La question de l’Ukraine vue par Soljénitsyne en 1990

Alexandre Soljénitsyne

.Immédiatement après la chute du mur de Berlin en 1989 Soljénitsyne publia un livre intitulé : Comment réaménager notre Russie, réflexions dans la mesure de mes forces. Nous reproduisons ici deux passages de ce livre paru en français chez Fayard en 1990.



Dans le premier passage intitulé Adresse aux Grands-Russiens, Soljenitsyne prend énergiquement position contre ce retour à l’empire qui semble bien être la politique de Vladimir Poutine en ce moment.

Dans le second passage, intitulé Adresse aux Ukrainiens et aux Biélorusses, il soutient que les liens de la Russie avec ces deux régions sont si profondément enracinés dans l’histoire, qu’il serait regrettable qu’ils se brisent. Tout en reconnaissant que la Russie a beaucoup de choses à se faire pardonner par l’Ukraine, en particulier la catastrophe nucléaire de Tchernobyl et tout en admettant que la Russie devrait respecter la volonté populaire des Ukrainiens, Soljénitsyne fait une mise en garde qui jette une lumière singulière sur les événements actuels : «Bien entendu, si le peuple ukrainien désirait effectivement se détacher de nous, nul n'aurait le droit de le retenir de force. Mais divers sont ces vastes espaces et seule la population locale peut déterminer le destin de son petit pays, le sort de sa région, — et chaque minorité nationale qui se constituerait, à cette occasion, à l'intérieur d'une unité territoriale donnée, devrait à son tour être traitée sans aucune violence.»

Adresse aux Grands-Russiens


Au début de ce siècle, notre grand esprit politique S. Kryjanovski voyait déjà que « la Russie de souche ne dispose pas d'une réserve de forces culturelles et morales suffisante pour assimiler toutes ses marches. Cela épuise le noyau national russe ».

Or cette affirmation était lancée dans un pays riche, florissant, avant que des millions de Russes soient fauchés par des massacres qui, loin de frapper aveuglément, visaient à anéantir le meilleur de notre peuple.

Elle résonne aujourd'hui encore mille fois plus juste: nous n'avons pas de forces à consacrer aux marches, ni forces économiques ni forces spirituelles. Nous n'avons pas de forces à consacrer à l'Empire ! Et nous n'avons pas besoin de lui : que ce fardeau glisse donc de nos épaules ! Il use notre moelle, il nous suce et précipite notre perte.

Je vois avec angoisse que la conscience nationale russe en train de s'éveiller est, pour une large part, tout à fait incapable de se libérer du mode de pensée d'une puissance de grande étendue, d'échapper aux fumées enivrantes qui montent d'un empire : empruntant aux communistes la baudruche d'un « patriotisme soviétique » qui n'a jamais existé, ils sont fiers de la« grande puissance soviétique » — cette puissance qui, sous le porcin Ilitch* Deux (Brejnev), n'a su qu'engloutir les restes de notre productivité dans des armements sans fin et totalement inutiles (que nous sommes en train de détruire purement et simplement), et nous déconsidérer en nous présentant à la planète entière comme de féroces prédateurs à l'appétit sans limites, alors que nos genoux tremblent et que nous sommes prêts à tomber de faiblesse. C'est là un gauchissement extrêmement pernicieux de notre conscience nationale. « Malgré tout, nous sommes un grand pays, partout on tient compte de nous » : alors que nous sommes à l'agonie, c'est avec cet argument-là qu'on soutient encore, envers et contre tout, le communisme. Le Japon a su, lui, se faire une raison, renoncer à toute mission internationale et aux aventures politiques alléchantes : aussitôt, il a repris son essor.

Il faut choisir clair et net: entre l'Empire, qui est avant tout notre propre perte, et le salut spirituel et corporel de notre peuple. Tout le monde sait que notre mortalité augmente et excède les naissances : à ce train-là, nous allons disparaître de la surface de la Terre ! Conserver un grand empire signifie conduire notre propre peuple à la mort. A quoi sert cet alliage hétéroclite ? A faire perdre aux Russes leur identité irremplaçable ? Nous ne devons pas chercher à nous étendre large, mais à conserver clair notre esprit national dans le territoire qui nous restera.

Adresse aux Ukrainiens et aux Biélorusses


Je suis moi-même presque à moitié ukrainien et c'est entouré des sons de la langue ukrainienne que j'ai commencé à grandir. Quant à la douloureuse Russie Blanche, j'y ai passé une grande partie de mes années de front et j'ai conçu un amour poignant pour la pauvreté mélancolique de sa terre et la douceur de son peuple.

Ce n'est donc pas de l'extérieur que je m'adresse aux uns et aux autres, mais comme l'un des leurs.

Notre peuple n'a été, du reste, séparé en trois branches que par le terrible malheur de l'invasion mongole et de la colonisation polonaise. C'est une imposture de fabrication récente qui fait remonter presque jusqu'au IXe siècle l'existence d'un peuple ukrainien distinct, parlant une langue différente du russe. Nous sommes tous issus de la précieuse ville de Kiev « d'où la terre russe tire son origine », comme le dit la Chronique* de Nestor, et d'où nous est venue la lumière du christianisme. Ce sont les mêmes princes qui nous ont gouvernés : Iaroslav le Sage répartit entre ses fils Kiev, Novgorod et toute l'étendue qui va de Tchernigov à Riazan, Mourom et Béloozéro ; Vladimir Monomaque fut en même temps prince de Kiev et de Rostov-Souzdal ; et la même unité se reflète dans les fonctions des métropolites. C'est le peuple de la « Rous » de Kiev qui a créé l'État de Moscovie. Englobés dans la Lituanie et la Pologne, Blancs-Russiens et Petits-Rusiens restèrent conscients de leur identité russe et luttèrent pour n'être ni polonisés ni catholicisés. Le retour de ces terres dans le sein de la Russie fut senti par tout le monde, à l'époque, comme une Réunification.

