Les sources de la quête spirituelle aujourd'hui

Michel Dansereau
«Après avoir accepté de venir parler, à ma manière, des sources de la quête spirituelle aujourd'hui, j'ai ressenti une sorte de vertige. Dans quelle galère m'étais-je embarqué, à la conquête de quelles altitudes? Qu'est-ce qu'un médecin pouvait apporter à un sujet aussi vénérable, appartenant à une sphère d'activité pour laquelle il n'a pas été particulièrement préparé? Faisait-on appel à un psychanalyste, me suis-je demandé, parce que le sujet est aujourd'hui un peu ou très malade? Sans doute se sent-il délaissé, car, sauf notre illustre assemblée et quelques attardés au fond de quelques couvents, qui se préoccupe encore de spiritualité? Après avoir lu les deux derniers numéros de Critère, j'avoue être moins certain de la pertinence de mon dernier point d'interrogation. Mais je ne peux m'empêcher de penser que le sujet serait, sinon en dépression, du moins en pleine confusion mentale; une paranoïa le guetterait-il, à moins qu'il ne s'agisse d'une véritable conspiration du silence fomentée par ce que Placide Gaboury1 appellerait peut-être la religion officielle qu'il oppose à la quête spirituelle? Et pourtant! Déformation professionnelle, j'avais été séduit par la demande de remonter aux sources, de revenir en quelque sorte à l'enfance, de plonger dans l'inconscient. C'est donc un double mouvement de fascination et de recul qui m'habite et se traduit en moi par un sentiment d'extrême modestie à l'abord d'un pareil sujet. Comment réussir à le laisser parler, comment entendre la quête spirituelle aujourd'hui et, plus particulièrement, dans le Québec d'aujourd'hui où le discours politique semble parfois occuper toute la scène?

Interrogeons d'abord les mots, puisqu'il faut des mots pour le dire. Ils apparaissent, à première vue, assez simples: une quête est une recherche, une demande, une collection de fonds. Quand on parle d'un quéteux, on évoque l'image d'un pauvre, de quelqu'un qui n'a rien. Faire une requête est l'opération de quelqu'un qui a perdu quelque chose et qui s'adresse à un tribunal ou à une autorité plus haute pour qu'on lui rende justice. Une quête spirituelle commence ainsi bien humblement par l'aveu d'un manque!

Quant au mot spirituel, il semble déjà plus compliqué. On dirait presque un complexé de nos jours, comme un noble qui serait déchu ou une belle d'autrefois qui ne fonctionnerait plus. Malgré son air familier, sait-on bien de quoi l'on parle quand on l'invoque? Cela tourne autour de la notion d'esprit. Mais voilà qui renvoie à des réalités multiples selon les interlocuteurs et le contexte qui les conditionnent. Pour beaucoup, il a une connotation magique: c'est un fantôme. N'a-t-on pas justement défini la magie comme étant l'esprit qui traîne dans les choses? On parle de l'esprit qui nous anime, ce serait alors une motivation, une inspiration, une imagination, une idée, un simple jeu de mots comme on dit un mot d'esprit, voire, encore plus prosaïquement, le degré d'alcoolisation d'un breuvage "spiritueux" ou plus poétiquement l'esprit du vin. La chimie l'emploie pour signifier un corps léger et volatil qui serait un principe qui anime la matière: une essence. On rencontre aussi, dans ma profession, ce rapport à la matière dans l'expression perdre l'esprit qui signifie encore être hors de ses sens. Que d'ambiguïtés que je laisse aux philosophes la tâche de définir.

Dans l'abstrait, je ne saurais dire ce qu'est vraiment la quête spirituelle et je suis tenté, en suivant le dernier filon sémantique, de vous parler de quête matérielle: quête des sens et quête du sens. Si je pars de la quête charnelle, ce n'est pas pour éviter la question qu'on m'a proposée comme thème, mais pour situer cette quête dans une réalité qui m'est plus familière: celle du corps. Ce corps, parce qu'il est animé, est susceptible de fournir une assise concrète à la quête spirituelle; celle-ci doit bien avoir une existence réelle dans le quotidien et elle ne saurait nous intéresser si elle devait se réduire à une simple question spéculative. Comme garant de la légitimité de ma démarche, je ne saurais invoquer mieux que ce grand spirituel de notre temps, Charles Péguy, qui affirme que "le surnaturel est lui-même charnel" et que le charnel est spirituel2.


La quête charnelle

Nous faisons l'hypothèse que la quête spirituelle prend sa source dans la quête charnelle. Nous essaierons d'explorer ce qu'on pourrait appeler les sources affectives de la quête spirituelle. Nous ne prétendons pas qu'il s'agisse là de l'unique source, ni que la spiritualité se réduise à cette source pas plus qu'on ne saurait identifier un fleuve à une de ses rivières affluentes. Je prends cette précaution pour conjurer le soupçon que suscite ordinairement, souvent à juste titre, toute démarche psychanalytique.

Remontons donc à la source de la quête charnelle, c'est-à-dire à la quête de notre propre corps ainsi que du corps d'autrui. Si nous sommes quéteux, c'est que, dès le commencement, notre corps est drôlement inachevé et nous perdons le corps de l'autre qui nous a donné vie et qui a assuré nos satisfactions élémentaires. Le grand moteur de toute notre évolution réside dans la perte de l'objet d'amour; cette perte est à l'origine de la différenciation de notre moi.

Le moi se développe à partir de l'incapacité du corps d'accepter certaines frustrations, en particulier d'accepter la séparation d'avec la mère; d'où l'obligation de transformer une partie de ça qui cherche une satisfaction; c'est ce que, dans notre charabia freudien, nous appelons le ça dont une partie va devenir le moi ou l'égo. L'incapacité de renoncer à l'objet fait subir à la pulsion une transformation qui va l'apparenter à l'objet qu'elle veut conserver.

