Les psychologues et la masculinité traditionnelle

Jérôme Guay

Psychologue spécialiste des problèmes liés aux valeurs traditionnelles de la masculinité, Jérôme Guay fait une analyse critique des lignes directrices destinées aux psychologues de l’APA (American Psychological Association) et dont ils doivent tenir compte pour orienter leur pratique. Les lignes directrices visent à sensibiliser les psychologues au fait que la masculinité traditionnelle a des effets nocifs sur la santé des hommes et a un impact négatif sur leurs relations interpersonnelles. Pour ensuite encourager  les psychologues à développer des services mieux adaptés et plus efficaces. Mais Jérôme Guay affirme que les psychologues devraient se regarder dans le miroir, avant de vouloir réformer la société. Il s’appuie sur un sondage pour dénoncer le comportement sexiste des membres de l’APA à l’égard de leurs collègues féminines.

Les hommes commettent 90 % des homicides et en sont victimes eux-mêmes à 77% ; leur taux de suicide est de 3,5% plus élevé que celui des femmes. Les garçons ont plus de troubles de comportement, reçoivent plus de diagnostics de TDAH que les filles et décrochent plus souvent de l’école. La masculinité traditionnelle, caractérisée par le stoïcisme, la compétitivité, l’agressivité, le besoin de dominer, a des effets très nocifs. Les recherches démontrent que plus les hommes croient en ces valeurs masculines, plus ils ont des comportements à risque pour leur santé et moins ils vont être portés à rechercher de l’aide. C’est en agissant leurs émotions au lieu de les ressentir qu’ils ont tendance à exprimer leur malaise psychique et il est difficile pour eux de se voir comme vulnérables. C’est ce qui a amené l’APA (American Psychological Association) à publier des lignes directrices pour mieux orienter les psychologues dans leurs interventions auprès du genre masculin Chacune des dix lignes directrices est divisée en deux parties; d’abord le raisonnement qui justifie la ligne directrice et ensuite des suggestions pour sa mise en application. Ces lignes directrices sont des principes directeurs qui n’ont pas la force contraignante des standards de pratique mais visent à susciter l’engagement des psychologues.

Les quatre premières lignes directrices énoncent des prises de position et les six suivantes, comment les mettre en application. Première ligne directrice : « Les psychologues s’emploient à reconnaitre que la masculinité s’est construite en se basant sur des normes sociales, culturelles et contextuelles ». La deuxième ligne directrice précise comment les multiples identités sociales des garçons et des hommes s’actualisent selon l’âge, la race ou l’orientation sexuelle.

Il y a un certain recoupement entre la troisième et la quatrième lignes directrices « Les psychologues comprennent l’impact du pouvoir, des privilèges et du sexisme sur le développement des garçons et des hommes et sur leurs relations avec les autres » et « Les psychologues cherchent à développer une compréhension exhaustive des facteurs qui influencent les relations interpersonnelles des garçons et des hommes ». Dans ces deux lignes directrices, on explique que les hommes qui adhèrent de façon rigide à des normes patriarcales développent peu de relations interpersonnelles intimes, vont commettre plus de gestes violents contre leur conjointe et inhiberont la tendance à se montrer vulnérables.

Selon l’APA, les problèmes liés à la condition masculine, ne sont pas dus à des causes psychologiques individuelles et internes, mais à des normes sociales et culturelles externes ; c’est donc à ce niveau que les psychologues devront agir. Cette prise de position de la part des psychologues américains est importante et suscitera des discussions car elle rejette l’individualisation et la psychologisation des problèmes liés à la condition masculine.

Mon expérience comme animateur de groupes destinés à des conjoints violents dans un contexte judiciaire m’avait amené à faire ce constat. Ces hommes avaient reçu une sentence qui les obligeait à fréquenter ces groupes et la plupart considéraient qu’ils n’avaient pas de problèmes de violence. J’ai vite réalisé qu’effectivement la source de la violence n’était pas d’origine psychologique, mais sociale. Les hommes qui avaient les comportements les plus violents et qui exerçaient le plus grand contrôle sur leur conjointe étaient aussi ceux qui avaient des valeurs masculines traditionnelles. Même si quelques hommes avaient des problèmes de santé mentale, ils n’étaient pas la cause de leur violence, ils ne faisaient que lui donner une couleur particulière.

Ces groupes n’étaient donc pas de nature thérapeutique mais psycho – éducatifs ; et leur objectif était de leur montrer qu’ils devraient changer les valeurs masculines qui leur avaient été transmises et qui produisaient des comportements de domination. Même si l’impact de ces groupes de réflexion n’a pas été à la hauteur de nos attentes, nous avons quand même réussi à atteindre certains de ces hommes. Ceux qui avaient participé plus longtemps à ces groupes, pouvaient encourager les nouveaux venus en leur disant par exemple, que c’était « correct de pleurer ».  D’autres dénonçaient les attitudes sexistes chez leurs amis.

