Le corps intelligent

Gabor Csepregi

Introduction par Jacques Dufresne et extraits.

 

Un ami que j’invitais à lire Le corps intelligent de Gabor Csepregi a immédiatement attiré mon attention sur un autre livre qui vient de paraître sous le titre de La révolution de l’intelligence du corps. Une autre révolution dans les neurosciences? Comme Antonio Damasio nous le rappelle dans Looking for Spinoza, les chercheurs dans ce domaine se partagent en deux camps : ceux qui croient pouvoir tout expliquer par le cerveau, un cerveau qu'ils assimilent à l’ordinateur et ceux qui sont persuadés que l’ensemble du corps participe à la connaissance.

Les auteurs de La révolution de l’intelligence du corps, Rolf Pfeiffer et Alexandre Pitti, appartiennent à ce deuxième courant: «En allant à rebours de l’approche « penser, c’est calculer », qui a été l’axe principal de la recherche en intelligence artificielle jusque dans les années 1980, La Révolution de l’intelligence du corps développe l’idée que l’intelligence a besoin d’un corps pour interagir avec l’environnement, selon le contexte et l’instant. Cette proposition a priori simple — mais qui est une nouvelle façon de voir l’intelligence — a des implications fortes pour qui veut comprendre les organismes vivants dans leur complexité, mais aussi pour qui veut concevoir des robots plus proches des organismes vivants dans leur façon de fonctionner.»

Le lien entre la recherche et la robotique n’a rien de rassurant, mais ce n’est pas la question qui nous intéresse ici. C’est ce que les auteurs appellent une nouvelle façon de voir l’intelligence. Si leur approche est novatrice, ce ne peut être que par rapport au domaine étroit des sciences cognitives et des neurosciences. «Rien dans l’intelligence qui n’ait d’abord passé par les sens,» disaient déjà Aristote et à sa suite saint Thomas. Spinoza poussera plus loin encore l’union de l’âme et du corps et au début du vingtième siècle, Ludwig Klages dira que le corps est «le signe de l’âme et l’âme le sens du corps.» 

Klages s’inscrit d’une part dans la tradition romantique allemande et d’autre part dans un courant, l’anthropologie philosophique, auquel son ami et son maître, le Hongrois Melchior Pelagyi a apporté une contribution majeure. Le même Pelagyi est l’une des sources de Gabor Csepregi, lequel a consacré récemment un article au célèbre penseur hongrois dans la revue Existentia.[i]

Les premiers paragraphes de cet article, consacrés au principe de polarité, permettent de comprendre et de situer la démarche de Gabor Csepregi dans Le corps intelligent.  «Observer, analyser et comprendre la vie humaine dans sa totalité, plutôt que de se limiter à un certain nombre de dimensions choisies, demeure un idéal pour les adeptes de l’anthropologie philosophique. Alors que chaque science, qu'il s’agisse d’une science humaine ou d’une science naturelle, étudie l’être humain avec des méthodes de plus en plus spécialisées, l’anthropologie philosophique ne renonce pas à saisir l’être humain dans sa totalité et dispose d’un large éventail d’outils méthodologiques. Elle ne se limite pas à accumuler un vaste ensemble de connaissances théoriques et pratiques. Elle vise plutôt à rassembler, théories, observations, études, autour de principes directeurs plus ou moins explicites. L’un de ces principes est que la recherche doit être entreprise en prenant considération les changements survenant dans les sociétés et le progrès des connaissances scientifiques des capacités et du comportement humains. Melchior Pelagyi respecte ces exigences.[…] Il s’efforce de rassembler toutes les caractéristiques, formes et manifestations de la vie humaine dans une perspective dynamique où les interactions et les influences réciproques se produisent et s’imposent.

«Le principe directeur de Pelágyi (le leitmotiv de l’œuvre de sa vie) le principe de polarité, met en lumière cet accent mis sur les interactions et influences mutuelles. La polarité ne signifie pas que les pôles sont en opposition l’un par rapport à l’autre, mais plutôt qu'ils sont complémentaires et s’enrichissent même mutuellement. Les pôles fondamentaux sont la vie et l’esprit, Lebendigkeit et  Geisttigkeit. Pour nous, humains, l’unité de ces deux réalités n’est jamais complètement réalisée. Nous devons seulement nous efforcer de les réunir dans une parfaite harmonie. La tension, la souffrance, l’erreur, la mort demeurent des composantes nécessaires de la vie humaine.[…] D’entrée de jeu, Pelágyi fait cette mise en garde : ''La source de la possibilité de toute erreur humaine il faut la chercher dans le fait que nous considérons comme relevant de l’esprit ce qui est simplement vital, et comme vital ce qui relève de l’esprit.''»

