Le fanatisme à la lumière d’un texte d’Alain
La condamnation du fanatisme comme une menace clairement identifiée, toute extérieure, ne saurait suffire à s’en prémunir. Le fanatisme est en effet un mode de pensée qu’on retrouve régulièrement dans l’histoire puisqu’il se développe à partir du fond commun qui constitue la condition humaine. Il convient donc d’examiner le phénomène fanatique de façon un peu précise. Le « propos » du philosophe Alain (1868-1951) du 8 octobre 1927, repris dans le recueil Propos sur des philosophes, (chapitre 37, PUF, 1961), est, à cet égard, précieux.
L’effet d’admiration
Alain commence par rappeler la parole de Socrate : « Nul n'est méchant volontairement ». On peut ne pas adhérer sans restriction à la thèse socratique, mais on doit lui accorder quelque crédit : tout homme, lorsqu’il ne laisse pas seulement déterminer son comportement par les forces qui pèsent sur lui mais s’emploie à le choisir de manière réfléchie, ne vise-t-il pas le bien ? Ce qui semble interdire d’inclure purement et simplement les fanatiques dans la catégorie des méchants puisqu’on s’accorde à leur reconnaître une volonté peu commune dans l’affirmation de leurs idées. À tel point même qu’ils « mettent au jeu leur propre vie, et sans espérer aucun avantage », c’est pourquoi ils suscitent en nous « un fond d'estime, et même quelquefois une secrète admiration … car nous ne sommes point fiers de faire si peu et de risquer si peu pour ce que nous croyons juste ou vrai. »
Il faut avoir, avec Alain, ce courage intellectuel de comprendre que le fanatisme puisse être jugé admirable. Cela permet de sortir de l’incantation conjuratoire – « Ce sont des fous meurtriers ! »– qui ne mène à rien sinon à la répression et à la violence. Cela donne un outil d’analyse qui permet de mieux rendre compte de l’attrait du fanatisme religieux dans nos sociétés occidentales. On le sait, ce sont des sociétés qu’on peut caractériser comme de consommation en ce que l’idéal de vie qu’elles promeuvent est un idéal de bien-être sans restriction qui serait accessible par la consommation de biens. Cet idéal nous enjoint de dire « oui » à nos désirs spontanés – ceux-ci étant d’ailleurs orientés de manière très calculée par la propagande marchande.
C’est ainsi que notre environnement est saturé jusqu’à la nausée de publicités nous susurrant plus ou moins explicitement de suivre le diktat de notre désir (tel qu’il est déterminé par le message publicitaire), ce qui est une manière de nous décourager de réfléchir pour faire ce que l’on juge bien, autrement dit de faire valoir notre volonté propre. Or, être humain n’est-ce pas avoir la liberté essentielle de réfléchir les valeurs finales en fonction desquelles on veut vivre – ce qu’Alain désigne comme « ce que nous croyons juste ou vrai » ? Au contraire, la valeur finale prônée par la société de consommation – le bien-être comme accumulation de plaisirs – est, humainement, profondément frustrante. C’est pourquoi nous pouvons être « point fiers de faire si peu et de risquer si peu » en cédant, comme nous le faisons communément, aux sirènes du bien-être par la consommation ; alors que les individus fanatiques, parce qu’ils ne cèdent pas mais donnent tout à leur idée du bien, peuvent sembler admirables.
Les crimes de système
Pourtant ceux qui admirent les fanatiques sont trompés, car, nous dit Alain, « Il y a des crimes de système, et qui ressemblent plus à des crimes volontaires ». Appelons « crime » tout comportement qui traite autrui en niant son humanité, comme s’il n’était qu’une chose. Il y a des crimes volontaires au sens où ils ne contreviennent pas à la parole socratique : ils visent à réaliser le bien. Ainsi on peut juger bien de tuer un individu pour en sauver de nombreux autres (éliminer un chef terroriste projetant un massacre, tuer un porteur de virus à la contagion potentiellement dévastatrice, etc.). C’est discutable, bien sûr, mais, du point de vue d’une conception pragmatique du bien, de nombreux chefs d’État, par ailleurs respectables, ont avalisés de tels crimes.
Il convient de poser soigneusement la distinction entre ces crimes « volontaires » qui peuvent se tromper sur le bien mais qui ne relèvent pas du fanatisme, et les crimes « de système » qui sont typiquement la manifestation du fanatisme. Car au premier regard la différence n’est pas manifeste : ne s’agit-il pas toujours de commettre un crime pour avancer vers ce qu’on croit être le bien ? « Mais, nous dit Alain, c’est à la pensée qu’il faut regarder ». En effet : « Il y a quelque chose de mécanique dans une pensée fanatique, car elle revient toujours par les mêmes chemins. » Concrètement cela signifie que la pensée fanatique est systématique et manichéenne. Elle applique à la réalité un système immuable d’idées qui implique que tout individu puisse être intégrable soit dans l’univers du bien, soit dans celui du mal. Elle est incapable de prendre du recul par rapport à sa vision du monde, comme d’accueillir des idées nouvelles qui pourraient faire évoluer ses propres idées : « Elle ne cherche plus, elle n'invente plus. (…) Il y manque cette pointe de diamant, le doute, qui creuse toujours. » Elle est donc incapable de prendre en compte la complexité, la richesse, la singularité d’un individu puisqu’il lui faut le réduire, l’enfermer, dans une des catégories par laquelle il est jugé définitivement.