Si les hommes qui ont des valeurs masculines traditionnelles ne sont pas portés à consulter, c’est dans des contextes qui leur sont imposés de non – volontariat, qu’il faut les rejoindre. Or peu de psychologues choisissent d’intervenir auprès des hommes en contexte judiciarisé, préférant la pratique en bureau privé où s’inscrivent volontairement des clients de milieu favorisé. Effectivement, les psychologues n’ont pas été formés pour ce type de pratique dans un milieu juridique.

Même si, dans leur formulation, les lignes directrices de l’APA incitent et encouragent les psychologues à s’informer et à se sensibiliser à cette pratique, peu de moyens concrets sont proposés pour y parvenir. Je ne peux que m’interroger sur l’utilité réelle de ces directives en l’absence de stratégies spécifiques pour aider les psychologues à prendre conscience des normes sociales masculinistes.
Dans les six autres lignes directrices, c’est en tant que conseillers, consultants ou éducateurs que les psychologues sont invités à s’impliquer pour la réduction du taux de comportements impulsifs, comme l’agression, la toxicomanie, le suicide.

Mais manquent les moyens stratégiques pour la sensibilisation des psychologues à l’impact des valeurs masculines traditionnelles sur les relations interpersonnelles; pour la valorisation du rôle paternel; pour le développement des services éducatifs et psychologiques qui répondent aux besoins des hommes et des garçons; pour la mise sur pied de programmes de prévention ; pour l’aide à apporter aux hommes et aux garçons afin qu’ils adoptent des comportements - santé.

Mais le pire c’est que les psychologues ne diffèrent pas de la société dont ils font partie, ils sont influencés par les mêmes normes sociales, ce qui est complètement occulté dans les directives. En fait, au delà des bonnes intentions exprimées dans les lignes directrices de l’APA, les psychologues font preuve de présomption à vouloir réformer la société sans s’être réformés eux-mêmes.

C’est ce que démontre l’article principal d’un numéro récent de « APA Monitor on Psychology », qui est distribué à tous les membres de l’American Psychological Association et présente un portrait peu flatteur de la discrimination dont les psychologues de sexe féminin sont victimes à l’APA. Même si elles sont majoritaires à 58%, seulement 30% d’entre elles sont membres honoraires (fellows). Elles gagnent 78% de moins que leurs collègues masculins, et occupent peu de postes de direction, Cinquante pour cent (50%) disent avoir subi du harcèlement, lors de leurs études ou de leurs stages, de la part de leur professeurs ou superviseurs de sexe masculin.

Les lignes directrices que j’ai évoquées auraient donc dû cibler les psychologues masculins eux–mêmes en les invitant à prendre conscience de leurs propres biais sexistes et de la discrimination qu’ils font vivre à leurs collègues de sexe féminin. 

Ce serait d’autant plus important que des recherches récentes démontrent que les biais masculinistes sont présents, même chez ceux qui ont des valeurs féministes, sans qu’ils en soient conscients.

Parmi les psychologues de sexe féminin, certaines pourraient contribuer à sensibiliser leurs collègues de sexe masculin. Mais les lignes directrices ne font pas de distinction entre les psychologues de sexe masculin et féminin, ce qui est très étonnant. J’aurais souhaité connaitre les raisons de cette décision du comité de travail qui a produit les lignes directrices. Je sais, pour ma part, que ce sont mes nombreuses discussions avec mes collègues féminines et féministes qui ont contribué à me sensibiliser aux problèmes du masculinisme..
Cette première étape de prise de conscience et de remise en question devrait être suivie d’un débat sur leurs conséquences dans les interventions cliniques. Dans les suggestions pour mettre en application les lignes directrices, les actions que doivent poser les psychologues sont beaucoup plus de l’ordre de la psychologie communautaire que clinique. Or, la majorité des psychologues praticiens interviennent au niveau clinique individuel. Il y aurait nécessité d’un débat pour discuter des approches à utiliser pour transporter ces valeurs dans la pratique clinique.

Plusieurs psychologues informent leurs clients sur l’approche thérapeutique à laquelle ils ont recours. Devraient-ils aussi affirmer leurs valeurs féministes, avant de commencer une psychothérapie ? En thérapie conjugale, devraient ils dénoncer les comportements des hommes qui exercent un contrôle sur leur conjointe, au risque de fragiliser l’alliance thérapeutique ? Ou encore les sensibiliser sur l’impact négatif qu’ils exercent sur leur conjointe lorsqu’ils expriment leurs émotions de façon impulsive ??




Articles récents