Ainsi le nourrisson qui ne veut pas se séparer du sein maternel prendra dans sa bouche son propre pouce qui va devenir le symbole du mamelon qui remplace sa mère. Il y a là comme un premier travail, une émergence de l'esprit, qui donne une signification au monde physique. L'enfant prendra progressivement conscience de son pouce comme son pouce, mais c'est aussi le substitut de sa mère.

Freud écrit qu'en revêtant les traits de l'objet, en s'identifiant à lui, le moi semble s'imposer à l'amour des pulsions, à l'amour du ça. C'est comme s'il lui disait: "regarde, tu peux m'aimer, je ressemble tellement à l'objet".3 Ainsi l'objet perdu ne l'est pas complètement puisqu'il est introjecté. Il n'est pas oublié tout à fait non plus; en constituant la mémoire, comme nous y avons insisté ailleurs, il pourra redevenir disponible pour le moi qui le recherchera à l'extérieur.4

Le moi continuera sa quête par de multiples aliénations semblables ou, si l'on préfère, il se développera par de multiples identifications à l'autre, aux autres. Nous avons là un peu comme la base psychanalytique de la fameuse illumination de Rimbaud: "Je, est un autre."5 Le désir d'entrer en contact avec d'autres, qui est fonction du développement du moi, a pour toile de fond la tendance à rechercher des objets d'amour perdus. Cette tendance est littéralement fondamentale; c'est elle qui fait que nous voulons nous rencontrer; ou au contraire, quand l'attitude défensive du moi prédomine, si nous cherchons à éviter l'autre, c'est que nous craignons de ne pas retrouver en lui l'objet d'amour perdu; c'est ce qui se produit dans la phase dépressive du deuil.

La capacité d'attention ou de prise de conscience, ce que les Anglais appellent l'awareness ou que les existentialistes nommeraient notre présence au monde, se développe à partir de la tendance à rechercher des objets d'amour perdus. Freud explique qu'on se livre à l'examen de la réalité "parce que des objets qui, autrefois, avaient été cause de réelles satisfactions, ont été perdus".6 Voilà l'origine pulsionnelle de notre soif de connaître autant que de notre désir de rencontrer l'autre. Comme ces objets ont été intériorisés, il s'ensuit que leur quête dans le monde extérieur a quelque chose d'une réminiscence, un peu à la façon de la doctrine platonicienne pour qui savoir était se ressouvenir.

La même pulsion serait à la base du progrès et de la culture. C'est pourquoi Freud ne croit pas à l'existence d'une tendance interne à la perfection qu'il dénonce comme une illusion, toute bienfaisante soit-elle pour l'homme. Non pas qu'il nie qu'une minorité d'êtres humains semble poussée vers des niveaux de perfection de plus en plus élevés, mais il croit que cela s'explique tout naturellement en tant que conséquence de la répression pulsionnelle sur laquelle reposerait, selon lui, ce qu'il y a de plus précieux dans la culture humaine. Il s'agirait d'une adaptation aux forces extérieures. La pulsion refoulée, écrit-il, ne cesse jamais de tendre à sa complète satisfaction, laquelle consisterait dans la répétition d'une satisfaction primaire; toutes les formations substitutives et réactionnelles, toutes les sublimations seraient impuissantes à mettre fin à son état de tension permanente. Ce serait la différence entre la satisfaction obtenue et la satisfaction cherchée qui constituerait la force motrice, l'aiguillon qui empêcherait l'organisme de se contenter d'une situation donnée.7

Freud illustre cette sorte de névrose universelle du genre humain par l'inquiétude de Faust, caractéristique de l'homme occidental, en perpétuel état de demande et d'agitation. Le chemin en arrière, vers la satisfaction complète, étant généralement interdit par les résistances que maintiennent les refoulements, il ne resterait à l'organisme qu'à avancer dans l'autre direction encore libre "en avant, toujours en avant" (Faust). Malheureusement, la satisfaction primaire tant recherchée n'est pas clairement identifiée, si toutefois elle pouvait être identifiable, dans la métapsychologie freudienne. Nous aurons à revenir sur ce point important.

C'est du côté de la souffrance, de la frustration, du manque, qu'il nous faut donc nous tourner pour remonter à la source de la quête charnelle. Cette quête, plus ou moins barrée par le refoulement, est comme une rivière harnachée qui permet l'émergence d'une énergie nouvelle: l'énergie charnelle devient spirituelle en tant qu'elle nous apparaît dès lors comme quête de sens à partir d'une sensibilité mortifiée. Pour le médecin, la souffrance se révèle surtout dans son aspect physique à travers le premier cri de l'enfant qui vient au monde. Nous y entendons la demande de restitution des conditions de chaleur, de calme et d'obscurité qu'il vivait dans l'utérus.

En comprenant le sens des demandes de ses patients, en se laissant toucher par elles, le médecin développe en lui un esprit thérapeutique (le therapeutic intent) ou encore ce qu'on pourrait appeler la compassion. Une conscience (un awareness) est née à partir d'une souffrance de l'autre qui réveille souvent en nous notre propre souffrance, car nous avons tous été ce nourrisson en désarroi. On ne devrait jamais diminuer la valeur d'une telle détresse sous prétexte qu'il s'agirait d'une pure réaction organique. Elle est la naissance même de la conscience de soi, si obscure soit-elle encore, et on la verra resurgir dans les moments difficiles de notre histoire. C'est pourquoi philosophes et spirituels qui veulent atteindre le coeur de l'être comme de la vie, prendront souvent cette détresse comme point de référence à leur réflexion.8


Le problème de la souffrance

Afin de creuser davantage ce problème de la souffrance, comme source affective de la quête du sens ou quête spirituelle, nous emprunterons souvent à la profonde méditation de Louis Lavelle, qui commence par cette pensée troublante, mais combien vraie, qu'il y aurait dans la paix et le bonheur une sorte de douceur dont nous ne sentons tout le prix que lorsque nous les avons perdus.