Le crime fanatique est appelé crime « de système » par Alain parce que c’est toujours l’assignation de l’individu à une catégorie du système doctrinal qui légitime le crime. Les victimes du fanatisme – contrairement à celles des crimes « volontaires » – ne sont jamais des individus condamnés pour leur comportement propre en une situation particulière. Elles sont victimes parce que la parole d’autorité de la communauté fanatique les a désignées comme « infidèles », « mécréants », « apostats », « hérétiques », « blasphémateurs », « sorcières », mais aussi « ennemis de la liberté », « traîtres à la patrie » (la Terreur de l’an II), ennemis de classe, social-traîtres (stalinisme), communistes (maccarthysme), etc. Le vocabulaire stigmatisant du fanatisme est très riche, on pourrait dire « infiniment riche ». En effet la logique du fanatisme est immanquablement la logique des dominos : une catégorie désignée de victimes tombée, très vite une autre catégorie plus proche est désignée à l’élimination, et ainsi de suite. Car, du fait de l’infinie diversité humaine, il y a toujours une différence à pointer chez autrui par rapport à l’idéal de la doctrine fanatique. Ainsi, sous la Terreur, on a fini par se guillotiner entre membres du parti au pouvoir (les Montagnards).
La passion de penser
C’est pourquoi Alain écrit que « Cette pensée raidie, qui se limite, qui ne voit qu'un côté, qui ne comprend point la pensée des autres, ce n'est point la pensée » mais c’est « un emportement de pensée, une passion de penser qui ressemble aux autres passions. »
On appelle « passion » (au sens classique du terme qui est employé ici par Alain) une forme pathologique du désir dans le sens où celui-ci est impérieux, insistant, envahissant, impossible à raisonner, et incapable d’apporter le repos de la satisfaction. La notion d’« emportement » utilisée par Alain éclaire bien cette puissance d’un désir qui aliène la liberté, mais il faut alors préciser qu’il s’agit d’un emportement qui dure, à tel point qu’il structure la personnalité de celui qui en est l’objet.
Mais alors la passion apparaît antinomique avec la pensée. Comment peut-on parler de « passion de penser » ? Le fanatisme s’identifie pourtant bien comme une pensée au sens d’un ensemble d’idées cohérentes entre elles – une doctrine – sur les valeurs en fonction desquelles on doit vivre. Mais c’est une doctrine à laquelle on adhère par croyance, c’est-à-dire essentiellement pour des motifs subjectifs – ceux qui ne valent que pour soi par opposition aux arguments objectifs qui valent pour tous. Mais les croyances sont le type de savoir le mieux partagé au monde et, ordinairement, elles ne sont pas fanatiques : on peut les discuter et elles évoluent. Ce qui spécifie la croyance fanatique c’est que le motif subjectif d’adhésion à la doctrine est une passion. C’est pourquoi cette adhésion est en tous points excessive : par la place envahissante qu’elle occupe dans la vie du fanatique, par l’intolérance à l’égard de ceux qui la critique, par la propension déraisonnable de vouloir l’imposer à tous. Déraisonnable parce qu’une croyance, par nature, ne peut jamais faire l’unanimité.
La première victime
C’est pourquoi le fanatique ne pense pas ; ce qui veut dire : il ne réfléchit pas ses pensées mais il adhère de manière passionnelle à un « prêt-à-penser ». Dès lors il faut reconnaître qu’il n’est pas du tout volontaire, comme il paraît à première vue, puisqu’il est « emporté » par sa passion. En tous ses comportements, le fanatique n’est pas libre, il est déterminé – par le contenu de la doctrine qui est imposé comme indiscutable, par les implications pratiques de sa doctrine qui lui dictent ce qu’il fait, et, fondamentalement, par sa passion pour la doctrine qui lui fait accepter tout cela.
Le fanatique n’est donc pas du tout un être admirable. Il est une victime. Victime des autres qui l’ont attiré vers cette doctrine qu’il ne doit pas réfléchir mais docilement servir. Victime de sa passion qui l’aveugle dans son assujettissement à cette doctrine et à ceux qu’elle sert. Et, lorsqu’un fanatisme prend une importance sociale significative, première victime d’une longue série due à la recrudescence de violence qui est engendrée dans la société par la logique fanatique.
