Le vide, espace de plénitude

Chantal Lapointe

Une norme qui inscrit les individus dans des relations formelles, où chacun joue un rôle assigné, déterminé par les données probantes, afin qu’aucun vide ni aucune aspérité ne s’expriment. Avant même que le vide n’apparaisse, toute situation complexe se résout dans le recours au spécialiste. Entre les extrêmes, on s’empresse d’établir une continuité, par le rapport à la norme, tout ne devient qu’une question de mesure, de plus ou de moins. Le vide médian, espace de liberté, est comblé avant que la question ne se déploie, trop insistante, et ne nous mette face à l’abîme, avant que nous réalisions que certaines questions n’ont pas de réponse, du moins pas de réponse toute faite, pas de réponse définitive, mais qu’elles exigent de nous d’affronter le vide. Car le vide n’est-il pas, justement, dans la question laissée ouverte?

L’évocation du vide me fait tout de suite penser au Livre du vide médian de François Cheng. Un recueil de poésie qu’il introduit par une présentation de la conception antique chinoise de la vie selon laquelle, du souffle originel émanent « trois types de souffle : le souffle yin, le souffle yan et le souffle du Vide médian »1. Ce Vide médian, soutient-il, « tirant son pouvoir du Vide originel, intervient chaque fois que le yin et le yang sont en présence »2, offrant la possibilité, dans le meilleur des cas, d’une transformation et d’un dépassement.

C’est d’un lien qu’il s’agit, d’une relation, de tout ce qui peut unir ou distancer, harmoniser ou séparer. Ce qu’il y a « entre ». Entre le féminin et le masculin, entre le chaud et le froid, entre la vie et la mort, entre la surabondance et la pénurie, entre l’opulence et la misère, entre l’excès et l’absence, entre la lumière et l’obscurité, entre l’un et l’autre, entre le passé et l’avenir. De ce Vide médian, de cet « entre » deux, ne ressort pas que du positif, précise Cheng, qui souligne que « la bonne relation est celle qui va dans le sens de la vie ouverte, celle qui porte à leur plus haut degré promesses et virtualités en vue d’une réalisation plénière, à l’instar d’un arbre ou d’une fleur dont la croissance tend vers la plénitude de leur forme »3.

Cet « entre » porte en lui le mouvement, la métamorphose, le devenir, la rencontre. C’est lui qui relie la lumière à la plante, l’écureuil à la branche, l’enfant et sa mère, le regard des amants. C’est lui qui remplit tous les instants de notre vie. Car le présent n’est-il pas justement ce Vide médian entre le passé et l’avenir? Le vide prend dès lors la forme d’une ouverture, d’une acceptation, de la confiance en ce qui peut advenir. C’est-à-dire qu’il implique, pour chacune des parties, de s’ouvrir à l’autre, à la différence, d’accueillir l’adversité au risque de la transformation, de consentir au changement, pour que la véritable rencontre ait lieu, pour que la créativité s’exprime, pour que la beauté puisse éclore.

En ce sens, chaque instant porte en lui la possibilité de l’inattendu, de l’inespéré, de la création. Entre ce qui le fonde et son devenir, l’instant ouvre l’aire de la rencontre, de la nouveauté et de la singularité. Le vide médian peut alors se révéler espace de plénitude où l’être se transcende lui-même. « Nous ne doutons pas que c’est au “royaume de l’intervalle”, dans la “vallée où poussent les âmes”, selon l’expression de John Keats – qu’en réalité chacun des vivants prend conscience de son unicité et devient par là présence »4.

Toujours familier
Toujours inconnu
    Vide médian

À l’heure de l’abandon
Tu consens à nous confier
    ton dessein :

Activant le souffle
Tu nous fais passer
    du non-être à l’être

Préservant le souffle
Tu gardes pour longtemps
    ce qui jaillit d’entre nous

Prolongeant le souffle
Tu relies notre fini
    à l’infinie résonance
5

Pourtant, dans nos vies occidentales, il y a peu d’espace pour ce vide médian. C’est-à-dire qu’on s’applique à remplir le vide avant même qu’il ne se présente. Il est ardemment combattu partout où il voudrait se manifester, dans l’ennui, dans le temps, dans la contemplation, dans le silence. Les divertissements comblent l’ennui, l’argent monopolise le temps, le bruit s’acharne contre les silences intérieurs, la lumière criarde voile les étoiles et toute idée de contemplation, la surabondance d’information freine la quête de sens. Jusque dans les relations humaines où, « grâce » aux « progrès » accomplis par la volonté de tout contrôler, on a rempli le vide potentiellement créateur par la « norme ».

Une norme qui inscrit les individus dans des relations formelles, où chacun joue un rôle assigné, déterminé par les données probantes, afin qu’aucun vide ni aucune aspérité ne s’expriment. Avant même que le vide n’apparaisse, toute situation complexe se résout dans le recours au spécialiste. Entre les extrêmes, on s’empresse d’établir une continuité, par le rapport à la norme, tout ne devient qu’une question de mesure, de plus ou de moins. Le vide médian, espace de liberté, est comblé avant que la question ne se déploie, trop insistante, et ne nous mette face à l’abîme, avant que nous réalisions que certaines questions n’ont pas de réponse, du moins pas de réponse toute faite, pas de réponse définitive, mais qu’elles exigent de nous d’affronter le vide. Car le vide n’est-il pas, justement, dans la question laissée ouverte?

L’écran participe à plusieurs égards à l’effacement et à l’emplissage du vide, par un plein algorithmique qui prévient toute transformation. Les réseaux sociaux réussissent même à installer un modèle de relation dans des sphères qui jusque-là échappaient à la norme. Rien n’est laissé au hasard, ou à l’initiative. Cependant, le recours aux psychotropes est sans doute un des meilleurs exemples de la façon occidentale de refuser le vide. Ils ont pour objectif de rétablir l’être dans la norme, de combler l’angoisse, le vide, par un succédané de plénitude. Leur action sur les neurotransmetteurs se situe d’ailleurs, précisément là où, dans le corps humain, le vide est présent, au niveau des synapses, cet espace « vide » entre les neurones. Or, ici aussi, le vide est porteur, car les synapses constituent ce qui fait « du système nerveux un système ouvert. Elles fournissent la base non seulement pour le lien entre penser et perception mais avant tout pour le pouvoir créateur, l’imagination »6. Ce « verrouillage pharmacologique des synapses »7, pour emprunter la formule de Hans-Ulrich Albonico, ne reflète-t-il pas notre enfermement dans la norme, notre refus du Vide médian porteur d’avenir?

Par son rejet de tout ce qui laisse poindre le vide, la société moderne occidentale ne témoigne-t-elle pas d’un manque d’ouverture à l’inattendu, à l’imprévisible, à l’épreuve même, qui seuls peuvent ouvrir la voie à la transformation, à la création et à l’atteinte de l’accomplissement du potentiel de chacun? Qui seuls peuvent susciter une véritable relation, avec l’autre et avec soi-même, et porter « à leur plus haut degré promesses et virtualités en vue d’une réalisation plénière »8

Notes

1. François Cheng, Le livre du vide médian, Paris, Albin Michel, 2004, p. 7
2. Ibid., p. 8
3. Ibid., p. 10
4. Ibid., p. 13
5. Ibid., p. 24
6. Hans-Ulrich Albonico, Psychotropes pour enfants et adolescents. Hyperactivité, déficit de l’attention et ritaline : un défi, Arlesheim, Anthrosana, 2010, p. 20
7. Ibid., p.20
8. Ibid., p. 10

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