L'approche scientifique de l'expérience intérieure

Jean-Luc Hétu
« L'investigation scientifique de l'expérience intérieure implique de sérieux problèmes méthodologiques. Pensons en particulier au fait que le chercheur n'ait pas d'accès direct aux données qui l'intéressent, mais qu'il doive s'en remettre aux verbalisations de ses sujets. A ce niveau, on peut penser que décrire un sentiment ou un événement intérieur, c'est déjà lui injecter un sens, c'est-à-dire le couler dans une cohérence ou une interprétation afin de mieux pouvoir le saisir. S'il en est ainsi, ce qui est étudié risque de ne plus être l'expérience intérieure comme telle, c'est-à-dire comme événement ou comme phénomène, mais bien plutôt d'autres variables comme les structures mentales des sujets, leurs croyances, leur style cognitif, l'univers de leurs fantaisies, le reflet de la dynamique de leur milieu, etc.
Mais au-delà des difficultés d'ordre méthodologique, ce type d'investigation soulève aussi des résistances chez deux catégories de personnes. Je pense d'abord aux chercheurs qui conçoivent la science à partir de postulats positivistes et qui, dans cette mesure, n'attribuent de réalité qu'à ce qu'ils peuvent appréhender sensoriellement ou technologiquement. C'est ainsi par exemple qu'un exégète réputé écartait la question des anges sous prétexte qu'il n'en avait jamais vus. On voit bien la limite de ce fonctionnement en ce qu'il revient à dire: "Si je ne peux pas saisir et mesurer une réalité à partir de mes instruments familiers, cette réalité n'existe pas et ne peut pas exister."

Quant à la deuxième résistance, elle est plutôt le fait de certaines personnes qui se troublent de voir le chercheur envahir un espace qu'elles affirment réservé à l'intimité entre le croyant et son Dieu. Derrière cette résistance, il y a bien souvent la peur que certaines découvertes viennent ébranler des croyances ou encore des systèmes de défense chez le sujet religieux. A d'autres moments toutefois, cette résistance s'explique plutôt par la façon dogmatique dont certains chercheurs à l'esprit positiviste nient la complexité du réel, le réduisant à leurs hypothèses ou à leurs grilles.

Dans ce contexte, j'aime à me rappeler le phénomène des mystiques écrivains, qui représentent à mon sens des prédécesseurs illustres de ceux qui s'adonnent aujourd'hui à des investigations normalement plus systématiques et mieux outillées sur le même sujet.

Les mystiques écrivains, qu'il s'agisse, par exemple, de Maître Eckhart, de Thérèse d'Avila ou de Jean de la Croix, s'engageaient en effet dans une démarche qui recoupe d'assez près la démarche scientifique. Avant de prendre la plume, ces mystiques se mettaient à l'écoute de leur réalité intérieure pour observer en quelque sorte ce qui se passait en eux. Puis en écrivant leur oeuvre, ils s'employaient à décrire les phénomènes intérieurs dont ils faisaient l'expérience.

Ils tentaient par la suite d'expliquer ces phénomènes, c'est-à-dire d'établir des relations de cause à effet, dans le contexte de l'ensemble de leurs connaissances sur la vie et sur Dieu. Enfin, le fait qu'ils croyaient pouvoir généraliser jusqu'à un certain point leurs découvertes et conclusions les amenait à publier les résultats de toutes ces activités.

On voit donc comment les activités de ces précurseurs contenaient déjà les germes de ce que les chercheurs d'aujourd'hui reproduisent dans leurs investigations plus systématiques des phénomènes intérieurs (investigations qui, soit dit en passant, en sont encore à un stade très embryonnaire).

Psychologues et théologiens face à l'expérience intérieure Les réflexions qui précèdent nous permettent de voir dans quel sens on peut dire que théologiens et psychologues poursuivent la même visée, à savoir la description et le décodage du réel. Dans le cas qui nous occupe - l'investigation scientifique de l'expérience intérieure - psychologues et théologiens se posent de concert les deux questions suivantes: "Qu'est-ce qui se passe au juste?" et "Pourquoi est-ce que cela se passe ainsi?"

