La communauté

Guy Taillefer
La disparition des communautés naturelles, la dépersonnalisation de l'homme par la technique est particulièrement évidente dans les villes. En s'appuyant sur le philosophe français Emmanuël Mounier et sur l'urbaniste américain Lewis Mumford, l'auteur montre qu'en mettant l'accent sur la personne et sur le quartier, on peut redonner un caractère humain à l'individu et à la mégalopole.

Personnalisme et urbanisme

Les philosophies occidentales invitent généralement l'homme à lutter. Le personnalisme ne fait pas exception. Il veut dominer, donc aimer la nature et déclare l'adhésion de la personne à sa communauté, moyen essentiel pour parvenir à sa liberté.

L'urbaniste, disciple des conditions organiques de développement régional, cherche dans les villes à population limitée, qu'il conçoit, à encourager les hommes et les femmes à se parler, à se rejoindre, à échanger des idées, somme toute, à participer personnellement à la réalisation du monde en se sentant, avant tout, appartenir à leur communauté.

Personnalisme et conception organique de la société vont de pair. Tous deux tendent à équilibrer la subjectivité et l'objectivité de l'homme.


Société de masse: la personne cède sa place à l'individu

Tant et tant d'amour caché, repoussé derrière le gris déshumanisant des gratte-ciel rigoureusement marqués de cannelures grimpant, sans rencontrer d'obstacles, jusqu'à leur toit.

Un curieux handicap nous retient de refermer sur lui nos bras. Ce serait l'occasion, pour un instant, de le mieux comprendre avant qu'il se mette à fuir à nouveau.

Dans un souffle, on le chante, on l'appelle, on le crie. Très fort. Il est bien là, tout près, à la portée de la main, dans le coeur. Cependant, dans l'air irrespirable, la saisissable angoisse de l'amour insaisissable, lointain, invisible, impossible et étranger nous empoigne l'âme et l'étouffe tranquillement.

La rectitude des édifices (leur froideur aussi!) et des rues (leur façon de ne mener qu'à la maison, au bureau, à l'école ou au magasin ... ) témoigne infailliblement de la linéarité des consciences sur lesquelles la société industrielle est arrivée à imposer une norme en tout, hors de laquelle il n'y a que mal et perdition.

Par quelque étrange détour, la société capitaliste du vingtième siècle réalise partiellement la passion égalitaire du socialiste Proudhon: hommes standardisés dans un monde qui n'admet pas même les inégalités les plus fondamentales et les plus naturelles entre ses habitants.1 Le personnaliste Emmanuel Mounier écrit:

«L'homme est seul à inventer des outils, puis à les lier en un système de machines qui façonne un corps collectif à l'humanité. Les hommes du vingtième siècle sont affolés de ce corps nouveau et tout-puissant qu'ils se constituent. Il est vrai que la puissance d'attraction de la machine est effrayante: rompant les contacts humains, elle peut faire oublier plus qu'aucune autre force les hommes qu'elle met en jeu, que parfois elle écrase: parfaitement objective, tout entière explicable, elle déshabitue de l'intimité, du secret, de l'inexprimable2... l'individu se sent de moins en moins maître de son milieu, qui de son côté se développe et s'organise comme en dehors de lui, à une vitesse accélérée.»3

Ivan Illich déclare de son côté: «La crise (planétaire) s'enracine dans l'échec de l'entreprise moderne, à savoir la substitution de la machine à l'homme. [...] La prise de l'homme sur l'outil s'est transformée en prise de l'outil sur l'homme.»4

On dit de l'homme qu'il a déserté la vie. C'est plutôt que, à son insu, on l'en a arraché. Naïf et crédule, il s'est laissé séduire par un développement scientifique chargé de belles promesses, selon lesquelles l'homme allait bientôt régler tous les problèmes, accéder à une plus grande liberté, la machine prenant le rôle de l'esclave.

L'âme engourdie, la personne est dépassée. Et son besoin intrinsèque de lutter est canalisé par le faux mouvement qu'est le rythme effréné qu'adopte la société industrielle.

Ni plus ni moins qu'entassés dans les villes, les hommes sont devenus des masses grégaires, amputés d'un légitime sentiment d'appartenance (appartenance étant maîtrise5) et laissant à quelques-uns le soin d'orienter le monde; un monde auquel ils ne participent plus, auquel ils ne savent plus participer. Les timides soubresauts qui les font parfois descendre dans la rue, pancarte à la main, sont plus symptômes d'un profond malaise inhérent à notre société dénaturée qu'expression de la créativité de la personne. Il s'agit d'un monde qui s'est retourné contre ses créateurs.

L'État libéral, livrant «la condition concrète des masses urbaines à la servitude sociale, économique et bientôt politique»6, favorise l'idée d'individu qui ne va pas sans une espèce d'isolement.

Une sorte d'instinct pousse l'homme à voir les autres menacer sa liberté et il se sent saisi de l'inextricable besoin «de posséder et de soumettre». L'individu est repli sur soi: réagissant à la peur maladive de s'ouvrir sur le monde, il se sclérose et se cristallise.

«L'individualisme est un système de moeurs, de sentiments, d'idées et d'institutions qui organisent l'individu sur ces attitudes d'isolement et de défense.»7 «L'individualité s'oppose à l'état d'universalité que les choses ont dans l'esprit... L'individualité est le pôle matériel de l'homme. Le pôle spirituel, lui, concerne la personne véritable.»8

Aussi, compris seulement en tant que matière, l'être humain est outrageusement simplifié.

