Le Messie de Haendel

Stefan Zweig

Une maladie créatrice, le triomphe de l'âme sur le corps, de l'esprit sur le désespoir: la naissance d'un chef d'oeuvre Le Messie de Haendel.

Le Messie, l’œuvre de Haendel ressuscité.

Le 13 avril 1737, Georg Friedrich Haendel fut terrassé par ce qu’on appelait à l’époque une crise d’apoplexie. Son domestique le trouva étendu par terre, sans connaissance et râlant. C’était un homme d’une forte corpulence, une force de la nature. Il s’était établi à Londres sur l’initiative de Lord Chandos qui avait été subjugué par la musique que Haendel introduisait en Angleterre, après de nombreux périples et séjours en Italie où son génie propre avait heureusement assimilé l’essence musicale de ce pays, et en particulier l’opéra. Son propre opéra Agrippina, composé en (il était alors âgé de vingt-quatre ans), avait été accueilli avec un enthousiasme délirant à Venise où il avait été créé.

Après trois années heureuses au service de Lord Chandos comme directeur de sa chapelle privée, il avait été nommé directeur d’une Académie royale d’opéra italien. Commença alors une période de vingt ans, pendant laquelle il se battra pour imposer ce type d’opéra en Angleterre à un public hostile. Et surtout, où il connaîtra les affres financières propres aux créateurs, auxquels il arrive plus souvent qu’à leur tour de n’être reconnus qu’à la fin de leur vie ou après leur mort.

C’est précisément en rentrant d’une répétition particulièrement orageuse que le compositeur avait été foudroyé par la maladie. Mais Haendel ne succombera pas à son apoplexie à la grande surprise de son médecin, le docteur Jenkins, lequel fit ce sombre pronostic : « Nous pourrons peut-être conserver l’homme. Nous avons perdu le musicien. » Et ajouta qu’à moins d’un miracle, qu’ « il n’avait d’ailleurs jamais vu» le grand musicien ne pourrait plus créer.

Nous nous appuyons dans ce texte sur un essai de Stefan Zweig intitulé : « La résurrection de Georges-Frédéric Haendel »1.

« Le musicien vécut quatre mois dans l’incapacité de se mouvoir. Le côté droit demeurait inerte. Il ne pouvait ni marcher, ni écrire, ni faire résonner la moindre touche avec sa main droite. Il ne pouvait plus parler. […] Quand des amis lui faisaient de la musique, une faible lueur se glissait dans ses yeux; ce gros corps maladroit s’agitait alors comme un malade qui rêve, il voulait suivre la mesure; mais ses membres étaient d’une rigidité effrayante; […] cet homme qui avait été un colosse se sentait irrémédiablement emmuré dans un tombeau invisible. »

En désespoir de cause, le médecin conseilla les eaux d’Aix la Chapelle. La cure consistait à plonger le malade dans l’eau chaude et les médecins sur place l’avaient averti que son cœur ne supporterait pas plus de trois heures d’immersion. Haendel y restait neuf heures… « Déjà au bout d’une semaine, il pouvait se traîner, au bout de quinze jours remuer le bras droit, formidable victoire de la volonté et de la confiance. […] Le dernier jour de sa cure, parfaitement maître de son corps et sur le point de quitter Aix la Chapelle, il s’arrêta devant l’église. Il n’avait jamais été particulièrement pieux, mais comme il montait à la galerie des orgues […] il se sentit touché par l’Infini.» Haendel tâta les touches, « Peu à peu, il commença à jouer, à improviser et il se laissa emporter par le courant. De nouveau les matériaux sonores s’amoncelaient et s’édifiaient miraculeusement dans le domaine de l’invisible; sublimes, les constructions de son génie montaient, montaient toujours plus éclatantes. En bas, nonnes et fidèles écoutaient, haletants. Ils n’avaient jamais entendu un mortel jouer ainsi. »