La capacité de souffrir et celle de jouir sont deux aspects inséparables de la sensibilité. Même si l'on rêve d'éliminer la douleur pour que le plaisir seul demeure, "on ne devient pas insensible à la douleur sans devenir insensible au plaisir comme le montre l'usage des anesthésiques".9 Déjà, en étudiant l'émotion, William James avait montré que si l'on cherchait à retrancher les sensations et les troubles organiques de l'émotion, on la réduirait à une idée froide et décolorée, c'est-à-dire à la négation même de toute émotion. Enlever la sensibilité du corps serait enlever la sensibilité de l'âme.10

Notre valeur, comme notre conscience, provient autant des souffrances que nous avons traversées que des joies que nous avons éprouvées. Tous les aspects de notre être se tiennent et nous ne saurions supprimer l'un sans compromettre le tout. Comme l'a si bien dit Musset,

L'homme est un apprenti, la douleur est son maître
Et nul ne se connaît tant qu'il n'a pas souffert.
"La nuit d'octobre"

La douleur, en produisant un repliement sur soi, nous donne une extraordinaire intimité avec nous-même; elle nous fait toucher la racine même de notre vie qui semble vouloir nous être arrachée!

Cela est vrai de la douleur physique qui montre combien notre corps est notre vie elle-même et non seulement un simple objet froid dans un monde indifférent. Cela est encore plus vrai de la souffrance morale, à la suite par exemple de la perte d'un être aimé, qui nous révèle la texture de ce que nous sommes à travers ce que nous aimons; elle élargit ainsi l'horizon de notre intimité au lieu de le rétrécir, comme on pourrait le craindre, car nous y découvrons à quel point notre propre vie dépend de l'autre. Lorsque nous nous sentons seul, c'est alors que nous mesurons la profondeur de notre union.

Le repliement sur soi, en assurant notre solitude, nous confronte à l'absence qui provient parfois d'une seule présence abolie. Il oblige la conscience, brusquement séparée de ses liens habituels, où ne restent que des souvenirs, à chercher en elle-même la cause de sa détresse aussi bien que le moyen de sa consolation. Le monde extérieur semble indifférent, sinon hostile, de sorte que nous nous réfugions dans nos propres pensées et nos propres sentiments. Comme un instantané qu'il nous faut développer dans la chambre noire de la solitude pour en tirer un positif, certains gestes familiers de tendresse de l'être aimé resurgissent avec une acuité particulière que nous n'avions pas pleinement réalisée quand nous disposions de sa quotidienneté. Il semblerait souvent que la qualité de l'être aimé nous apparaisse pour la première fois dans une sorte de présence si émouvante que nous pouvons avoir de la peine à la supporter; à partir de ce moment, comme le souligne Lavelle, on ne peut plus dire que la solitude soit véritablement une séparation; elle est une ouverture plutôt qu'une fermeture; elle n'est plus un fardeau, mais devient un refuge où nous nous sentons moins seul que lorsque nous sommes au milieu des autres.

Cette solitude nous fait découvrir par degré un autre monde, plus ou moins voilé jusque-là, où se révèle une dimension - est-elle spirituelle, est-elle charnelle? je ne saurais le dire - qui donne à notre amour une existence d'une intensité parfois inégalée. Louis Lavelle évoque à ce propos la parole de sainte Thérèse: "Moi seul avec Dieu seul." Le sentiment du mal le plus profond que nous puissions éprouver dans ce monde est l'angoisse d'abandon, l'angoisse d'être séparé de l'objet d'amour qui est notre centre (et que certains appellent Dieu). Et pourtant! c'est lorsque je suis séparé de l'être aimé que je lui suis uni; ce n'est pas en rompant la solitude que je deviens capable de communier, ce serait plutôt en l'approfondissant; car alors, ma communion n'abolit ni mon individualité, ni mes limites, mais m'en donne au contraire un sentiment vif. J'apprends tout ce qui me complète, tout ce qui m'est différent et pourtant nécessaire, au lieu qu'auparavant cette différence pouvait me heurter. C'est là où les hommes ont la conscience douloureuse de leur séparation (et ceci peut être vrai également en politique), qu'ils peuvent aussi se sentir unis comme frères les uns aux autres, pourvu qu'ils se laissent rejoindre par l'émergence de ce sens spirituel. Toute la vie de l'esprit résiderait dans cette mystérieuse dialectique de l'absence et de la présence où le lointain peut nous découvrir le prochain.

Est-ce à dire que la douleur serait par elle-même un bien? Comme l'écrit Lavelle, "elle est au contraire un bien que l'on nous arrache. Mais c'est la conscience même de cette arrachement qui creuse notre être intérieur, qui, en le dépouillant de ce qu'il a, le replie sur ce qu'il est". Il s'agirait moins de nous délivrer de la douleur ou de la refouler comme une étrangère, que de l'assumer afin de réparer l'insuffisance dont elle est le signe. Nous y voyons à l'oeuvre le travail de l'esprit qui cherche à lui donner sens. Celui qui souffre se sent lié à ce qui le fait souffrir; c'est là le sens positif du phénomène sadomasochique lui-même; c'est par les êtres que nous aimons le plus que nous éprouvons le plus de douleur, comme c'est aussi par eux que nous éprouvons le plus de joie. Par la douleur nous témoignons de notre union plus encore que de notre séparation avec ce qui nous affecte. La séparation, pourrait-on dire, se réconcilie avec la communion comme la souffrance avec la joie!