La vie dont il est question ici n’est pas celle des biologistes contemporains qui, en majorité encore, la réduisent aux lois de la physique et de la chimie. C’est celle des romantiques allemands ou encore celle qu'évoque Erwin Chargaff quand il écrit : «La vie consiste dans l’intervention continuelle de l’inexplicable.[ii] Dans Le corps intelligent, Gabor Csepregi reprend à son compte l’idée de polarité et en fait son propre principe directeur. Son vécu d’athlète revêt dans ce contexte une importance déterminante. L’anthropologie philosophique n’est pas une science qui mesure des phénomènes, mais une réflexion qui en éclaire les affinités et les antagonismes. Cette réflexion vaut ce que vaut le vécu qui l’alimente.

Gardons-nous de confondre l’intelligence du corps, telle que l’entend Gabor Csepregi, avec celle que nous prêtons aux machines sophistiquées comme les nouveaux téléphones cellulaires. L’adjectif intelligent n’est pas justifié dans ce cas. Dans quelle mesure est-il justifié quand il est appliqué au corps? Le livre de Gabor Csepregi contient des réponses à cette question, réponses dont certaines vont jusqu’à soutenir que le corps a ses valeurs morales.

C’est seulement à la lumière de son propre vécu que l’on peut comprendre les réflexions d’un tenant de l’anthropologie philosophique comme Gabor Csepregi.

On lira plus loin des passages choisis de son livre correspondant à des vécus divers. Celui qui ne se reconnaîtra pas dans l’un se reconnaîtra dans l’autre. Libre à chacun d’approfondir une question en reprenant la même réflexion pour son compte à partir de l’une de ses expériences. Ce que j’ai moi-même fait à partir d’une expérience que Gabor Csepregi m’a aidé à comprendre.

Il y a quelques décennies, j'ai amené un couple d’amis et leur bébé de deux ans en promenade sur une colline où pâturait un troupeau devenu à demi-sauvage. Imprudent, j'ouvrais la marche avec le bébé sur mes épaules, quand j'ai vu le troupeau s'avancer en triangle vers nous. Le chef de file grattait la terre agressivement avec ses pattes avant. Mon corps a littéralement congédié ma raison pour prendre lui-même les commandes. J'avais la tête froide au sens le plus littéral du terme, du moins c'est ce que je ressentais. J'étais au même moment envahi par le sentiment de ma responsabilité. Et j'ai fait ce qu'il fallait faire. J'ai donné à entendre aux bêtes que j'étais le plus fort par un cri qui les a arrêtées temporairement. Elles ne bougeaient pas tant que je leur faisais face. Mais je ne pouvais pas reculer, à cause des roches dont le sol était jonché. En cas de chute, le bébé aurait pu se fracasser le crâne. J'ai donc joué à lumière rouge, lumière verte avec les taureaux. Je me retournais et je faisais quelques pas vers le bas de la colline.  Les bêtes en profitaient pour se rapprocher de moi. Je leur faisais face de nouveau. C'est ainsi que je me suis rendu à la clôture. Mes amis se sont reprochés de ne m'avoir pas porté secours. Je leur ai répondu: Vous ne pouviez que me nuire, vous avez  bien fait d'écouter  votre corps et de fuir. Il fallait bien que je puisse tendre le bébé à quelqu'un de l'autre côté de la clôture.» Je ne tire aucune vanité de cette expérience, tout simplement parce que ce n’est pas moi, mais mon corps qui a bien agi. J’ai éprouvé un sentiment de responsabilité si vif qu'il remplissait tout l’espace de ma conscience. J’avais fait preuve d’une grande imprudence. Toute personne normale aurait éprouvé le même sentiment à ma place. Ce que je ne comprendrai sans doute jamais, c’est le fait que je sois passé, sans transition consciente, d’un sentiment de responsabilité absolue à une parfaite maîtrise de la situation par mon corps. Je note aussi le rôle clé joué par le souvenir précis d’un jeu de mon enfance : lumière rouge, lumière verte. J’ai raconté cette histoire à Gabor Csepregi. Il m’a dit que je commençais à comprendre l’intelligence du corps. 

