aux islamistes, qui leur permettrait de propager plus efficacement leurs idées dangereuses au nom des droits de la personne et de la liberté de religion. Je me suis alors souvenu des propos de la même Houda-Pépin, au printemps dernier, lors de la présentation du projet de loi, alors qu’elle fustigeait le manque de courage de Philippe Couillard dans le dossier.
Je suis inquiet, dis-je, car je m’interroge, au vu de la saga entourant ce projet de loi et de quelques autres faits que j’énoncerai plus loin, quant à l’action du gouvernement québécois en ces temps troublés, et à son efficacité. Pour le dire sans ambages, je me demande si nous avons présentement au Québec un premier ministre qui peut être à la hauteur des défis gravissimes auxquels nous sommes confrontés en matière de lutte contre le radicalisme islamiste. Les révélations faites, au cours des dernières années, concernant ses liens étroits avec l’Arabie Saoudite, terre d’élection du wahhabisme et du salafisme, ne le placent-elles pas en porte-à-faux face aux difficiles mais nécessaires décisions qu’il devra prendre en tant que chef de notre nation? Je suis perplexe, je l’avoue, et j’entends expliquer les raisons de cette perplexité.
Plaidant, ces jours derniers, pour une nouvelle image du Canada en matière d'environnement à la suite de l’élection du gouvernement de Justin Trudeau, le premier ministre québécois s’est dit d’avis que « Le Canada doit concurrencer la Norvège, pas l'Arabie saoudite ». Ce qui me fait sourire ici, c’est cet exemple de l’Arabie saoudite. Pourquoi l’avoir choisi? Ce ne sont pas les cancres qui manquent en matière d’environnement sur la planète. Décidément, le réflexe saoudien, sinon l’inconscient saoudien semble bien présent chez Philippe Couillard. Cela n’est guère surprenant.
Quelques rappels historiques s’imposent ici. Philippe Couillard a séjourné, pour des raisons professionnelles, à deux reprises en Arabie saoudite. Il y travailla, entre 1992 et 1996, comme neurochirurgien, au service de l’ARAMCO, société pétrolière qui est la propriété de la famille royale. Puis, des années plus tard, alors qu’il avait temporairement quitté la vie politique, il y œuvra, entre 2009 et 2011, à titre de conseiller du prince Abdullah bin Abdulaziz Al-Rabeeah, ministre de la Santé du royaume.
Il y séjourné à deux reprises, dis-je. Le rapport qu’il entretient avec ce pays n’est donc pas fortuit, éphémère. C’est son retour là-bas, surtout, qui est significatif. On peut sans exagérer parler, dans son cas, d’une fascination, qui transparaît clairement dans une entrevue accordée à L’Actualité en 2003, dans laquelle il évoque son séjour des années 1990 dans la péninsule arabique : « Le médecin apprend l’arabe grâce à un collègue jordanien qui deviendra son meilleur ami. “Je pouvais faire mes consultations externes sans interprète”, dit-il fièrement. Il lit sur l’islam, Mahomet, le Coran. Amateur d’opéra, il court les meilleurs muezzins de la ville. “Leurs appels étaient très beaux, très poétiques.” Il laisse pousser sa barbe noire, aujourd’hui poivre et sel. La rumeur court dans l’hôpital que le Dr Couillard s’est converti à l’islam. “Les Arabes étaient bien contents !” dit-il. »
Je ne soutiens évidemment pas que Philippe Couillard ait quelque affinité que ce soit avec la pensée religieuse ou politique radicale du royaume saoudien, ni qu’il se solidariserait d’une quelconque manière avec les manquements aux droits de l’homme de celui-ci. Je me questionne néanmoins sur certains de ces propos, tenus en diverses occasions, ainsi que sur ce qui m’apparaît comme un certain manque de pugnacité, dans ses initiatives législatives et ses interventions sur la question, manque de pugnacité que je ne suis d’ailleurs pas le seul à déplorer.