Avec la dépossession de l'aimé, nous faisons l'expérience de notre dépendance à l'égard de ce que nous croyions posséder comme un bien. Notre conscience s'ouvre ainsi à la liberté de l'autre et nous renvoie par conséquent à une dimension fondamentale de notre être propre, même si cette liberté peut être ressentie dans une solitude douloureuse. Dans tous nos attachements il y a un objet qui semble à nous mais qui n'est pas nous. La douleur est un facteur du dépouillement difficile que nous avons à effectuer par rapport à nos possessions, elle a ainsi une valeur purificatrice; d'abord en ressuscitant en nous, par le souvenir, la présence de l'objet perdu, elle nous en révèle la valeur, mais en même temps elle nous le montre comme séparé de nous dans cette étrange union de présence-absence; elle conjure ainsi ce que l'identification avec l'objet disparu aurait pu cacher subtilement comme persistance de possessivité à son égard, d'où vient en grande partie notre mal. Cette action purificatrice n'est possible que si la douleur est acceptée, car autrement elle peut aggraver le mal au lieu de l'atténuer en suscitant colère et rancune qui perpétuent notre possessivité et nous menacent d'effondrement.

"La crainte clinique de l'effondrement, comme l'explique Winnicott, est la crainte d'un effondrement qui a été déjà éprouvé (primitive agony)... et il y a des moments où un patient a besoin qu'on lui dise que l'effondrement dont la crainte mine sa vie a déjà eu lieu."11 Roland Barthes commente qu'il en est de même pour l'angoisse d'amour: elle serait la crainte d'un deuil qui a déjà eu lieu, dès l'origine de l'amour. Du moment que j'ai été ravi, il faudrait que quelqu'un puisse me dire: "Ne soyez plus angoissé, vous l'avez déjà perdu(e)".12

Nous découvrons ici une activité de l'esprit que, dans une large mesure, il dépend de nous d'exercer dans un sens ou dans l'autre; nous en ferons une expérience de rancune ou au contraire une expérience de liberté, toute douloureuse soit-elle. Notre sens des responsabilités s'affine: d'abord par rapport à nous-même puisque nous sommes renvoyé à notre propre liberté, ensuite par rapport aux autres puisque nous sommes obligé de leur reconnaître et de respecter la même liberté que nous ne saurions monopoliser. Notre destinée se trouve rapatriée et semble remise entre nos propres mains. Parce qu'on a cessé de penser à avoir, on est (au sens également de naître au Royaume dont parle Jésus). Ceci ne veut pas dire qu'on ne pense plus qu'à soi. Au contraire, en cessant de vouloir posséder l'autre pour me soulager, je cesse ainsi de ne penser qu'à moi; c'est cela être soi; c'est alors seulement que je peux commencer d'agir librement. Un processus de désaliénation du moi s'amorce, de ce moi que nous avions vu précédemment se former à partir d'aliénations multiples. Et en même temps mon désir de rencontre de l'autre s'approfondit.


La rencontre de l'autre

Pourquoi agir dans cette solitude où nous a plongé la douleur et qui a dévoilé la responsabilité qu'il dépendait de nous d'exercer? C'est que la douleur, note Lavelle, en nous repliant sur nous-même, nous apprend aussi notre impossibilité de nous suffire; elle fait que notre solitude devient un appel vers des solitudes qu'on pressent semblables à la nôtre; car le sentiment de solitude n'est tel que parce qu'il implique une communion brisée, plus ou moins avortée, c'est-à-dire une communion qui reste à faire. Se découvrir séparé, comme un être fini, écrit justement Jean Proulx13 "c'est aussi inséparablement se reconnaître comme désir infini d'être". C'est ainsi que se développe en nous le sens de notre désir profond qui nous donne le goût de la communication et son corollaire qui est la peur de celle-ci: tous ces hommes qui portent, comme moi, leurs peines secrètes et leur espoir souvent muet, comment vont-ils recevoir ma communication, comment leur montrer ma pauvreté, comment partager nos richesses; comment vont-ils utiliser la liberté qu'ils ont de m'écouter, de me compléter, de me déformer ou même de ne point m'entendre; allons-nous nous meurtrir et nous blesser davantage? Nous parlerons-nous vraiment ou garderons-nous précieusement caché le secret de notre être qu'il nous est si difficile de livrer?

Comme cette petite fille qui, ayant perdu sa mère, saisit son pouce dans sa bouche en criant: "heureusement que je t'ai ma poupée!" notre corps nous vient au secours; il portera témoignage de notre désir en disant qui nous sommes et ce que nous voulons; il nous permettra de nous rejoindre au moins par la parole sinon par l'action. Nous voilà revenu à l'importance du désir que nous signalions au début comme étant le moteur fondamental de toutes nos rencontres, de toutes nos quêtes charnelles comme spirituelles. Sans doute ce désir pourra rester plus ou moins explicite, mais je ne serais pas ici si je n'avais pas désiré vous rencontrer et il en est de même pour vous puisque vous êtes physiquement là.

Il peut y avoir plusieurs itinéraires dans la rencontre, suivant le développement de nos "moi" divers. Si celui-ci s'est fait sur un plan plutôt émotif, intellectuel, physique ou corporel, nos rencontres se feront plus affectives, plus intellectuelles voire verbales, ou sur un plan plus physique, plus tactile. Sans entrer dans les détails et les écueils de ces différents cheminements, on peut décrire une évolution dans nos relations aux autres à partir de la première structure de notre moi essentiellement égocentrique (formateur de l'ego). Cette structure correspond au stade captatif, dit oral, des psychanalystes; à ce stade, le désir de la rencontre est d'avaler l'autre et sa contre partie sera évidemment la peur d'être avalé par lui. L'autre est introjecté en moi et mon intérêt pour lui est autoérotique.

Ce processus, en permettant la formation du moi, ouvre cependant à une relation d'objet. Tout ce qui ne fait pas partie de moi est devenu l'autre qui continue à m'intriguer en tant que source de plaisir ou de déplaisir possible. Une notion précise d'objet extérieur s'est formée qui correspond à ce qu'on nomme en psychanalyse le stade anal. Le désir de rencontre se manifeste alors comme un désir de manipuler l'objet, de l'analyser. La peur complémentaire sera d'être manipulé par l'autre, d'être analysé par un regard qui cherche à m'expliquer agressivement plutôt qu'à me comprendre, en me rejetant moi aussi parmi les objets qu'il s'agirait de dominer.