Le corps intelligent : quelques extraits.

 Le chiffre entre parenthèses à la fin de chaque extrait indique la page du livre d’où il est tiré.

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L’abstraction croissante

La diffusion rapide des mécanismes techniques a eu pour effet de nous faire perdre nos contacts immédiats, intuitifs, avec les réalités tangibles. Nous vivons dans un monde marqué par une abstraction (Entsinnlichung) croissante, comme le souligne Arnold Gehlen. La division du travail et les progrès de la mécanisation et de l’automatisation ont réduit considérablement le contact sensoriel des travailleurs avec les diverses réalités matérielles – la pierre, le fer, le bois. Notre pouvoir sur notre environnement naturel s’accroît, mais au détriment de notre interaction corporelle avec notre milieu physique. La quête de domination et de contrôle ne saurait se déployer sans un recul de «l’engagement personnel immédiat dans l’industrie et le commerce ». Par conséquent, comme le signale Albert Borgmann, le désengagement du corps entraîne une dégénérescence, une atrophie graduelles des habiletés originales des travailleurs. (2)

 

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Ces portes qui s’ouvrent devant nous et qui ferment notre corps.

Dans de nombreux endroits publics – les banques, les magasins, les bibliothèques – les portes s’ouvrent toutes seules devant nous. Nous rencontrons plus d’objets que nous ne le faisions il y a cinquante ans, mais au prix d’une réduction du nombre et de la variété des mouvements requis.(5)

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La superintelligence

Ces mécanismes fournissent une « superintelligence », comme le montre Albert Borgmann, mais au détriment de la présence corporelle. « Le sensorium superintelligent, en raison de sa vaste portée et de sa finesse, présente à nos yeux et à nos oreilles le monde entier, rendant immobile et inutile le reste du corps humain. La symétrie entre le monde et le corps est ravalée au rang d’un rapport entre un monde peut-être somptueux mais superficiel et une personne hyperinformée mais désincarnée. » La désincarnation est associée non seulement à l’hyperinformation, mais aussi à un détachement du monde. Elle produit une tendance à ignorer les résonances subtiles du corps et, par conséquent, favorise une certaine distance émotive à l’égard des objets et des personnes. (7)

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Le moi incarné et le moi désincarné

 R. D. Laing établit une distinction entre le moi incarné et le moi désincarné. Le premier « est impliqué dans ses désirs charnels et dans leur satisfaction ou leur frustration », tandis que le second considère le corps « plus comme un objet parmi d’autres objets dans le monde que comme le noyau de son être ». Le moi désincarné est un moi performant, en ce sens que, préoccupé par les apparences, il déploie un comportement calculé, contrôlé et conscient de soi. Il dissimule ses humeurs et ses désirs sous une apparence parfaitement homogène ; de plus, il s’exprime et agit de manière artificielle. Lorsque l’être personnel devient continuellement objet d’examen critique, sa capacité d’actions spontanées, de configurations rythmiques complexes et de déploiement de gestes mimétiques créatifs se trouve paralysée. (7)

 

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Le corps isolé n’existe pas

Vous ne comprendrez jamais un corps vivant si vous vous entêtez à le traiter comme une structure mécanique autonome, non rattachée à un contexte plus vaste. (8)

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Le corps requiert autant de soin que l’esprit

 L’éducation n’a pas seulement pour but, selon Huxley, la transmission verbale de connaissances abstraites – des idées, des théories, des renseignements. Il y a bien plus à faire que de simplement aiguiser les facultés intellectuelles des étudiants. Le corps requiert autant de soins et d’attention que l’esprit. « Notre fonction, en tant qu’éducateurs, est de découvrir comment l’être humain peut tirer le meilleur parti possible des deux mondes – le monde de l’intelligence verbalisée, consciente de soi, et le monde des intelligences non conscientes, immanentes à l’esprit-corps, et toujours prêtes, si nous leur en donnons la chance, à faire ce qui serait impossible à l’ego non assisté23. » Cette chance est accordée à l’intelligence corporelle lorsque les étudiants apprennent l’art de combiner relaxation et effort, « l’art de laisser libre cours » (13)

