La Terre est bleue comme une orange (Éluard)

Stéphane Stapinsky

« Qui a décidé que la Terre est ronde et pourquoi le croire lui ? » Cette remarque saugrenue, sur sa page Facebook, de la conseillère municipale de Gatineau, déjà décrédibilisée pour ses propos sur les musulmans, nous rappelle que les idées complotistes sont florissantes sur les réseaux sociaux. Il y aurait donc, pour elle, un complot visant à éliminer les preuves que la Terre serait plate… (1)

Visiblement, cette dame ne suit pas l’actualité et ne prend pas note des anniversaires… Car en décembre dernier, en effet, nous commémorions les 50 ans du vol lunaire d’Apollo 8 (2). Pour la première fois, une mission spatiale, dont l’équipage était composé de Frank Borman, Jim Lovell et Bill Anders, s’approcha de la Lune et en fit le tour une dizaine de fois.

C’est au cours d’un de ces passages que l’astronaute Anders prit la célèbre photo du lever de Terre, qui est devenue par la suite un symbole pour la lutte environnementale. “Cette photo (…) a rapidement incarnée la fragilité de la Terre et a été utilisée par les organismes et associations militant pour l'écologie et la protection de l'environnement.” (3) Une vidéo sur YouTube est d’ailleurs intitulée “Apollo 8 ou la naissance de l’ère écologiste”… (4)

Photo prise par l'astronaute Bill Anders, le 24 décembre 1968. Source : NASA


Cette photo “a été classée en 2003 parmi les 100 photos ayant le plus changé le monde par le magazine Life” (5)

L’évocation de cet épisode me ramène à mes années d’enfance. Je dois en faire l’aveu : j’ai été un enfant de l’ère de l’exploration lunaire. Si j’étais trop jeune pour me souvenir du premier alunissage en juillet 1969, des images me reviennent, par contre, des dernières missions Apollo, en 1971 et 1972. Un cadeau a fait le bonheur du jeune garçon que j’étais : un modèle grand format de la fusée Saturne V, avec le module de commande et le LEM. Je rêvais alors de devenir astronaute.

Mais j’ai bien grandi depuis. Et réfléchi. Sur la technique. Sur l’homme machine, dont l’astronaute est peut-être la figure par excellence. Il est vrai que celui-ci n’a pas bonne presse à l’Agora. À juste titre. Car il est en quelque sorte le précurseur du cyborg.

“Aujourd’hui l’homme disparaît peu à peu derrière la machine, et même parfois il s’éclipse totalement. (…) L’astronaute en orbite est sûrement l’être humain dont la survie dépend le plus du bon fonctionnement d’appareils les plus divers.” (6)

Pour Jacques Dufresne, “Les voyages en fusée illustrent bien ce nouveau rapport au réel. Fonctionnant comme des machines à l'intérieur d'une machine, les astronautes n'ont de rapport avec le monde que par un regard vers le lointain. Ce qu'ils voient est sublime, certes, mais froid. Cette beauté est désincarnée, abstraite, par rapport à la beauté proche à laquelle on est lié par tous ses sens.” (7)

Cela est vrai, bien sûr. Mais, autre part, le philosophe, soulevé par René Dubos, ouvre une tout autre porte : 

“Quelle est donc cette vision du monde qui réhabilite la connaissance subjective? Elle existe à l'état d'ébauche depuis longtemps, mais surtout depuis la diffusion, en 1969, des premières photos de la terre prises depuis un vaisseau spatial en orbite autour de la lune. Quarante ans plus tard, cette image continue de nous éblouir et de nous inspirer.” (8)

Contemplons-la donc. Et émerveillons-nous du fait que l’astronaute, cet homme-machine tout-puissant, ait finalement pu échapper, un instant, à sa “machinité” pour nous donner une image inoubliable à même de fonder notre défense de la Vie la plus fragile

Notes

(1) https://www.ledroit.com/actualites/gatineau/qui-a-decide-que-la-terre-est-ronde-nathalie-lemieux-2c4a893970527cd89164566c994d1f99
(2) https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1143788/apollo-8-astronautes-lune-photographie-terre
https://www.lapresse.ca/sciences/astronomie-et-espace/201812/24/01-5209059-mission-apollo-8-il-y-a-50-ans-la-nasa-croquait-un-cliche-historique.php
(3) https://www.sciencesetavenir.fr/espace/systeme-solaire/cette-photo-de-la-terre-prise-depuis-la-lune-a-50-ans
(4) https://www.youtube.com/watch?v=7F0of6IAShc
(5) https://www.sciencesetavenir.fr/espace/systeme-solaire/cette-photo-de-la-terre-prise-depuis-la-lune-a-50-ans_130514
(6) http://agora.qc.ca/documents/antoine_de_saint-exupery--le_heros_et_la_machine_par_marc_sauvalle
(7) http://agora.qc.ca/documents/vie--vivre_ou_fonctionner_par_jacques_dufresne
(8) http://agora.qc.ca/Documents/Monde--Gaia_ou_la_vision_artistique_du_monde_par_Jacques_Dufresne