Durant ce stade, certains objets seront néanmoins reconnus, au sens platonicien, comme ayant la valeur du sujet lui-même, c'est-à-dire de ce moi qui s'est formé à leurs ressemblances. L'ego reconnaît des égaux. Nous assistons alors à une relation plus oblative non de simples objets mais à une relation de sujets; c'est le stade génital des psychanalystes. Le désir de la rencontre devient celui d'une union différenciée où, en acceptant d'être soi-même, on accepte sa différence aussi bien que celle de l'autre. La contrepartie sera la peur de l'union, ce qu'on appelle l'angoisse de castration.

Pour comprendre l'autre, il me faut opérer une sorte d'identification à lui (empathie) au risque d'une aliénation; mais l'impossibilité de cette métamorphose radicale, par la douleur qu'elle entraîne, maintient entre nous une rupture nécessaire pour que nous poursuivions nos quêtes personnelles et pourtant communes. En thérapie, c'est le juste dosage d'empathie et de distance que nous cherchons à établir afin de permettre à l'autre d'être lui-même et d'accéder à la prise en charge de son destin; pour le comprendre et vraiment l'aider, il faut que je sente que sa vie lui appartient. On ne se sent en effet jamais plus soi-même que lorsque notre action s'accorde avec celle d'un e; où chacune de nos vies est différente de chacune, tout en étant parcourue par la même énergie. La communion chrétienne elle-même, qui vise la ressemblance avec Jésus, me semble respect et acceptation de nos différences.

Le plaisir, qui au début semblait être le plaisir pour le plaisir (stade oral) et plus tard le plaisir pour se dominer ou dominer l'autre (stade anal), se charge d'un sens nouveau: il devient aussi le plaisir pour servir l'autre ou servir la vie (stade génital). Nous pouvons admirer ici le cheminement que nous fait parcourir notre corps. Au stade le plus évolué dans une rencontre hétérosexuelle, on trouve un homme qui s'est construit, s'est affronté lui-même à travers une certaine solitude, et qui va aimer un autre: une femme particulière, aussi singulière et concrète que lui. L'union souhaitée se fera grâce a une différenciation maximale où les gestes acquièrent une signification spirituelle pour réaliser l'amour humain exemplaire. Sur le plan biologique, c'est l'union de deux cellules, aussi différentes l'une de l'autre qu'un spermatozoïde d'un ovule, qui spécifie l'homme comme homme et la femme comme femme. Sur le plan psychologique, l'homme se découvre de façon privilégiée en possédant une femme et celle-ci éprouve sa féminité comme une profondeur d'accueil ineffable. L'union les différencie donc l'un de l'autre mais, en même temps, elle les identifie l'un à l'autre dans un troisième terme où l'orgasme abolit la Solitude du génital.

La relation sexuelle engage finalement la personne entière vers autrui et vers le monde. C'est l'insertion la plus sérieuse dans le rythme d'une autre existence et pour la suite du monde. Le corps exprime l'amour, il est ouverture au monde; la quête charnelle s'y confond avec une quête spirituelle. Merleau-Ponty dit justement que c'est "parce qu'il peut se fermer au monde que mon corps est aussi ce qui m'ouvre au monde".14 On assiste à une polarisation typique du processus vivant; le corps devient signifiant, il s'engage dans un projet: ma main qui pouvait se refermer sur moi-même ou frapper l'autre va le caresser; ma parole qui pouvait dissimuler mes pensées va chercher à dire la vérité, etc. Nous n'insistons pas ici sur ce que nous avons développé ailleurs, à savoir comment la psychanalyse elle-même était comparable à un exercice spirituel qui assurait la conversion d'une conscience inauthentique en conscience authentique; et cela, grâce aux souffrances d'un traitement qui est analogue à une ascèse religieuse. De sorte que la réconciliation avec soi-même comme avec les autres apparaît aussi bien comme un processus thérapeutique que comme une évolution spirituelle.15

Il n'y a pas de mysticisme sans ascétisme, comme l'a dit Newman. L'ascèse est une technique qui prépare un renouveau spirituel. De la même façon, on peut parler de la technique psychanalytique qui permet la découverte d'un sens nouveau: la signification cachée de nos véritables désirs, l'avènement donc d'une nouvelle forme de "présence d'esprit" tant par rapport à soi-même que par rapport au monde. Il y a là émergence d'une liberté intérieure. Mais ascèse et psychanalyse peuvent rester bloquées dans la pure technique et ce qui importera sera la façon de s'en servir selon les différentes évolutions que nous avons esquissées: orale, anale ou génitale. Nous croyons qu'à ces trois sources qui ne sont jamais complètement abandonnées ni taries, mais plutôt reprises d'un stade du moi à l'autre, s'abreuve une spiritualité de type plus oral-fusionnel, plus anal-ascétique ou plus génitalmystique. On pourrait articuler à ces différents types la typologie qui, selon Richard Bergeron,16 reconnaît des groupes de dévots-dévorants plus ou moins sectaires ou contemplatifs, de disciples-disciplinés plus ou moins dogmatiques et de mystiques-mystifiants plus ou moins créateurs ou transformateurs, selon le développement du moi en corrélation avec la qualité de nos rencontres.


