L’impossible gestion du risque nucléaire
Depuis la naissance de la société industrielle au XIX ième siècle, caractérisée par ce qu’Alain GRAS appelle « le choix du feu »1, la question des risques induits par l’industrie n’a été soulevée seulement que depuis une cinquantaine d’années. La puissance de l’idéologie du progrès était alors telle que ce type d’interrogation n’avait pas lieu d’être. Les avantages tirés du développement industriel étaient tellement manifestes que les coûts humains comme environnementaux ne pouvaient qu’être occultés. Ceci explique que les grandes catastrophes minières comme celles de Courrière en 1906 qui fit plus de mille morts parmi les mineurs étaient socialement acceptées comme le prix à payer pour le progrès de l’humanité. Seule l’exploitation capitaliste des travailleurs pouvait faire l’objet des débats politiques et elle était d’ailleurs jugée par les socialistes comme un obstacle à la course vers un avenir meilleurs.
Ce n’est que suite à l’aggravation des coûts sociaux liés aux conditions de travail puis à ceux liés à l’environnement qu’une démarche gestionnaire a commencé à être entreprise vers la fin des « trente glorieuse » par les responsables de l’industrie et par ceux de l’administration chargés de la contrôler. Un cadre institutionnel a été progressivement élaboré s’appuyant sur des technologies de prévention pour améliorer la sécurité des installations à l’intérieur comme à l’extérieur des entreprises. C’est ainsi qu’une démarche gestionnaire du risque industriel a vu le jour à partir des années 60/ 70 contribuant à améliorer la sécurité et la protection de l’environnement. Mais en même temps durant cette période de croissance économique, de nouveaux risques industriels voyaient le jour dus à l’innovation technologique dont ceux liés au lancement du fameux programme nucléaire par les gouvernements gaullistes. La course entre les prises de risque industriel et les réponses sécuritaires était désormais engagée qui continue aujourd’hui avec des dossiers comme celui du gaz de schiste, sans qu’aucune leçon en soit tirée du retour d’expérience de la persistance des processus accidentels en dépit de la multiplication des dispositifs de sécurité. Durant cette même période, au plan psychosociologique, on pouvait déjà observer que dans l’opinion, la confiance en la science et la technique, ciment de l’idéologie du progrès, était en train de faiblir en raison de la multiplication des signaux d’alerte constituant autant d’échecs pour l’industrie. Les années 70/80 ont été celles de l’irruption des grands accidents industriels dans le champ médiatique, tels que les marées noires (l’Amoco Cadiz en 1978), les catastrophes dans l’industrie chimique (Bophal en 1984) et nucléaire (TMI en 1979 et Tchernobyl en 1986). C’est aussi durant cette période qu’est né le mouvement écologiste qui posait des questions entièrement nouvelles allant bien au delà des réponses managériales venant des professionnels de la sécurité. Des questions relatives au développement industriel lui même qui relevaient de la morale et de la politique étaient posées et qui bousculaient les démarches technoscientifiques habituelles de gestion des risques majeurs. Se posait dorénavant, celle de l’acceptabilité sociale et écologique des prises de risque collectif majeur engendrées par le développement de l’industrie tant pétrochimique que nucléaire. Cette acceptabilité ne pouvait désormais plus être définie seulement par des experts au terme d’une démarche scientifique, mais devaient dorénavant faire appel à des critères relevant de la morale et de la politique, autrement dit au processus démocratique.
Aujourd’hui, alors que des accidents industriels majeurs continuent à voir le jour un peu partout dans le monde malgré les progrès des méthodes de management des risques, la dimension proprement politique du risque technologique majeur a fini par émerger en particulier avec le nucléaire. A la suite des accidents majeurs précédents, celui de Fukushima a visiblement entraîné un déclic dans l’opinion dont on peut espérer qu’il soit durable. Il est vrai que le nucléaire représente des spécificités par rapport à l’industrie classique. Marquée à jamais par ses origines militaires, cette industrie développe en effet une puissance inconnue de celle reposant sur la chimie et la pétrochimie.