Ces deux questions du comment et du pourquoi appartiennent de droit à l'investigation scientifique, que le chercheur soit psychologue ou théologien. Il faut même aller plus loin et affirmer que seule la conjonction du comment et du pourquoi permet de conférer à la recherche son statut scientifique. Et à ce niveau, il y a deux façons de désarticuler la démarche scientifique en séparant la séquence comment et pourquoi. D'une part, le chercheur peut s'enfermer dans le comment, c'est-à-dire se contenter de décrire et de mesurer le phénomène sous tous ses angles, sans s'apercevoir que sa démarche est devenue stérile. Prenons l'exemple d'un chercheur qui étudierait le suicide en s'en tenant au comment: fréquence, modalités, analyses comparatives des sujets selon l'âge, l'occupation, etc. Une telle recherche ne deviendrait éclairante qu'à partir du moment où le pourquoi viendrait prendre la relève du comment: pourquoi plus de suicides à tel moment plutôt qu'à tel autre, dans tel milieu plutôt que dans tel autre, dans telle dynamique psychologique plutôt que dans telle autre? etc. On éprouve parfois cette impression de stérilité en feuilletant des périodiques ou des ouvrages dits scientifiques, farcis de statistiques et de graphiques, mais où la recherche est fragmentée à l'excès et où les bases théoriques sont d'une pauvreté désolante. Mais le chercheur peut aussi court-circuiter la démarche en négligeant l'étape du comment pour s'attaquer prématurément à celle du pourquoi. A l'opposé du réflexe hyper-empirique qui n'a jamais fini d'observer et de mesurer, on a ici le réflexe "explicatif" qui vient fournir une raison globale et ultime à des phénomènes à peine examinés. On tombe dans ces excès lorsque l'on dit qu'un alcoolique continue à boire parce qu'il manque de volonté, qu'un chômeur est sans travail parce qu'il manque de débrouillardise ... Il est facile de voir ici qu'une analyse plus poussée du comment de l'alcoolisme ou du chômage contribuerait à modifier sensiblement les pourquoi avancés pour rendre compte de ces phénomènes.

J'ai évoqué rapidement ce que le psychologue et le théologien ont en commun. Il faut dire un mot également de ce qui les distingue l'un de l'autre. Sans se départir de la rigueur de l'investigation scientifique sur le réel, le théologien travaille à partir de l'hypothèse que le réel investigué possède une explication ultime et que cette explication s'appelle Dieu. Cette affirmation requiert quatre commentaires. D'abord, je parle ici des théologiens comme tels, et non pas des autres spécialistes des sciences de la religion (psychologues, sociologues, historiens des religions ... ). Je crois qu'on peut faire l'hypothèse de l'existence de Dieu sans devoir pour autant se départir des exigences de rigueur qui caractérisent la démarche scientifique. Le fait que l'on opère à partir d'une hypothèse aussi globale laisse intacte la liberté de pensée du théologien lorsqu'il aborde tel ou tel phénomène particulier (par exemple, le phénomène de la prière ou de la conversion).

Je précise ensuite que je parle ici des théologiens qui se proposent d'accroître la compréhension des phénomènes religieux, et non pas des apologistes ou des idéologues qui poursuivent des objectifs sans rapport direct avec l'entreprise scientifique. A ce niveau, il y a effectivement plus de ressemblance entre un théologien et un autre scientifique, en termes de disponibilité à se laisser instruire par le réel, qu'il y en a entre un théologien et un apologiste dont le but premier est de défendre et de promouvoir la vérité du système auquel il adhère. Par ailleurs, j'ai employé le terme d'hypothèse dans l'expression hypothèse de l'existence de Dieu, et ceci, parce que la croyance en Dieu ne peut avoir d'autre statut que celui d'une hypothèse, dans l'univers de la recherche scientifique.

Le langage courant prend souvent en mauvaise part le terme d'hypothèse. Lorsque l'on dit: "ceci n'est qu'une hypothèse", on souligne la fragilité, voire l'impertinence de ce qui est avancé, pour l'opposer à la solidité des faits que l'on a en tête. Mais dans le monde scientifique, l'hypothèse a droit à beaucoup plus d'égards! L'hypothèse représente souvent ce que le chercheur a pensé de mieux, ce qui est souvent le fruit de sa formation, de son expérience, de ses recherches antérieures, pour ne rien dire de son intuition, voire de ses illuminations.