La rencontre fondamentale

La rencontre exemplaire, il faut bien l'avouer, est difficile à réaliser en plénitude. Nous avons vu qu'elle procédait de notre tendance à rechercher des objets d'amour perdus. Malheureusement, disions-nous au début, la satisfaction primaire tant recherchée n'est pas clairement identifiée dans la métapsychologie freudienne. Celle-ci enseigne qu'elle est de l'ordre de l'Eros platonicien, dans la lignée de l'amour paulinien.17 Le travail psychanalytique apporte une certaine lumière sur cette question délicate. Il consiste avec beaucoup de patience et de temps à essayer d'écarter tous les faux-fuyants à la rencontre; ce sont les diverses résistances que nous devons analyser: les angoisses, les masques, les mensonges vitaux, les projections, tout ce qui vient du passé, le transfert qui vient du patient et le contre-transfert qui vient du thérapeute. En un mot, il s'agit de dégager le moi, à partir de ses aliénations, pour lui permettre de se rendre compte progressivement de sa façon de laisser de côté des choses qu'il ne peut pas voir tout seul sans la présence d'une tierce personne qui lui indique ce qui fait obstacle à la vraie rencontre.

Nous sommes tous impliqués dans cette histoire d'aliénation qui n'est ni l'affaire des seuls psychiatres aliénistes ni des seuls patients. Nous vivons dans un monde où s'est déjà opérée la scission entre moi et l'autre, entre l'intérieur et l'extérieur, entre l'inconscient et le conscient, un monde où selon l'expression d'Heidegger: "l'effroyable est déjà arrivé". En étudiant la génèse du moi, Freud a pu écrire que "notre sentiment actuel du moi n'est rien de plus que le résidu pour ainsi dire ratatiné d'un sentiment d'une étendue bien plus vaste, si vaste qu'il embrassait tout, et qui correspondait à une union plus intime du moi avec son milieu".18 En approfondissant ce narcissisme primaire, il a vu qu'un certain égoïsme constituait une protection contre la maladie: "en dernier ressort, écrit-il, nous devons commencer à aimer afin de ne pas tomber malades, car nous devons tomber malades si, par suite de frustration, nous ne pouvons aimer".19

Ainsi le besoin de l'autre serait une nécessité de nature qui s'accorderait avec un amour sain de soi. Augustin confessait: "je n'aimais pas encore, et j'aimais à aimer... je cherchais un objet à mon amour, aimant à aimer".20 Et Pascal de dire: "qu'est-ce donc qui nous crie cette avidité et cette impuissance, sinon qu'il y a eu autrefois dans l'homme un véritable bonheur, dont il ne lui reste maintenant que la marque et la trace toute vide et qu'il essaye inutilement de remplir de tout ce qui l'environne... choses qui en sont toutes incapables, parce que le gouffre infini ne peut être rempli que par un objet infini... c'est-à-dire que par Dieu même".21

Notre quête se fait par d'innombrables répétitions où nous cherchons tous un amour qui nous comblerait. On ne le trouve jamais complètement dans l'autre, mais peut-on espérer le trouver à travers l'autre? Contrairement à certains philosophes qui pensent que les consciences sont fermées les unes aux autres, nous croyons que la rencontre de l'autre est possible parce que nous le portons inscrit en nous. Un enfant est la résultante de la conjonction d'un homme et d'une femme, il a un bagage génétique des deux. La biologie comme la psychologie dévoile la bissexualité au creux de chaque être, de sorte qu'il est profondément l'autre, comme disait Rimbaud, et c'est pour cela qu'il peut arriver à l'autre en s'assumant lui-même. Un psychiatre avoue candidement que nos relations thérapeutiques sont notre recherche, à nous thérapeutes, qui nous pousse à chercher inlassablement de nouveau et à restaurer ce que nous avons tous perdu: l'amour, le sentiment d'appartenance à l'autre et au tout.22 Restaurer, en d'autres termes, notre personne et non seulement notre individualité; notre personne, c'est-à-dire un Père qui sonne à travers nos pairs.

C'est le chrétien autant que le médecin qui parle ainsi; car, pour moi, la dimension chrétienne ne vient pas contredire mais plutôt achever ce que la psychanalyse a commencé à dévoiler. Elle nous a montré l'objet d'amour perdu dans la lignée des procréateurs. Tout être qui vient au monde aurait la nostalgie de cet autre monde d'où il vient et celui-ci n'est pas uniquement, comme certains psychanalystes le pensent, le monde intra-utérin. Le mystère de notre origine est une histoire d'amour qui ne se réduit pas à notre vie utérine; cette histoire a commencé bien avant, dans le désir même des parents qui les a poussés l'un vers l'autre et peut-être a-t-elle commencé aussi au-delà de ceux-ci. La capacité qu'a chacun d'aimer résulte de ce qu'il a été aimé, sinon par ses parents du moins par ce courant de vie qui fait qu'il est venu au monde à la suite d'un "acte d'amour". L'amour est très profondément inscrit dans sa biologie, dans ce qu'il est. De sorte que la rencontre la plus fondamentale que nous puissions désirer, celle qui fonde notre être se fait, bien sûr à travers les autres, pour rejoindre finalement le Tout Autre: ce Dieu d'amour, mâle et femelle, à l'image duquel nous avons été façonné et, qu'à la manière de Pascal, nous ne saurions chercher si nous ne l'avions déjà trouvé!

La source de notre quête spirituelle, en dernière analyse, serait donc l'Esprit de Dieu lui-même à travers le Désir qu'il a inscrit en chacun de nous. On objectera avec raison qu'il n'y a là rien de bien original pour notre temps. C'est la source que l'Ecriture nous a révélée depuis longtemps. Peut-être est-il valable de la redécouvrir par une nouvelle voie? On pourrait parler, pour paraphraser Bergson, des deux sources conscientes et inconscientes de la vie spirituelle alimentées respectivement par l'Ecriture et la découverte de l'importance du Désir. Il s'agit du même Dieu, transcendant dans le premier cas, immanent dans l'autre. Cette seconde source parle peut-être davantage aux sensibilités d'aujourd'hui, tout imprégnées de mentalité matérialiste et historique, plus attentives à l'immanence qu'à la transcendance.

