La maison de Beethoven à Bonn

Louis-Frédéric Sauvage

Visite faite par l'auteur, au début du XXe siècle, de la maison natale du grand compositeur allemand.

En amont de Cologne, sur la rive gauche du Rhin, après le dernier défilé que jalonnent les Sept Montagnes, Bonn, la vieille ville universitaire, égaie de son sourire la majesté pompeuse du dieu fleuve pesamment couché sur la plaine. Les coteaux brusquement se sont écartés, élargissant le ciel, et dans la trouée lumineuse où les eaux librement s’étalent, la masse confuse des toits pointus et des clochers barre l’horizon qui s’en vient mourir à des collines bleues. Le long des rives verdoyantes, les villas étagent leurs jardins en fleurs, des arbres se penchent sur l’eau, et un large pont métallique, audacieux, léger, vibre dans la lumière, avec son arche unique que supportent deux tours à clochetons coiffés de tuiles. Petite ville aimable, joyeuse, sans mystère, qu’on imagine douce à ceux qui l’habitent et accueillante à ceux qui passent, sans grosse gaîté, sans cris discordants, assise au bord du fleuve comme ces fées du temps jadis, qui venaient souriantes puiser un peu d’eau claire au creux de leur main, et regardaient, pensives, le dieu puissant rouler ses ondes.

La place de marché de Bonn (ca 1890-ca 1900). Éditeur : Detroit Publishing Co. Source : Bibliothèque du Congrès américain – domaine public.Avec ses rues étroites, ses maisons de grès rouge, ses promenades plantées d’ormes, et les larges pelouses du Jardin public, la cité heureuse semble se recueillir et savourer sa joie. À peine quelques passants troublent sa rêverie, les fenêtres demeurent closes, et les lourds bâtiments de l’Université cachent jalousement le travail fécond qui s’élabore en eux. Voici la place du Marché, aujourd’hui déserte, que l’enchevêtrement des vieilles rues enserre; voici la Bonngasse, étroite, mal pavée, bordée de maisons grises qu’assombrissent de hauts toits d’ardoise; encore quelques pas, voici l’une d’elles, que signale seule une plaque de marbre, calme, somnolente, noircie par les ans, pesamment accroupie sur sa porte voûtée; c’est dans cette maison que Beethoven est né. Un petit musée, peuplé de souvenirs, perpétue l’admiration pieuse vouée à sa mémoire, l’antique logis est devenu un temple où vont s’agenouiller les pèlerins du Beau, et le silence habite les pièces désertées.

Le corps de bâtiment qui donne sur la rue, et que, d’ailleurs, les parents du maître ne possédaient point, n’est pas différent des autres maisons, bourgeoises et cossues, qui bordent la Bonngasse. Un couloir assombri ouvre sur une cour tapissée de lierre, bornée par un petit jardin que de hauts murs étreignent; et dans cette cour, baignée d’un jour avare, une humble bâtisse flanque la première, dressant son étage surmonté de mansardes. Le logis est branlant, vieillot, décrépit, les poutres disjointes en font une masure, et n’étaient une treille, qui étale ses pampres, et les rideaux blancs souriant aux fenêtres, une infinie tristesse en émanerait. C’est ce modeste asile qu’habitaient les Beethoven. Le grand-père du maître, troisième de douze enfants, avait quitté Anvers, où vivait sa famille, pour tenter la fortune, et s’était fixé à la Cour de Bonn, auprès de l’Électeur, en qualité de musicien. Ses fonctions lui valaient quatre cents florins chaque année, somme considérable pour l’époque; mais il mourut sans que son fils héritât de sa charge, l’Électeur quitta Bonn, et son successeur, économe, laissa longtemps sans rémunération les services de Jean Van Beethoven, ténor de sa chapelle. Ce Jean Van Beethoven, le père du maître, paresseux, querelleur, ivrogne fieffé, était peu désigné pour porter un tel titre. Il avait épousé une paysanne, fille du cuisinier de l’Électeur de Trèves, ménagère accomplie, qu’il battait comme plâtre quand il rentrait ivre, et qui lui donna sept enfants. Louis Van Beethoven était le second; il naquit vraisemblablement – car cette date est contestée – le 16 décembre 1770.