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L’abandon détaché

Pourtant, aussi poussée soit la préparation de l’athlète, un but spectaculaire ou une course battant tous les records reste toujours un événement imprévisible. Rares sont les performances mémorables qui soient imputables à un contrôle réflexif et à un calcul minutieux. Les performances mémorables sont le fait d’athlètes qui adoptent une attitude d’abandon détaché, et laissent leurs impulsions et leurs forces physiques organiser leurs mouvements. (66)

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Bannir la drogue pour protéger la créativité du corps vivant

S’il faut bannir toute drogue des compétitions sportives, comme le soutiennent maintes voix avec raison, c’est précisément à cause de la capacité qu’ont ces substances de repousser les limites du corps et, partant, de réduire au silence la spontanéité naturelle du corps – d’occulter ce corps qui peut décevoir comme il peut satisfaire nos ambitions. Le sport demeure une activité humaine signifiante, si et seulement si la manifestation des énergies impondérables du corps peut s’y déployer. (67)

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Les bons interprètes

Tous les bons interprètes manifestent un désir profond d’éviter la répétition mécanique et, tout en ayant présente à l’esprit  l’essence de l’oeuvre, ils embellissent consciemment leur jeu en y apportant des modifications expressives. Certains vont plus loin et réagissent même spontanément à de nombreuses variables momentanées, faisant de leur prestation une aventure excitante. (74)

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Le corps, cet anti conformiste

Pourquoi exalter, après tout, la spontanéité corporelle ? Soumis aux exigences continuelles de conformité extérieure et à l’érosion grandissante de l’autonomie, nous avons en quelque sorte perdu la capacité de prêter l’oreille à nos sentiments, à  nos convictions ou à nos désirs, et d’agir en fonction d’eux. Nous préférons nous en remettre à des formulations stéréotypées ou à des conventions protectrices plutôt que de suivre notre voix intérieure. En dernière analyse, une telle propension au conformisme favorise l’érosion graduelle d’un élément essentiel de notre fibre morale – le sentiment intuitif qui distingue le bien du mal. Nos sentiments, certes, doivent être formés, instruits ; mais plus nous leur faisons confiance, plus nous y trouvons un principe d’orientation approprié. (82) 

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Le corps cœur de l’éthique

Le cœur de l’éthique se situe au-delà de toute réglementation rigide. Il se fonde sur nos intuitions lumineuses et créatives, sur notre sens aigu de l’exceptionnel et s’apparente donc à la spontanéité au sens large. (84)

 Mimétisme et empathie selon Walter Benjamin

Dans le même ordre d’idées, Ulrich Schwartz estime que la théorie de Benjamin comprend une affirmation anthropologique fondamentale. « La faculté mimétique rend d’abord possible l’expérience du monde en un sens empathique.» Les divers aspects, les diverses qualités de l’environnement ne sont plus perçus dans un rapport de confrontation, mais accueillis dans une relation d’engagement, de participation. La capacité mimétique inclut donc non seulement le don de produire des similitudes, mais également le potentiel corporel sur lequel nous misons pour agir à l’unisson avec le monde et le percevoir avec sympathie et sollicitude (109)

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Ignorer pour savoir

Samuel Butler affirme avec justesse, dans son ouvrage remarquable, que le déploiement d’une habitude exige de moins en moins de contrôle et de réflexion avec le temps. La réflexion et l’attention peuvent même avoir un effet nocif, puisqu’elles entraînent l’incertitude et l’hésitation. L’absence de contrôle et de conscience, par ailleurs, favorise une performance harmonieuse et efficace. De là le paradoxe : ce que nous connaissons, nous ne le connaissons pas en ce sens que nous n’en sommes pas conscients. Nous savons vraiment conduire une embarcation ou jouer un instrument lorsque nous n’avons pas conscience de notre savoir. (145)