J’entends à tout le moins poser une question qui me paraît essentielle. Philippe Couillard est un homme cultivé, qui a en particulier une érudition historique digne de mention. En devenant conseiller du régime saoudien, dans un poste même honorifique, n’avait-il pas conscience de servir de caution à un gouvernement qui est l’un des plus rétrogrades de la planète ? Il faut cultiver des liens, afin de favoriser d’éventuelles avancées démocratiques dans le pays, soutient-il à plusieurs reprises pour expliquer son implication là-bas. Peut-être, mais comment oublier, pour reprendre les termes de Kamel Daoud, lauréat du Goncourt du premier roman pour Meursault, contre-enquête et chroniqueur au Quotidien d’Oran, que « l’Arabie saoudite n’est qu’un Daech qui a réussi » : « Daech noir, Daech blanc. Le premier égorge, tue, lapide, coupe les mains, détruit le patrimoine de l’humanité, et déteste l’archéologie, la femme et l’étranger non musulman. Le second est mieux habillé et plus propre, mais il fait la même chose. L’État islamique et l’Arabie saoudite. Dans sa lutte contre le terrorisme, l’Occident mène la guerre contre l’un tout en serrant la main de l’autre. (...) On veut sauver la fameuse alliance stratégique avec l’Arabie saoudite tout en oubliant que ce royaume repose sur une autre alliance, avec un clergé religieux qui produit, rend légitime, répand, prêche et défend le wahhabisme, islamisme ultra puritain dont se nourrit Daech. » (ibid.)
L’humaniste Philippe Couillard, en s’associant étroitement au régime saoudien de 2009 à 2011, ne pouvait pas ignorer la réalité rétrograde du régime. Qui le pourrait, depuis les attentats du World Trade Center, qui ont permis d’établir clairement les liens entre le wahhabisme et le terrorisme islamique? Et l’on prendra garde d’oublier que la majorité des exécutants des attentats de New York et Washington étaient d’ailleurs originaires du royaume saoudien. Lorsque Fatima Houda-Pépin écrit que, trop souvent, en Occident, et en particulier au Canada et au Québec, « on fait des courbettes devant la monarchie décadente d’Arabie saoudite et, en même temps, on prétend qu’on est train de lutter contre le terrorisme», ces propos ne pourraient-ils s’appliquer dans une certaine mesure au premier ministre québécois actuel ?
Inconscience, manque de jugement ? La journaliste et bloggeuse Lise Ravary (J. de Mtl, 14 janvier 2013) s’interroge également : « Je ne m’explique pas comment un médecin québécois peut devenir consultant sur la santé auprès d’un gouvernement qui a une bien drôle de vision de l’intégrité physique et du serment d’Hippocrate. Un pays où l’on coupe la main des voleurs. Un pays où l’excision est encore pratiquée. Où les hommes et les femmes sont fouettés en public, pour un oui ou pour un non. Où la lapidation est chose courante. Où on coupe la tête des apostats. »
Idem pour Patrick Lagacé, de La Presse :
« Prenez l’Arabie saoudite. (Philippe Couillard) a pratiqué la médecine dans ce pays. Il y a conseillé le ministre de la Santé. Mais l’Arabie saoudite est une théocratie islamiste dans la même catégorie obscurantiste que l’Iran, et cela appelle des questions délicates: comment un humaniste comme le bon docteur Couillard a-t-il accepté, un jour, de s’associer à ce pays qui n’envoie pas de femmes aux Jeux olympiques? » (Patrick Lagacé, « Un dîner avec... Philippe Couillard », La Presse, 9 janvier 2013)
Les adversaires péquistes de Philippe Couillard ne sont pas en reste. Pour l’ancien conseiller péquiste et bloquiste Stéphane Gobeil, alors que « Le monde est aux prises avec ce cancer du radicalisme islamique exporté par l’Arabie saoudite, le chef libéral a accepté de servir de conseiller à un prince du même régime »
Ce qui est certes préoccupant, c’est que Philippe Couillard répond à ses adversaires en revendiquant un relativisme culturel sans grande nuance. En effet, en 2011, alors qu’on l’interroge sur la torture et les châtiments corporels qui sont choses habituelles dans le royaume saoudien, et sur le traitement qui y est réservé aux femmes, il apporte cette seule réponse : «C'est un contexte culturel différent du nôtre. Est-ce que la meilleure approche est le retrait ou le contact et le partage des connaissances? »
Ce relativisme, couplé à l’idéologie multiculturaliste canadienne, dont il est un chaud partisan, ne risque-t-il pas de faire de lui un adversaire un peu trop mesuré de l’intégrisme islamiste sur notre sol ? Je le crains hélas et les faits tendent à le démontrer.