Notre époque en effet, et le Québec n'y fait pas exception, nous semble caractérisée par une sorte de réhabilitation de la matière. Elle accorde une importance sans précédent au corps qui nous demande de penser l'esprit et la vie spirituelle d'une manière historique; c'est-à-dire dans une histoire qui comporte un relais biologique irremplaçable. La quête spirituelle d'aujourd'hui est en voie de redécouvrir cette source qui assure à l'esprit et au spirituel une incarnation qui paraît être le trade mark d'une authentique spiritualité. Une charité qui n'aurait pas de mains nous semblerait suspecte! Devant la question redoutable que pose la douleur humaine, "c'est le propre de l'esprit de ne laisser aucune souffrance sans consolation".23 Autant sommes-nous d'accord avec Bergson24 qui réclamait un supplément d'âme pour notre monde technique hypertrophié, autant l'esprit aussi, nous semble-t-il, est en mal d'incarnation. Si le corps est en quête d'esprit (de signification), réciproquement l'esprit est en quête d'un corps, comme le montre l'action des grands spirituels d'aujourd'hui qui se sont sentis interpellés par une immense compassion. Je n'évoquerai ici qu'un Gandhi, animé par la souffrance de son peuple, une mother Theresa de Calcuta ou, plus près de nous, un Jean Vanier fondateur des foyers de l'Arche.


La révélation de la mort

"L'Esprit souffle où il veut... tu ne sais ni d'où il vient ni où il va" (Jn 3, 8). Mais l'Ecriture nous indique qu'Il ne saurait venir qu'à la suite d'un deuil accepté. Il faut que je parte, annonce Jésus à ses apôtres consternés, pour que l'Esprit s'affirme en vous et vous rende libres Un 16,5-7, 13; 8,32). Les disciples d'Emmaüs ne le reconnurent qu'une fois disparu de devant eux, même si leur coeur était brûlant tout le temps qu'il leur parlait (Lc 24,31-32). En réalité, la quête spirituelle, pour atteindre sa maturité, ne saurait cesser que par la mort: telle qu'en nous-même l'Eternité nous change.

La mort cependant se vit selon plusieurs modes, elle est continuellement présente dans le quotidien, et celle des autres n'est pas la plus facile à intégrer. La civilisation, a-t-on dit, est ce que l'homme a fait de la mort; il a construit des buildings, des monuments, des institutions, des oeuvres d'art, etc., pour perdurer. C'est nous qui avons opposé la vie à la mort, mais il n'y a pas d'évolution spirituelle, de maturité possible, s'il n'y a pas acceptation de certains types de mort, qu'elle soit de solitude ou de frustration, comme l'a toujours prôné l'enseignement monastique. Si un nourrisson n'acceptait pas de mourir en tant que nourrisson, jamais il ne naîtrait comme enfant. Si l'enfant n'acceptait pas de mourir en tant qu'enfant, jamais ne naîtrait l'adolescent et celui-ci devra faire de même pour entrer dans la vie adulte. Si nous n'acceptions pas de mourir, nous ne pourrions espérer parvenir jamais à. la vie éternelle. Dans toute vraie rencontre, il y aura toujours une part de mort, un renoncement à soi-même, quand même ce ne serait que de nous taire pour écouter l'autre.

S'il m'est permis sans impertinence de donner un exemple personnel pour illustrer le travail de l'esprit, j'aimerais vous confier les dernières paroles que m'a dites ma compagne de vie avant de mourir, il y a maintenant trois ans: "Toi mon Michel je t'aime, c'est seulement ça qui est important". Emu et bouleversé, j'ai enregistré cette phrase sans en comprendre immédiatement toute la portée. Ce n'est que brisé, dans la solitude qui a suivi, que ces mots me sont revenus dans leur grande simplicité. Ils ont été une consolation inépuisable en se chargeant du sens qu'avait eu sa vie à mon endroit, durant plus de trente-et-un ans. Ma propre vie se chargeait du même sens: il n'y avait que ça d'important!

Elle m'avait préparé à sa mort par plusieurs opérations qu'elle avait acceptées avec courage, où j'ai finalement compris comment son corps nous avait appris à nous détacher de la matière. Elle avait sacrifié un sein, puis ses cheveux étaient tombés, elle devait devenir aveugle pour un temps, et chaque fois l'évidence m'apparaissait que rien d'essentiel en elle n'était touché. Je ne l'en aimais que davantage. Les cicatrices elles-mêmes avaient quelque chose d'émouvant, comme les blessures d'une combattante vaillante qui défend sa vie et celle des siens. Elle aurait pu perdre un bras, une jambe, un poumon, et effectivement elle a tout donné: son corps était perdu pour moi, mais j'avais la révélation que l'essentiel de son être ne se réduisait à aucun de ses organes perdus. Le corps souffrant jusqu'à sa limite conduisait, en toute humilité, à la reconnaissance de l'esprit qui l'habite. Il était une source irremplaçable d'une quête de sens, d'une quête spirituelle, et ce bien qu'il donnait personne ne pouvait me le ravir (Jn 16,22).

Dans le travail de deuil qui s'ensuivit, alors qu'on se reproche mille et une choses qu'on a faites, ou pire, qu'on aurait dû faire à l'être aimé, ses paroles me sont revenues comme un baume:

je t'aime, c'est seulement ça qui est important.