À lire également du même auteur

Le temps homogénéisé
On ne comprend absolument rien à la civilisation moderne si on n’admet pas d’abord qu’elle est une conspiration universelle contre toute espèce de vie intérieure.Georges Bernanos, La France contre les robots, 1945Qu’en est-il du temps libre aujourd’hui? Cette q

Les « radicalités convergentes » à la rescousse de la pensée critique (2e partie)
 Suite de la première partieLes « radicalités convergentes » – un appel d’air frais dans un paysage intellectuel suffocantSur ce paysage constitué de décombres, que nous laissent tant la droite que la gauche, sur cette terre aride de la pensée critique, les « radicalités conver

Une sous-famille au sein des « radicalités convergentes » : le postlibéralisme (Blue Labour-Red Tories)
Le mot conservateur reviendra souvent dans ce texte. Même dans une expression comme conservateur de gauche, il conserve je ne sais quelle connotation thatchérienne. Il faudra l’entendre désormais dans le sens que lui donnent les écologistes. Tous s’accordent pour dire qu'il y a

La créativité sociale à l'ère des «radicalités convergentes»
 Ce dynamisme intellectuel que révèle l’émergence d’un intérêt pour les « radicalités convergentes » nous incite à nous demander si, sur le terrain, dans la réalité pratique, un semblable dynamisme existerait également. Si cet esprit du temps si particulier serait aussi, en

Les « radicalités convergentes » à la rescousse de la pensée critique
DEUXIÈME PARTIE DE CE TEXTE ICIDiagnosticHard times, hard times have surely come... Luther « Guitar Junior » Johnson, bluesmanL’année 2014 n’est guère brillante. C’est même l’une des pires depuis le début de la crise mondiale de 2008, l’une des pires de cette é




L'Agora - Textes récents

  • Vient de paraître

    Lever le rideau, de Nicolas Bourdon, chez Liber

    Notre collaborateur, Nicolas Bourdon, vient de publier Lever de rideau, son premier recueil de nouvelles. Douze nouvelles qui sont enracinées, pour la plupart, dans la réalité montréalaise. On y retrouve un sens de la beauté et un humour subtil, souvent pince-sans-rire, qui permettent à l’auteur de nous faire réfléchir en douceur sur les multiples obstacles au bonheur qui parsèment toute vie normale.

  • La nouvelle Charte des valeurs de Monsieur Drainville

    Marc Chevrier
    Le gouvernement pourrait décider de ressusciter l'étude du projet de loi 94 déposé par le ministre de l'Éducation, Bernard Drainville. Le projet de loi 94 essaie d’endiguer, dans l’organisation scolaire publique québécoise, toute manifestation du religieux ou de tout comportement ou opinion qui semblerait mû par la conviction ou la croyance religieuse.

  • Billets de Jacques Dufresne

    J'ai peur – Jour de la Terre, le pape François, Pâques, les abeilles – «This is ours»: un Texan à propos de l'eau du Canada – Journée des femmes : Hypatie – Tarifs etc: économistes, éclairez-moi ! – Musk : danger d'être plus riche que le roi – Zelensky ou l'humiliation-spectacle – Le christianisme a-t-il un avenir?

  • Majorité silencieuse

    Daniel Laguitton
    2024 est une année record pour le nombre de personnes appelées à voter, mais c'est malheureusement aussi l’année où l'abstentionnisme aura mis la démocratie sur la liste des espèces menacées.

  • De Pierre Teilhard de Chardin à Thomas Berry : un post-teilhardisme nécessaire

    Daniel Laguitton
    Un post-teilhardisme s'impose devant l'évidence des ravages physiques et spirituels de l'ère industrielle. L'écologie intégrale exposée dans les ouvrages de l'écothéologien Thomas Berry donne un cadre à ce post-teilhardisme.

  • Réflexions critiques sur J.D. Vance du point de vue du néothomisme québécois

    Georges-Rémy Fortin
    Les propos de J.D. Vance sur l'ordo amoris chrétien ne sont somme toute qu'une trop brève référence à une théorie complexe. Ce mince verni intellectuel ne peut cacher un mépris égal pour l'humanité et pour la philosophie classique.

  • François, pape de l’Occident lointain

    Marc Chevrier
    Selon plusieurs, François a été un pape non occidental parce qu'il venait d'Amérique latine. Ah bon ? Cette Amérique se tiendrait hors de l'Occident ?

  • L'athéisme, religion des puissants

    Yan Barcelo
    L’athéisme peut-il être moral? Certainement. Peut-il fonder une morale? Moins certain, car l’athéisme porte en lui-même les semences de la négation de toute moralité.

  • Entre le bien et le mal

    Nicolas Bourdon
    Une journée d’octobre splendide, alors que je revenais de la pêche, Jermyn me fit signe d’arrêter. « Attends ! J&

  • Le racisme imaginaire

    Marc Chevrier
    À propos des ouvrages de Yannick Lacroix, Erreur de diagnostic et de François Charbonneau, L'affaire Cannon

  • Le capitalisme de la finitude selon Arnaud Orain

    Georges-Rémy Fortin
    Nous sommes entrés dans l'ère du capitalisme de la finitude. C'est du moins la thèse que Arnaud Orain dans son récent ouvrage, Le monde confisqué