Dans ce sens, le terme hypothèse signifie le contraire de quelque chose de fantaisiste ou de farfelu. L'hypothèse représente la croyance la plus éclairée du chercheur en relation avec tel phénomène donné, la représentation la meilleure qu'il puisse se faire de la réalité en cause. C'est ainsi qu'on peut parler d'hypothèse de l'existence de Dieu, non pas par manque de respect pour le sujet croyant, mais justement par respect pour la démarche cognitive qui est en cause ici.

Je pense à une réflexion du Dalaï-Lama lors d'une conversation sur la réincarnation. Celui-ci disait que si la science en arrivait un jour à démontrer que la théorie de la réincarnation est fausse il abandonnerait cette croyance. Enfin, l'expression "hypothèse de l'existence de Dieu" pourra apparaître réductrice aux yeux de certains croyants qui pourraient lui opposer le caractère de certitude intérieure que revêt l'expérience de la foi, au-delà de toute démonstration objective. A cet égard, je rappellerai simplement que je ne suis pas en train présentement de me prononcer sur la réalité intrinsèque de l'expérience de la foi, mais que je suis uniquement préoccupé ici du statut épistémologique de la croyance en Dieu chez celui qui s'adonne à l'investigation scientifique des phénomènes religieux.

L'expérience intérieure - une illustration

Quelque part dans un pénitencier à sécurité maximum, un détenu faisait il y a quelque temps l'expérience suivante. Placé en isolation à cause de sa violence, il lui arrive de grimper sur son lit et d'apercevoir le soleil couchant. La position de l'étroite fenêtre grillagée est telle qu'il doit pour cela faire porter tout le poids de son corps sur ses poignets, ses coudes et ses épaules. Ce soir-là, l'expérience est spéciale. Envahi par une paix incroyable, il demeure dans cette position fort inconfortable peut-être quinze minutes, peut-être une demi-heure, il ne sait pas. Les larmes coulent lentement sur ses joues, et le mot Dieu monte spontanément en lui. Quand il redescend de là, il n'est plus le même homme. Lorsque le garde vient lui porter son repas, ce n'est plus de l'hostilité et du rejet qu'il éprouve pour celui-ci, mais il reconnaît en lui un frère. Il se sent ainsi pour le reste du personnel de la prison, de même que pour ses codétenus. La paix qui l'a envahi ne le quitte pas, de sorte que n'y comprenant rien, ses camarades pensent qu'il est devenu "fou". Ce jour-là, ses valeurs ont changé. Argent, prestige, confort, "raison du plus fort", ont cédé la place à la simplicité de vie, au partage, à l'attention aux personnes. Quelques années plus tard, le "miracle" dure toujours.

Cette expérience se produit une ou plusieurs fois chez des milliers de sujets, ce qui a pour effet de dérouter tout autant certains psycho-thérapeutes que certains conseillers spirituels, pour ne rien dire des sujets eux-mêmes!

Le psychologue Abraham Maslow a étudié ce phénomène de l'expérience intérieure, qu'il a appelé l'expérience-sommet, s'attardant autant à ses caractéristiques et ses effets sur le Sujet qu'aux types de personnes susceptibles de vivre ces expériences.1

Ces recherches m'apparaissent un bon exemple des similitudes et des différences qu'on peut établir entre le travail du psychologue et celui du théologien. Le psychologue pourra se sentir très à l'aise d'interviewer des sujets et de faire des analyses de contenu à partir du matériel recueilli. Il pourra aller au-delà du comment et s'enhardir à formuler des hypothèses relativement à quelques pourquoi (par exemple, pourquoi tel type de personnes est-il plus susceptible que tel autre de vivre ces expériences?). Mais - du moins dans l'état actuel de la recherche en psychologie - bien hardi serait le psychologue qui affirmerait sans sourciller que ces phénomènes s'expliquent par des interventions divines.