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Pierres vivantes

Voyez l’art avec lequel, dans une église romane, les sculpteurs ont représenté des animaux de pierre qui se mordent l’un l’autre ; ils ont réussi à conférer à la pierre l’un des aspects fondamentaux de la vie tant humaine qu’animale : le toucher. Voyez ces œuvres qui mettent en relief la sollicitude aimante des mains, la douceur du visage : quelle vivacité mystérieuse ! Certains personnages semblent s’adresser au spectateur, voire exprimer un souhait, une préoccupation. Nous retournons volontiers voir ces sculptures, mus par une admiration qui tient à la présence d’un souffle de vie dans une matière inerte sous la main habile de l’artiste. (169)

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Ce corps qui parfois se laisse aimer

Dans un passage magnifique, Merleau-Ponty compare le corps au langage. À l’instar de la parole, le corps n’est ni un pur instrument, malléable à volonté, ni une fin en soi, cherchant uniquement à dominer. Pourtant, à certains moments, notre corps, sans but précis, savoure son autonomie et son pouvoir. « Quelquefois, et c’est alors que nous avons le sentiment d’être nous-mêmes, il se laisse animer, il prend à son compte une vie qui n’est pas absolument la sienne. Il est alors heureux et spontané, et nous avec lui. » La source de cette jouissance réside avant tout dans un sentiment d’harmonie et d’unité qui tient à la disparition de la tension habituelle entre le Je et le corps. (174)

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«Les calculateurs calculent mal.»

Dans un court essai remarquable, Heinrich von Kleist met en garde ses lecteurs contre les conséquences indésirables des excès de raisonnement et de calcul, les invitant à réfléchir après une action, et non avant. La réflexion entrave le déploiement harmonieux des mouvements et gêne la manifestation bénéfique des énergies corporelles. À l’instar du lutteur qui, pour gagner, doit agir en fonction de l’inspiration du moment, nous devrions réagir aux défis inattendus en renonçant à un travail ardu et prolongé de la pensée pour nous en remettre avec confiance à un pouvoir que dégagent nos sentiments corporels.      « La vie est un combat avec le destin, et il en va de l’action comme de la lutte. [...] Celui qui ne prend pas la vie à bras le corps comme ce lutteur et n’éprouve pas, ne ressent pas dans tous ses membres les méandres du combat, les résistances, les pressions, les esquives et les réactions : celui-ci n’imposera jamais ce qu’il veut, dans aucune discussion ; encore moins dans une bataille »  (179)

Plus nos actes sont guidés par notre volonté consciente, moins nous réussissons. Lorsque nous tentons désespérément de bien skier ou danser, nous accumulons les erreurs. Il vaut mieux aborder les choses autrement. Au moment d’agir, nous devons abandonner toute tentative de contrôle conscient de nos mouvements et nous fier aux diverses ressources de notre corps. En somme, nous devons nous débarrasser de tout effort laborieux et de toute planification calculée, et éviter d’interférer dans le fonctionnement infaillible de notre corps – le « sentiment merveilleux » (herrliche Gefühl) qui habite notre corps ingénieux. 180

 La synthonie

 La syntonie concerne la faculté fondamentale d’établissement d’un contact harmonieux et sympathique avec le monde quotidien. Nous parvenons à un accord entre nous-mêmes et tout ce qui nous occupe – l’arbre que nous émondons, la grue en origami que nous confectionnons ou la nourriture que nous disposons dans une assiette. La syntonie tient, au-delà de l’expérience de vibrer à l’unisson avec quelque chose, au caractère du contact que nous établissons avec notre propre corps. Nous ne l’affrontons plus, mais nous laissons ses impulsions, ses énergies et ses capacités ingénieuses guider nos actions. Certaines personnes sont vraiment accordées à leur environnement. Elles vivent en ayant noué des liens sympathiques avec leur environnement parce qu’elles ont acquis, dès leur jeune âge, l’art de « laisser libre cours », de considérer comme un partenaire le corps qui les porte et de donner libre cours à son fonctionnement autonome et créatif. À mon sens, la transmission de cet art à nos enfants est l’une des tâches majeures de toute éducation. (180)  

 



[i]Existentia, Vol.21/ 2011, Budapest, Frankfurt, Miami, Gabor Csepregi Theory of imagination and its significance for philosophical anthropology,  p.119=131

 [ii]Erwin Chargaff, Heraclitean Fire, New York, Rockfeller University Presse, 1970, p.20

 

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