Aucune séparation, aucune perte ne pouvait les amoindrir, aucune faute n'était retenue. Le ça qui importait évoquait pour moi le ça de Freud dans la note qu'on retrouvera sur son bureau après sa mort: "mystique, l'obscure auto-perception du règne qui s'étend au-delà du moi: le ça".25

Je réalisais à quel point j'avais tout reçu de cette femme et le beau poème d'Aragon me revenait souvent en tête:

Que serais-je sans toi qui vins à ma rencontre...
Que serais-je sans toi qu'un coeur au bois dormant...
J'ai tout appris de toi sur les choses humaines
Et j'ai vu désormais le monde à ta façon
J'ai tout appris de toi comme on boit aux fontaines
Comme on lit dans le ciel les étoiles lointaines...
J'ai tout appris de toi jusqu'au sens du frisson.26

Son influence sur moi excluait tout esprit de domination, toute passivité. "Je t'aime" m'était donné dans un indicatif présent, j'allais dire un présent éternel; c'était un appel qu'il dépendait désormais de moi d'assumer en répondant activement à l'amour par l'amour; c'était un bien qui ne pouvait que s'accroître dans la mesure où je réussirais à le faire partager. Et ce qui m'étonne encore, au-delà du médium qui se confondrait avec le message, c'est que cette influence se soit exercée aussi modestement en tant que la messagère avait accepté de s'effacer, puisqu'elle est morte, au profit du message: en faveur de cette bonne nouvelle que j'étais aimé, que j'étais aimable!

Ce que j'entends maintenant dans ces mots et qui défilent devant mes yeux, c'est ma mère qui m'a aimé, mon père, ma soeur, mes frères, mes enfants, mes petits-enfants dans une continuité admirable. Serais-je présomptueux de voir dans mon épouse la manière privilégiée qu'a prise l'élégance de Dieu pour me dire concrètement son désir d'amour? J'ai toujours senti dans notre union, mais d'une façon tellement plus confuse et à laquelle je ne répondais pas toujours très adéquatement, cette Présence qui était toujours offerte; jamais également ma femme ne s'est refusée à mon désir. C'est au creux de la solitude que cet Esprit m'est apparu plus clairement et que j'ai compris la réflexion de Lavelle: "celui qui semble toujours seul n'est jamais seul. Il a trouvé en lui une lumière qui l'éclaire, une source qui l'alimente".27 C'est dans cette vie de l'Esprit -qui sépare et unit à la fois que l'amour de Dieu se découvre sans repentance. Il ne saurait éternellement séparer ce qu'il a lui-même uni. Il est ma seule espérance que me soit un jour rendue "la fleur qui plaisait tant à mon coeur désolé".28

C'est Emile Mersch, je crois, qui a dit que ce n'était pas tant les morts qui disparaissaient que nous qui n'émergions pas dans la lumière. Ce n'est pas que toute douleur soit abolie; elle demeure au contraire pour nous enseigner encore, par la mort qui lui est inséparable, que notre véritable appartenance est ailleurs, là où nos amours s'en sont allés.

Cette morte apparente, en qui revient la vie,
Frémit, rouvre les yeux, m'illumine et me mord,
Et m'arrache toujours une nouvelle mort
Plus précieuse que la vie.29

Et pourtant, cette souffrance nous engage ici-bas profondément, car c'est dans ce monde qu'il nous faut tenter inlassablement d'y porter remède selon la vocation de l'esprit.»


Notes

1 GABOURY, P., «La quête spirituelle au XXe siècle», dans Critère, no 30, 1981.

2 PÉGUY C., Eve, Paris, N.R.F., 1946.

FREUD, S., Essais de Psychanalyse, Paris, Payot, 1948.

4 DANSEREAU, M., «La psychanalyse et le merveilleux», dans Le Merveilleux, Québec, P.U.L., 1973.

5 RIMBAUD, A., «Lettre à Georges lzambard», dans Oeuvres complètes, Paris, N.R.F., 1972.

6 FREUD, S., «La négation», dans Revue française de psychanalyse, 2, 1934.

7 FREUD, S., Essais de Psychanalyse, op. cit.

8 Cf. LAVELLE, L., Le mal et la souffrance, Paris, Plon, 1940; THÉRÈSE D'AVILA, Oeuvres complètes, Paris, Seuil, 1949.

9 LAVELI.E, L., op. cit.

0 Cf. DANSEREAU, M., «L'émotion, essai d'introduction phénoménologique à une ontogénèse psychosomatique de la personne», dans Psychoter. and Psychosom., vol. 13, no 6, 1965.

11 WINNICOTT, D.W., «La crainte de l'effondrement», dans Nouvelle Revue de psychanalyse, no 11.

12 BARTHES, R., Fragments d'un discours amoureux, Paris, Seuil, 1977.

13 PROULX, J., «Le cycle du désir», dans Critère, no 30, 1981.

14 MERLEAU-PONTY, M., Phénoménologie de la perception, Paris, N.R.F., 1945.

l5 Cf. DANSEREAU, M., «Cure psychanalytique et évolution religieuse», dans Freud et l'athéisme, Paris, Desclée & Cie, 1971.

16 BERGERON, R., «Les nouveaux groupes "religieux" au Québec», dans Critère, no 30, 1981.

7 FREUD, S., Essais de Psychanalyse, op. cit.

18 FREUD, S., «Malaise dans la civilisation», dans Revue française de psychanalyse, 4, 1934.

19 FREUD, S., «On Narcissim», dans Collected Papers, vol. VI, London, Hogarth Press, 1948.

20 SAINT AUGUSTIN, Les Confessions, Paris, Flammarion, 1940.

21 PASCAL, B., «La morale et la doctrine», dans Pensées, Paris, Garnier, 1925.

22 LAING, R.D., «Practice and Theory», Psychoter. and Psychosom., vol. 13, no 1-3, 1965.

23 LAVELLE, L., op. cit.

24 BERGSON, H., Les deux sources de la Morale et de la Religion, Paris, P.U.F., 1948.

25 FREUD, S., Gesammelte Werke, vol. XII, trad. angl., London, Imago, 1952.

26 ARAGON, L., «Prose du bonheur et d'Elsa», dans Poésies, Paris, Le club du meilleur livre, 1960.

27 LAVELLE, L., op. cit.

28 NERVAL, G., «El Desdichado», dans Poésies, Paris, éd. La bonne compagnie, 1947.

29 VALÉRY, P., «La fausse morte», dans Oeuvres, Paris, La Pléiade, 1957.



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