Quant au théologien, il pourra certes scruter le comment de ces phénomènes de concert avec le psychologue, bien que le psychologue puisse parfois lui paraître mieux équipé que lui pour retracer les subtilités du fonctionnement humain. Mais là où le théologien sera le plus à l'aise, c'est à l'étape du pourquoi: quelles sont l'origine, l'orientation, la visée de ces phénomènes? Ici, le théologien sera plus à l'aise, justement parce que son hypothèse globale et les concepts qu'il a à sa disposition lui permettent ce genre de travail (pensons ici à des concepts comme la transcendance et l'immanence de Dieu, le projet salvifique, l'intervention de l'Esprit, etc.).

L'investigation scientifique de l'expérience intérieure présente des aspects fascinants. Je pense entre autres à ce que j'appelle le phénomène du passage à la majuscule: alors que le psychologue estime devoir s'arrêter lorsqu'il parle d'irruption de l'énergie, le théologien enchaîne lestement et parle sans sourciller d'irruption de l'Énergie (le terme grec de dunamis étant un des termes que le Nouveau Testament utilise pour désigner l'Esprit Saint). Ce phénomène du passage à la majuscule soulève évidemment les questions suivantes: Le psychologue a-t-il raison de s 1 arrêter là où il s'arrête? Le théologien a-t-il raison d'aller plus loin?

L'expérience fondatrice

Maslow estime que l'expérience intérieure n'est réservée ni à des gens spéciaux (les contemplatifs) ni à des lieux spéciaux (les monastères ou les églises), mais qu'elle est un phénomène foncièrement naturel. S'il en est ainsi, ce n'est pas le contexte religieux qui permet à l'expérience intérieure de prendre forme. Tout à l'inverse, c'est l'expérience intérieure qui institue la religion. L'expérience-sommet devient ainsi une expérience fondatrice, lorsque le sujet qui la vit est suffisamment charismatique (Bouddha, Moïse, Jésus ... ).

Ces recherches ont donc pour effet de relancer la question du rapport entre le naturel et le religieux. Abordée par le versant de la psychologie, cette question pourrait se formuler ainsi: "L'expérience intérieure est-elle un phénomène naturel ayant sa consistance propre, indépendamment des religions qui l'avaient monopolisée jusqu'ici?" Abordée par le versant de la théologie, cette question deviendrait la suivante: "L'expérience intérieure est-elle la porte d'entrée du surnaturel dans le naturel, ou du moins une manifestation du divin dans l'univers de la personne humaine?"

En d'autres termes, Maslow laisserait entendre que les phénomènes attribués jusqu'ici aux mystiques devraient humblement revenir prendre leur place parmi les autres phénomènes naturels vécus autant par des sujets non religieux que par des sujets religieux. Par ailleurs, en affirmant que l'Esprit Saint est à l'oeuvre en "tout homme de bonne volonté",2 le Concile Vatican II ne laisse-t-il pas entendre que certaines inspirations et certaines expériences humaines devraient être promues à la majuscule, même en dehors de toute référence religieuse explicite?

On pourrait conclure par une troisième question. Se pourrait-il que le psychologue et le théologien aient tous deux raison, que l'on puisse affirmer avec le psychologue que le réel possède une cohérence interne hors de toute référence religieuse, et croire en même temps avec le théologien que l'Absolu habite toute chose au-delà de toute référence religieuse, que les expériences dites religieuses peuvent se retrouver sur le terrain profane avec la même intensité et les mêmes effets, et que tout être se trouve engagé dans ce mystère, fût-ce à son insu? »

Notes :

1 Voir surtout Religions, Values and Peak Experiences, Penguin Books, 1976 (c. 1970). Je consacre un chapitre aux découvertes de Maslow, et deux autres chapitres à ce qui se rapproche de ces phénomènes dans les écrits de Paul et dans les paroles de Jésus, dans le volume Croissance humaine et instinct spirituel - une réflexion sur la croissance humaine à partir de la psychologie existentialiste et de la tradition judéo-chrétienne, Montréal, Leméac, 1980.

2 L'église dans le monde de ce temps, no 22, par. 5.

© Jean-Luc Hétu – Toute reproduction est interdite – La reproduction sur ce site a été autorisée par le titulaire du droit d’auteur.

À lire également du même auteur




Articles récents