Oui, cela fait mal et honte de se rappeler les oukases du temps d'Alexandre II (1863, 1876) interdisant la langue ukrainienne d'abord dans le journalisme, puis également dans la littérature de ces aberrantes ossifications qui, frappant la politique du gouvernement comme celle de l'Église, préparèrent la chute de l'ancien régime russe.

De son côté, la Rada* au socialisme brouillon qui apparut en 1917 fut constituée par un accord entre hommes politiques, et non élue par le peuple. Et lorsque, renonçant à l'idée d'une fédération, elle proclama que l'Ukraine sortait du sein de la Russie, elle le fit sans consulter l'ensemble de son peuple.

J'ai déjà eu l'occasion de répondre aux nationalistes ukrainiens émigrés qui s'emploient à faire accroire à l'Amérique que « le communisme est un mythe et que ce ne sont pas les communistes, mais les Russes qui veulent s'emparer du monde entier » (oui, oui, les « Russes » ont déjà mis la main sur la Chine et le Tibet, c'est écrit depuis trente ans dans une loi votée par le Sénat américain). Un mythe, le communisme ? Un mythe dont Russes et Ukrainiens ont, les uns comme les autres, éprouvé physi¬quement la réalité, à partir de 1918, dans les geôles de la Tchéka. Un mythe qui, dans la vallée de la Volga, a réquisitionné jusqu'au dernier grain gardé pour la semence et a livré vingt-neuf gouvernements* russes à la famine mortelle de 1921-1922. Un mythe qui a perfidement précipité l'Ukraine dans la famine tout aussi impitoyable de 1932-1933. Et, alors quenous avons subi ensemble, sous le joug des communistes, la même collectivisation au knout et au fusil, se peut-il que ces sanglantes souffrances ne nous aient pas unis ?

En Autriche, en 1848, les Galiciens appelaient encore « russe » leur conseil national : « Holovna Rousska Rada ». Mais par la suite, dans la Galicie coupée du reste de l'Ukraine, on vit naître et se développer — non sans que l'Autriche y mît secrètement la main — un ukrainien déformé, farci de mots allemands et polonais, qui n'était plus la langue du peuple, ainsi que deux tentations : celle de faire oublier leur langue aux Russes des Carpates, et celle d'un séparatisme ukrainien radical, le même qui inspire actuellement aux chefs de l'émigra¬tion ukrainienne tantôt des boniments de camelot ignorant : saint Vladimir « était ukrainien ! », tantôt des cris de fou furieux : « Vive le communisme, pourvu que périssent les moskals* ! »

Comment pourrions-nous ne pas partager la douleur des Ukrainiens devant les tourments endurés par leur pays sous le régime soviétique ! Mais pourquoi aller si loin et vouloir tailler dans la chair vive (en emportant dans le même morceau ce qui n'a jamais été la vieille Ukraine, comme la « Plaine* sauvage » des nomades — devenue la Nouvelle-Russie —, ou la Crimée, le Donbass et un territoire qui va presque jusqu'à la mer Caspienne) ? Et si l'on invoque « l'autodétermination de la nation », alors c'est la nation elle-même qui doit fixer son destin. La question ne saurait être réglée sans une consultation du peuple tout entier.

Détacher aujourd'hui l'Ukraine, ce serait couper en deux des millions de familles et de personnes, tant la population est mélangée ; des provinces entières sont à dominante russe ; combien de gens auraient du mal à choisir entre les deux nationalités ! combien sont d'origine mêlée ! combien compte-t-on de mariages mixtes que personne ne considérait jusqu'ici comme tels ! Dans l'épaisseur de la population de base, il n'y a pas la plus petite ombre d'intolérance entre Ukrainiens et Russes.

Frères ! Ce cruel partage ne doit pas avoir lieu ! C'est une aberration née des années de communisme. Nous avons traversé ensemble les souffrances de la période soviétique : précipités ensemble dans cette fosse, c'est ensemble que nous en sortirons.

En deux siècles, quelle multitude de noms éminents à l'intersection de nos deux cultures ! Selon la formule de M.P. Dragomanov : « Inséparables, mais aussi immélangeables. » La voie doit être ouverte toute grande à la culture ukrainienne et biélorusse non seulement sur le territoire de l'Ukraine et de la Russie Blanche, mais aussi, cordialement et joyeusement, sur celui de la Grande-Russie. Pas de russification forcée (mais pas non plus d'ukrainisation forcée, comme on en a connu à la fin des années vingt), un développement sans entraves de nos cultures parallèles, et la classe faite dans l'une ou l'autre langue au choix des parents.

Bien entendu, si le peuple ukrainien désirait effectivement se détacher de nous, nul n'aurait le droit de le retenir de force. Mais divers sont ces vastes espaces et seule la population locale peut déterminer le destin de son petit pays, le sort de sa région, — et chaque minorité nationale qui se constituerait, à cette occasion, à l'intérieur d'une unité territoriale donnée, devrait à son tour être traitée sans aucune violence.

Ce qui vient d'être dit s'applique également dans sa totalité à la Biélorussie, à cela près qu'on n'y a pas excité un séparatisme inconditionnel.Ceci enfin : nous devons nous incliner bien bas devant la Biélorussie et l'Ukraine pour l'immense malheur de Tchernobyl, provoqué par les arrivistes et les imbéciles du système soviétique, et le réparer comme nous pourrons.

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