Dans la cour humide de la vieille maison, mieux que dans les récits des historiographes, il est facile de comprendre quelle enfance triste a vécue le maître. Dès l’âge de quatre ans, son père l’enfermait pendant de longues heures, exigeant un travail au-dessus de ses forces, usant de violence pour obtenir de lui qu’il apprit ses notes, le brutalisant, le privant même de nourriture. Il y a des méthodes qui déconcertent. Les progrès de l’enfant furent si rapides que, bientôt, son père dût lui donner un maître plus à même de le guider, et ce maître fut Tobias Pfeiffer, musicien ambulant, excellent artiste et meilleur ivrogne, qui torturait Beethoven plus encore que son père. Cet apprentissage douloureux de la vie, l’enfant le subit de longues années, tour à tour en proie à la brutalité des siens et aux affres de la misère. Car, criblé de dettes et perdu de vices, son père se dégradait chaque jour davantage. En 1787, quand il perdit sa femme, Jean Van Beethoven était tombé si bas, que son fils, devenu chef de la famille, dût solliciter de toucher lui-même la pension paternelle, afin de subvenir aux besoins des siens.

C’est dans ce milieu misérable, entre sa mère lasse de trop de larmes, ses frères abandonnés aux soins précaires des voisins, et son père toujours ivre, que Beethoven sentit croître son génie. Brisant l’étroit dessein qu’avait formé son père de faire de lui un enfant prodige qu’il pourrait exhiber moyennant finances, il donna bientôt des gages éclatants de sa future gloire. À onze ans et demi, il suppléait Neefe, organiste de la cathédrale, et publiait neuf variations écrites pour piano sur un motif de marche. Puis il assumait la tâche pénible de conduire les répétitions au théâtre de la Cour.

À treize ans, paraissaient trois de ses sonates, dédiées à l’Électeur de Cologne, qui, pour reconnaître ses efforts, le promut second organiste, mais sans traitement. Ses historiens content qu’il était d’humeur triste et mélancolique, et que, tout enfant même, nul ne le vit jouer avec les gamins de son âge. On conçoit sans peine que le dur calvaire qu’il lui fallut gravir dès qu’il put penser ait marqué son esprit d’une ineffaçable empreinte. Il marchait lentement, les épaules courbées, les cheveux en broussaille, prisonnier déjà de ses rêves splendides, cherchant en dehors de la réalité, dure et impitoyable, les joies sereines dont avait faim son âme. C’est à dix-sept ans, pour la première fois, qu’il se rendit à Vienne et connut Mozart. Le maître, vieilli, le prit en amitié, lui prédisant, s’il voulait travailler, les destinées les plus hautaines; mais cet heureux voyage s’acheva trop vite. La mère de Beethoven agonisait à Bonn; son fils dut revenir pour connaître encore les heures douloureuses, et sauver les siens d’une affreuse détresse. Ce n’est qu’à vingt-deux ans, quand mourut son père, que, surmontant ses embarras d’argent, il put assurer la vie de ses frères et se rendre à Vienne, où son puissant génie allait s’épanouir. Et jamais, depuis, il ne revint à Bonn.

Ces souvenirs hantent le visiteur, quand, franchissant le seuil de la maison, il gravit l’escalier aux marches branlantes. Le premier étage offre simplement à la curiosité un salon modeste et trois petites chambres dépourvues de meubles. Pour satisfaire son vice, le père du héros faisait argent de tout, et nous lui devons ces pièces dénudées où la hantise seule du passé subsiste. Peut-être vaut-il mieux qu’il en soit ainsi. Une infinie tristesse, peu à peu, vous gagne, et entre ces murs vides, mangés de poussière, la vie douloureuse du maître se précise. Une seule chambre au premier étage contient quelques objets qui lui appartinrent, et, par une ironie pénible, dans une vitrine, soigneusement rangés, ce sont les cornets acoustiques dont usait Beethoven quand il devint sourd. Là où son enfance s’est écoulée, sombre et douloureuse, se dressent aujourd’hui les témoins muets du cruel martyre qu’il subit étant homme, comme si le destin voulait rappeler de quelles souffrances il paya sa gloire.