Il y a incontestablement un changement d’échelle du point de vue de l’espace comme du temps. Une catastrophe nucléaire peut avoir un impact sur un continent entier comme l’a montré celui de Tchernobyl ou de Fukushima alors que les accidents majeurs dans l’industrie classique sont toujours limités localement. D’autre part, les conséquences d’un accident nucléaire ont des effets dans le temps2, sans compter la production de déchets dont certains sont actifs durant des milliers d’années. En raison de l’importance des dangers liés à l’exploitation civile de l’énergie nucléaire et de ses liens avec ses origines militaires, les risques engendrés ont fait très tôt l’objet d’un encadrement institutionnel important au plan international (AIEA), européen (Euratom) et national (CEA). Le droit nucléaire reflète cette particularité qui déroge au droit commun des risques technologiques majeurs représentés par la fameuse directive européenne dite SEVESO II qui n’a curieusement pas d’équivalent dans le domaine du risque nucléaire3. En France, ce droit s’est toujours situé en marge de l’Etat de Droit dans la mesure où paradoxalement, l’industrie nucléaire a toujours été jusqu’à ces dernières années un monopole d’Etat. Les installations nucléaires de base ont été longtemps régies par un simple décret datant de 1963 et il a fallu attendre la loi du 13 juin 2006 pour qu’enfin une loi soit adoptée relative à la transparence et à la sécurité nucléaire. Elle ne traite pas des contrats relatifs au nucléaire mais des autorisations délivrées aux installations nucléaires de base (INB). Autrement dit, tout le programme français d’équipement électronucléaire a été adopté à l’époque sans aucun fondement législatif ! En ce qui concerne la responsabilité en cas d'accident nucléaire, la convention internationale de Paris signée en 1968 et révisée depuis pose le principe de la responsabilité de l'exploitant et de l'Etat sur lequel l'accident a eu lieu mais le montant de la réparation des dommages a été plafonné de même que la durée de la période où ces derniers peuvent être pris en compte (30 ans au total) . La loi de 2006 conçue par le lobby pronucléaire ne prend pas du tout en compte la dimension proprement politique de ce type de risque industriel puisque tout le management du risque repose sur l’institution d’une autorité de sûreté nucléaire dominée par le corps des Mines. Or cette dimension découle justement des limites de la démarche gestionnaire du risque majeur qui est celle retenue par la loi. Comme le montre le retour d’expérience des catastrophes nucléaires passées, ces limites sont de plusieurs ordres4.
Il y a tout d’abord le fait que la sécurité ne progresse la plupart du temps que par retour d’expérience, soulignant ainsi les limites des méthodologies de modélisation. Il faut citer à ce propos, les calculs qui ont été fait aux Etats Unis par le fameux rapport Rassmunsen en 1975 relatif à la probabilité d’un accident majeur sur les réacteurs PWR qui ont été pris en défaut par l’accident de TMI en 1979. Avant cet accident, les discours officiels tenus dans ce domaine étaient quasiment ceux du risque zéro alors que les mêmes spécialistes vous expliquaient que suite à cet accident la sécurité allait progresser ce qui s’est révélé exact jusqu’à présent concernant les dysfonctionnements internes des réacteurs. Un autre facteur souvent sous estimé est celui de l’innovation technologique galopante justifiée par l’idéologie du progrès qui peut réserver des surprises désagréables par insuffisance du retour d’expérience comme cela paraît être le cas aujourd’hui pour le nouveau réacteur EPR. Ici on butte sur la question incontournable de l’imprévisibilité des processus accidentels. On a également raison aujourd’hui d’insister sur les risques engendrés par le vieillissement des installations.
Mais il y a surtout aujourd’hui des causes encore plus profondes des limites de la sécurité nucléaire, à savoir celles relatives à l’environnement socio-économique de ce type d’industrie. En effet, la sûreté des installations nucléaires ne peut être assurée de manière satisfaisante dans un contexte d’instabilité économique et de crise financière comme nous la connaissons aujourd’hui. L’industrie nucléaire coûte très cher en investissement et en fonctionnement. L’explosion des coûts du chantier EPR de Flamanville est là pour le montrer. Et suite à la catastrophe de Fukushima, la sécurité sur les installations existantes va encore coûter plus cher. Quand au démantèlement des centrales hors d’usage et la gestion des déchets sur des milliers d’années, ils illustrent toute la difficulté pour un pays aussi nucléarisé que le nôtre à sortir du nucléaire ! Or les sociétés occidentales les plus riches se retrouvent actuellement face à une crise financière majeure qui est révélatrice de l’existence des limites d’une croissance mise à mal par l’énormité des investissements qui la font vivre. Un projet comme celui d’ITER illustre ces limites ! Dans ces conditions, on ne peut que redouter les conséquences de la dégradation du contexte économique et financier sur la sécurité nucléaire, sans compter les pertes de compétence chez les spécialistes les plus qualifiés que cela peut entraîner. Le nucléaire comme d’autres industries à risque majeur n’est plus acceptable dans une société en voie d’inéluctable appauvrissement. Quoiqu’il en soit, la vérité est que la technologie nucléaire née de la dernière guerre est une technologie prométhéenne qui n’est pas à la mesure de l’homme car comme l’a dit Günther Anders, « l’homme est plus petit que lui même »5. Il lui faudra dorénavant accepter de s’autolimiter s’il veut rester fidèle à son humanité, en particulier réduire drastiquement sa consommation d’électricité qui justifie le nucléaire. Or ne semble pas qu’aujourd’hui on en prenne le chemin à cause de l’usage généralisé de l’informatique !