Ce concert impromptu marquera le début d’une série de créations, quatre opéras, de grands oratorios : Saul, Israël en Égypte, la Fête d’alexandre. Puis à nouveau, l’emprise des événements sur le créateur : la mort de la reine, la guerre d’Espagne, la température même (l’hiver rigoureux de 1739 au cours duquel la Tamise gela) contribuent à interrompre les représentations. Poursuite des créanciers, indifférence du public, hostilité des critiques s’abattent sur Haendel sauvé in extremis de la prison pour dettes. « Pour la première fois, il se sent las, le géant, il se sent vaincu, le formidable lutteur, il sent ralentir et se tarir en lui le fleuve sacré de la joie créatrice. » En proie au doute, au désespoir, « dans sa colère, il murmure souvent les paroles du Christ : Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’avez-vous abandonné. »

Pendant des mois, c’est la sécheresse, le dégoût, la solitude. Haendel erre dans Londres ne se résignant ni à la mort ni à la fuite dans les vapeurs de l’alcool. Sait-il seulement que ce qu’il vit a été vécu par d’autres créateurs, par des mystiques ayant connu comme lui, après l’ivresse de l’absolu, l’amère saveur de la sécheresse? Et sait-on par quel mystère rejaillit la source qu’ils avaient cru tarie? Dans le cas du compositeur, en ce 21 août 1741 Haendel reçoit une lettre inattendue de Jennens, ce poète auteur de l’oratorio Saul et Israël en Égypte, contenant un manuscrit qu’il rejette d’abord avec dégoût. En vain essaie-t-il de dormir… « Et cependant, écrit Zweig, une force vivait encore en lui, une curiosité étrange qui le poussait et contre laquelle son impuissance ne pouvait lutter. […] Haendel approcha la lumière du manuscrit et lut : The Messiah. […] Aux premiers mots il tressaillit : « Comfort te », « Console-toi! » On eût dit qu’ils étaient magiques, ces mots – mais non, ce n’était pas des mots, c’était une réponse donnée par Dieu, la voix d’un ange, qui, du haut des cieux, retentissait dans son cœur désolé : « Comfort ye » - comme elle résonnait, comme elle ranimait son âme affaiblie, cette parole féconde. Et à peine l’eût-il lue, à peine l’eût-il pesée, que déjà Haendel l’entendait transposée en musique, en notes chantantes, frémissantes, vibrantes, éclatantes. Oh! Joie, les portes étaient ouvertes, il sentait, il entendait de nouveau en musique. »

Nous résumerons la suite, encore qu’elle mériterait d’être reproduite intégralement. Haendel composera le Messie en vingt et un jours. Créer, disait Simone Weil, c’est traduire. Pendant 21 jours et 21 nuits, Haendel ne sera plus qu’une oreille attentive aux sons, aux harmonies, à l’architecture prodigieuse qu’il montera autour du poème de Jennens; au canal par où s’écoulera le torrent de la joie ayant vaincu le désespoir, ce couple inséparable, comme l’avers et le revers d’une médaille. Haendel emporté comme un esquif sur la mer de la musique ne donnera à son corps que le pain et l’eau lui permettant de supporter physiquement le déferlement de l’inspiration. Puis, il s’écroulera dans un sommeil sans fin semblable à la mort. Lorsque affolé, son domestique alertera son médecin, celui-ci le trouvera à nouveau debout, « en train de dévorer un-demi jambon d’York arrosé de quatre pintes de bière!!! Le diable m’emporte! s’écria le docteur Jenkins, stupéfait. Qu’avez-vous? Quel élixir avez-vous bu? Vous éclatez de santé! Que vous est-il arrivé? » Pour toute réponse, Haendel se mit au piano et en souriant d’abord attaqua le récitatif : Befold, I tell you a mystery. Écoutez, je vais vous révéler un mystère. Puis il déroula toute l’œuvre … « Quand enfin Haendel se leva, le docteur Jenkins était là comme abasourdi. Il ne trouvait pas les mots pour lui exprimer son admiration. « Mon ami, lui fit-il, pour dire quelque chose, je n’ai jamais entendu rien de pareil. Vous avez le diable au corps! » […] « Haendel se détourna et dit d’une voix si basse qu’on pouvait à peine l’entendre : Je crois plutôt que c’est Dieu qui était à mes côtés. »

Il écrira par la suite d’autres œuvres admirables… mais Le Messie sera universellement considéré comme son chef d’œuvre.

 

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