Dans l’entreprise fanatique, il convient de distinguer clairement deux types d’acteurs qui sont habituellement confondus. Il semble bien qu’il y ait toujours des individus non pas passionnés mais très raisonnant (et non pas raisonnables) qui dirigent un mouvement fanatique. Ils sont souvent ceux qui ont le pouvoir spirituel, c’est-à-dire qui sont à la fois les garants de la lettre de la doctrine et qui ont autorité sur son interprétation ; ils sont ceux qui recrutent les militants en s’appuyant sur leur fragilité affective pour la transformer en passion pour la doctrine ; ils sont les principaux bénéficiaires du pouvoir temporel qui toujours accompagne le progrès de l’entreprise fanatique (même si elle se veut religieuse). Ces individus-là ne sont pas des victimes. Ils n’ont pas vocation à être sacrifiés pour le succès de la doctrine et savent se protéger. Ce sont des individus de pouvoir comme tous les autres : ils calculent beaucoup ; ils essaient de faire en sorte que leurs subordonnés soient les instruments dociles de l’augmentation de leur pouvoir. Toute autre est la condition des individus fanatisés que la passion rend dévoués corps et âme à la cause du mouvement fanatique, et très souvent jusqu’au sacrifice de leur vie. Le fanatisme est toujours une entreprise de pouvoir totalitaire qui s’appuie sur la fragilité affective de ses militants.
Genèse du fanatisme
Toute la force ravageuse du mouvement fanatique vient donc de la passion du militant fanatisé. Tout le problème de la prévention du fanatisme se condense donc dans la question : comment peut-on se garder d’adhésions passionnelles à une doctrine ?
Il convient d’abord de remarquer que la passion correspond à une position régressive du désir. Elle a l’exigence impérative et impatiente du désir infantile. Or toute position régressive du psychisme est le symptôme d’un échec affectif dans le présent qui n’a pas été résolu. Comme c’est une passion pour une vision du monde qui constitue le fanatisme, il faut regarder du côté de l’échec d’une vision du monde. Un élément central de toute vision du monde est l’idée d’une société harmonieuse, c’est-à-dire juste. Au sens le plus général une société juste est une société en laquelle chacun se sent reconnu et peut faire valoir ses qualités singulières. Nous grandissons tous dans l’aspiration à une société juste dont l’idée nous a été léguée par nos ascendants et notre culture native. Si, arrivés à l’état d’autonomie de l’adulte, nous sommes confrontés à une vie sociale en laquelle nous nous sentons traités injustement. Si, de plus, dans le cadre de la vision du monde avec laquelle nous abordons cette vie sociale nous ne voyons aucune solution praticable pour être traité plus justement. Si, en outre, nous ne trouvons aucune bonne oreille pour partager et réfléchir ce sentiment d’injustice. Il se peut alors que l’offre d’une solution se présentant comme parfaite sous la forme d’une doctrine prête-à-penser, avec la participation a une communauté en laquelle nous serons reconnus, soit investie de manière passionnelle, comme si nous renouions avec le monde d’avant, celui, idéalement juste, de l’enfance.
Combattre le fanatisme
Il faudrait regarder de près les événements historiques. On soupçonne qu’apparaîtrait un rapport régulier entre l’accroissement de l’injustice et la progression des phénomènes fanatiques. Lutter contre l’injustice pourrait bien être la réponse fondamentale à cet important facteur de violence dans la société que constitue le fanatisme. Mais il peut être très difficile de redresser une société injuste. Parce qu’elle porte une autre violence, celle qui maintient la pérennité des situations acquises. Il faut être forts et unis pour surmonter cette violence. Cela passe par l’intensification des échanges sociaux, et surtout avec les gens différents. Ce qui implique de valoriser la tolérance, et d’abord en étant soi-même tolérant. Ce qui implique aussi de favoriser les échanges interculturels. C’est pourquoi, il faut protéger, créer, les espaces de dialogues où peut se dire et se réfléchir l’injustice vécue. Pour cela il faut faire vivre et élargir un espace public où chacun peut retrouver tous les autres, différents mais à égalité, délivrés des statuts sociaux qui, ailleurs, figent des rapports de pouvoir.
Conclusion
Il faut comprendre que le fanatique puisse être admiré pour la volonté dont il fait preuve pour défendre des idées dont il ne semble tirer aucun avantage.
Pourtant le fanatique ne commet pas son crime en fonction de ce que quelqu’un a fait ou peut faire dans une situation particulière, mais uniquement parce qu’il l’inclut dans une catégorie déterminée par sa doctrine.
En effet, le fanatique ne pense pas vraiment, il investit de façon passionnelle une doctrine « prête-à-penser ».
Le fanatique n’est en réalité pas admirable du tout, puisqu’il n’est libre à aucun moment. Totalement déterminé par sa passion pour la doctrine, il en est la première victime. La réalité du fanatisme est en effet celle d’un pouvoir totalitaire.
On peut faire l’hypothèse que la passion fanatique est une réponse régressive à un échec du désir de justice.
La réponse fondamentale au fanatisme est la lutte pour la justice. Celle-ci passe par une première réponse : l’extension du dialogue.