En janvier dernier, après l’attentat contre la rédaction de Charlie Hebdo, le premier ministre québécois a déclaré n’avoir aucune intention de restreindre le droit des intégristes de pratiquer une version radicale de leur religion. Selon lui, en effet, « L’intégrisme, c’est une pratique religieuse poussée à l’extrême qui, tant qu’elle n’enfreint pas les droits des autres — des autres, exemple, les femmes —, bien sûr fait partie des choix personnels de chacun ».
Pour lui, l’islamisme et la religion musulmane ne paraissent avoir aucun rapport. Intégrisme et terrorisme semblent étrangers l’un à l’autre. Ne peut-on, dès lors, appréhender de sa part une certaine complaisance face aux discours extrêmes des islamistes, dès lors qu’ils ne prôneraient pas explicitement la violence? Encore une fois, la réponse à cette question est positive.
De même, on peut se demander si Philippe Couillard est la personne la mieux placée au monde pour « faire le ménage » dans les mosquées et les lieux de culte où prêchent actuellement les extrémistes ? Comment penser qu’il pourrait s’en prendre à des lieux ou à des institutions financées par le gouvernement saoudien ou par des nationaux de ce pays ? Fatima Houda-Pépin a raison de rappeler que la présence croissante au Québec de l’islamisme radical « est la conséquence tangible d’un endoctrinement idéologique systématique, fait dans l’indifférence générale depuis plus de 30 ans, quand l’Arabie saoudite a commencé l’envoi de ses imams de service».
Comment expliquer, par exemple, qu’un extrémiste comme Adil Charkaoui soit toujours en circulation, même après les révélations concernant certains de ses élèves, partis combattre avec l’État islamique? Certes, tout n’est pas du ressort du premier ministre Couillard en cette matière (ses prédécesseurs ont leur part de responsabilité ainsi qu’autre niveau de gouvernement, le fédéral, qui est aussi concerné), mais ce n’est assurément pas lui qui donne l’image d’un chef de gouvernement décidé à éradiquer la menace islamiste.
L’ex-candidate péquiste et militante pour la laïcité Djemila Benhabib, troublée par les propos du premier ministre sur l’intégrisme, a tenu à mettre les points sur les « i ». Pour elle, le terrorisme est bien un produit de l’intégrisme, qui est par essence antidémocratique.
«Montrez-moi un intégrisme qui respecte le droit des femmes, ça n’existe pas (…). L’intégrisme, ce n’est pas Le Petit prince, ce n’est pas Alice au pays des merveilles. L’intégrisme est une idéologie abjecte qui porte en soi la discrimination, la haine de l’autre et la détestation. Par essence, il est antidémocratique, contrevient aux droits humains et bafoue la dignité humaine. (…)
Je me demande si M.Couillard ne confond pas intégrisme et piété (…). La piété, qui est une pratique pieuse de la religion, c’est quelque chose qui relève je pense de l’intimité et de la spiritualité personnelle. Tandis que l’intégrisme est une idéologie et cette idéologie, c’est exactement ce qui mène au terrorisme. Le terrorisme n’est pas un acte isolé qui surgit, qui est ex nihilo. Le terrorisme est le produit direct, logique, de l’intégrisme et du fondamentalisme religieux. »
Cette confusion à laquelle fait référence Mme Benhabib, qui est bien le fait de Philippe Couillard (et pas seulement sur la question de l’intégrisme), n’est-elle pas des plus inquiétantes quand elle concerne le chef de gouvernement d’un État démocratique ?
Dans une sortie qui a soulevé l’ire du premier ministre, le chef intérimaire du PQ, Stéphane Bédard, a laissé entendre que « le séjour de quatre ans de Philippe Couillard en Arabie saoudite comme médecin au début des années 1990 pourrait expliquer ‘l'inaction et l'insensibilité’ du premier ministre dans les dossiers de la laïcité de l'État et de la lutte contre le radicalisme religieux.
De Davos en Suisse, où il participait au Forum économique, le premier ministre, courroucé, l'a presque menacé de poursuites, en rétorquant que ces propos étaient « à la limite de la diffamation ». Une réaction pour le moins exagérée dans le cadre d’un échange portant sur des questions de politique.