Au second étage se trouvent les combles. De grosses solives supportent le toit; le jour entre avec peine par les lucarnes, de suite, une chambre attire l’attention. Elle a tout au plus huit mètres carrés; un homme de haute taille devrait se baisser pour ne pas heurter les poutres du plafond qui écrase la pièce, une fenêtre mansardée péniblement l’éclaire : c’est ici l’étable où naquit le dieu. Triste, froide, austère, sombre, misérable, elle est aujourd’hui telle que jadis; mais tous les objets en furent dispersés, et, comme dans un temple, seul, un buste du dieu, sur un fût de colonne, exhausse son front tourmenté, paraissant poursuivre un rêve inachevé. Rien ne vient troubler sa pieuse solitude. Des lauriers épars jonchent le plancher; par la fenêtre ouverte, un rayon de soleil à ses pieds s’écrase, et les voix de la vie, ces voix qu’il aimait tant, bruissements du vent dans les feuillages, chant des cloches et chant des oiseaux, frémissement lointain du geste des hommes, s’en viennent bercer son éternel sommeil. Cette chambre étroite qui paraît un tombeau, son souvenir l’anime, le peuple de fantômes, et tout ce qui fut son immortel génie, toute la vie que ses mains fortes pétrirent divinement pour la joie des hommes, déferle en cette cage, en repousse les murs, pour ne plus laisser voir que son front surhumain inondé de lumière. Ah! l’étrange émotion qui vous étreint alors! Ses admirateurs ont compris que rien au monde ne serait assez beau pour honorer dignement sa mémoire; ils n’ont laissé là, parmi cette misère, respectant la noblesse des murs dénudés, que le buste du dieu et quelques lauriers, tout son génie dans un regard.

On s’arrache avec peine à ce poignant spectacle. Dans les pièces voisines, des visages d’amis, figés sur les toiles, vous jettent au passage un regard atone; quelques manuscrits ornent une vitrine; dans une autre se trouvent des notes hâtives que le maître jetait au hasard de l’inspiration, et parmi lesquelles on distingue encore, sous les traits de crayon que le temps effaça, le célèbre Credo de la Messe Solennelle et un court fragment de la Sonate au clair de lune. Une large porte, percée dans le mur, donne accès au grand bâtiment qui borde la Bonngasse et que n’habitait pas la famille Van Beethoven. Dans une vaste pièce, gaie, propre, bien éclairée, les admirateurs du maître ont exposé tous les souvenirs qu’ils purent recueillir. Voici les instruments qu’il affectionnait : un alto, des violons, un petit clavecin, et son large piano aux touches jaunies, usées par le labeur, devant lequel hélas ! sa surdité précoce ne lui permit pas de s’asseoir longtemps. Quelques portraits sont accrochés aux murs, des objets familiers remplissent une vitrine; voici le fameux masque moulé de son vivant, et que la gravure a popularisé. Au milieu de la pièce, drapé de velours sombre, son masque de mort frissonne étrangement; mais ce n’est pas là une image fidèle. Le sculpteur Danhauser le modela sur le cadavre après l’autopsie, et comme les docteurs avaient dû trancher les muscles temporaux, rien ne soutenait plus la mâchoire inférieure et la face du maître était altérée. Tel quel cependant, ce masque est effrayant, avec son nez pincé et ses tempes creuses, qui font saillir le front énorme; sa face ravagée où persiste l’empreinte d’une vie de luttes; masque douloureux, frémissant, tourmenté, que n’a pas apaisé le calme de la mort. Les disciples du maître l’ont presque profané; trop de velours le drape – et chose impardonnable et qui prête à sourire –, une couronne en filigrane, ornée de perles fausses, ceint le front génial du compositeur. Celui qui dédaigna les grands de ce monde, et qui méprisa toute vanité, n’a pas mérité cette suprême injure d’un tortil lauré piqué de fausses perles…

La visite achevée, c’est le souvenir de l’humble mansarde qui plus profondément se grave en la mémoire. Mieux que dans les masques et les portraits, mieux que dans les objets qu’ont touchés ses mains, la pensée du maître y reste familière. Il semblerait qu’après avoir pétri des mondes, après avoir gravi de si hautains sommets que nul après lui n’en a revu les cimes, l’âme du dieu, désabusée des gloires, s’en revienne errer, mélancolique et lasse, dans la soupente désolée où il a répandu ses premières larmes.




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