Le caractère « surréactif » des réponses du premier ministre, lorsqu’on l’entraîne sur ce terrain, a aussi été remarqué par le chef de la CAQ, François Legault :
« ‘’Dès qu’on parle de tous les dossiers qui sont identitaires, M. Couillard a un malaise. Ça vient d’où ? Il faudrait qu’un psychiatre s’assoie avec lui et regarde ça’’, a -t-il lancé en point de presse.
La réaction de M. Couillard après qu’il lui eut demandé trois fois plutôt qu’une à l’Assemblée nationale si un policier ou une policière doit arborer un signe religieux, était éloquente, selon M. Legault. ‘’Il était choqué bien noir ! Il était tout rouge ! Il a un malaise évident. Pourquoi ? Je ne suis pas dans sa tête. Je ne sais pas. Même chose quand vient le temps de parler de la défense du français‘’ a-t-il affirmé. »
Par ailleurs, quelques semaines plus tard, alors que le monde apprenait la condamnation, pour délit d’opinion, à une sentence lourde de plusieurs centaines de coup de fouets, par le régime saoudien, d'un blogueur dont la famille réside à Sherbrooke, un autre député de l’opposition, Amir Khadir, de Québec solidaire, « s'étonne de la ‘’banalisation’’ de la situation [de ce blogueur faite] par M. Couillard, qui a travaillé il y a 20 ans comme médecin puis, de 2009 à 2011, comme conseiller du ministre de la Santé de ce pays. » Ne s’agirait-il là, pour lui, que d’une affaire s’expliquant par « un contexte culturel différent » ?
Toujours est-il que, par la suite, le premier ministre du Québec a finalement adressé une lettre au gouvernement saoudien. Sans grand résultat d’ailleurs.
Puis survient, en juin, le dépôt du projet de loi 59 sur les discours haineux. Dans sa forme actuelle, il a essuyé bien des critiques, de la part des commentateurs dans les médias et des citoyens et organismes venus présenter leur position devant l’Assemblée nationale. Après les attentats de Charlie Hebdo en France, on y voit une menace à la liberté d’expression et au droit de critiquer les religions.
Pour Mme Houda-Pépin, « La loi 59 donnerait des pouvoirs d’enquête à la Commission des droits de la personne pour identifier et sanctionner toute personne tenant un «discours haineux» envers un groupe particulier susceptible d’être stigmatisé, y inclus les organismes religieux. » Ce faisant, la loi oublie l’essentiel, en laissant prospérer les discours extrémistes : « C’est ce discours-là (des islamistes radicaux) qu’il faudrait empêcher, parce qu’il est dangereux. Il faut à ce moment-là le contrôler et non pas leur donner plus de moyens pour s’exprimer». Selon Mme Houda-Pépin, « si ce projet de loi avait existé il y a 10 ans, elle n’aurait jamais pu faire adopter, en mai 2005, à l’unanimité par l’Assemblée nationale, une motion s’opposant à l’implantation des tribunaux dits islamiques au Québec et au Canada. Ce geste lui avait valu l’opprobre de plusieurs leaders de la communauté musulmane. «J’aurais été attaquée pour islamophobie», croit-elle. »
Cette première version du projet de loi, avec son désir apparent de ménager la chèvre et le chou, est-il un reflet des ambigüités et de la confusion manifestés par le premier ministre sur la question de l’intégrisme et de l’islamisme en général ? S’il agit avec prudence (certains diront : mollesse), est-ce uniquement en raison de son adhésion au multiculturalisme officiel et avec le souci de ménager la base électorale historique du Parti libéral ? Sachant que l’Arabie saoudite finance certains centres et certaines mosquées qui prêchent un islam faisant peu de compromis avec la modernité, Philippe Couillard aura-t-il tendance à appuyer sur le frein, compte tenu du lien particulier, sinon privilégié qu’il entretient avec ce pays ? Le premier ministre n’est âgé que de 58 ans; peut-être voudra-t-il se garder des portes ouvertes dans la péninsule arabique en prévision de son départ de la vie politique. Qui sait ? L’avenir se charger d’apporter une réponse à ces questions. Cela étant dit, en ce qui concerne le projet de loi 59, rappelons au premier ministre qu’il n’est pas trop tard pour un changement de cap.