La critique du gigantisme social oppose ici une inquiétude salutaire à la folie de logique et de puissance qui pense les hommes par masses pour mieux les penser par matière ou instrument, pour mieux les nier comme personnes.9

Il ne faut cependant pas croire qu'il faille tuer l'individu car «le malheur est qu'en tuant l'individu, on tue aussi la personne».10 Il s'agit surtout de réaliser l'équilibre entre ces deux tendances d'une même réalité. Et cela, de la même façon que «l'homme est un corps au même titre qu'il est esprit, tout entier «corps» et tout entier «esprit». J'existe subjectivement, j'existe corporellement sont une même et seule expérience. Je suis exposé par lui (le corps), à moi-même, au monde, à autrui, c'est par lui que j'échappe à la solitude d'une pensée.»11 Le corps me jette dans la problématique du monde.

Pris en main dès sa plus tendre enfance, l'homme assiste actuellement à «un échec précoce du contrat avec la communauté, au cours d'une éducation trop brimée, fermée ou solitaire, ou au contraire trop libérale et complaisante».12 «Plus profondément encore, il (mouvement de défense sociale) exprime une rupture intime du sens de l'existence»13 où l'existence voit son élan d'accueil et de réceptivité transformé par un mouvement de terreur, d'alerte et de riposte.

Notre société est, pour employer les mots de Mounier, caractérisée par un mouvement de dépersonnalisation. Ce mouvement attaque la vie, rabat son élan, l'étale en espèces aux exemplaires indéfiniment répétés, fait dégénérer la découverte en automatismes, replie l'audace vitale sur des formations de sécurité d'où l'invention se retire, continue par inertie des mouvements qui se retournent ensuite contre leur but. Il détend enfin la vie sociale et la vie de l'esprit par les relâchements de l'habitude, de la routine, de l'idée générale, du bavardage quotidien...14


Être, aimer, lutter ...

Or, la qualité communautaire d'une collectivité exige tout autant un mouvement de personnalisation où la personne est ouverture sur le monde, détachement d'elle-même, don de soi, compréhension, fidélité, prise en charge de son propre destin.

La force vive de l'élan personnel n'est ni la revendication (individualisme petit-bourgeois), ni la lutte à mort (existentialisme), mais la générosité ou la gratuité, c'est-à-dire à la limite le don sans mesure et sans espoir de retour.15

Cela comporte une dimension philosophique qui ne s'organise pas dans notre monde de cités tentaculaires sans la prise de conscience d'une condition de vie caractérisée par l'anonymat: «On pourrait presque dire que je n'existe que dans la mesure où j'existe pour autrui, et, à la limite: être, c'est aimer.»16

Cette propulsion de la personne hors d'elle-même lui permet de se définir, de se situer. Jacques Maritain n'affirme-t-il pas que pour aller à la découverte philosophique de la personnalité, «il faut que le meilleur chemin soit de considérer la relation de la personnalité et de l'amour».17 Il s'agit bien de «se rendre vrai soi-même»,18 de communier avec autrui, d'être tout entier unique et unifié dans un monde que l'on pénètre librement, courant le risque de se perdre, et le courant effrontément parce qu'il est clair que «chacun n'a sa vérité que relié à tous les autres»19 et que «la personne ne se libère qu'en libérant».20

La personne, se purifiant sans cesse de l'individu qui est en elle, y arrive en se faisant «disponible» et par là plus transparente à elle-même et à autrui. «Les autres personnes ne la limitent pas, elles la font être et croître.»21 La personne, ainsi donc, alimente une certaine fidélité; non pas une fidélité qui retourne à l'habitude et qui enlise, mais plutôt celle qui stimule la créativité, mouvement de participation à la communauté.

Cette dernière n'existe pas sans l'existence d'un sentiment d'intimité où le lien humain est soutenu par une histoire et des traditions locales. Mais plus profondément, «la personne en tant que personne demande à servir la communauté et le bien commun librement, et en tendant à sa propre plénitude en se dépassant elle-même et en dépassant la communauté dans son mouvement vers le Tout Transcendant».22

À la fois être-dans-le-monde et être-supérieur-au-monde, le croyant (somme toute, l'homme engagé) n'est ni un moi purement subjectif ni une raison impersonnelle mais un sujet concret, une conscience qui progresse dans la vérité en y participant.23

«L'homme n'est pleinement homme que dans et par sa communauté avec les autres hommes».24 On se réalise soi-même dans sa communauté à travers une oeuvre commune, l'oeuvre commune inclut la participation toute quotidienne à la vie des hommes et des femmes d'une même collectivité, réunis autour d'une église, par exemple). «C'est en accomplissant une oeuvre ensemble que les hommes entrent en communauté les uns avec les autres.»25 Le rapport interpersonnel n'en est tout de même pas moins une «provocation réciproque».26 Il ne s'agit pas d'un état linéaire, facile à soutenir et à alimenter.

«L'amour est lutte. »26 Et, par là, quête de l'équilibre, toujours à recommencer, toujours à refaire, de «la négation et de l'affirmation successive de soi» qui représente le «rythme fondamental» de la personne.

«... l'existence personnelle est toujours disputée entre un mouvement d'extériorisation et un mouvement d'intériorisation qui lui sont tous les deux essentiels et qui tous deux peuvent soit l'enkyster soit la dissiper.»27


C'est le rôle de la communauté d'alimenter ce mouvement alternatif.

«On ne se possède pas immobile.»28 L'homme est mouvement, mouvement combattant. D'où l'engagement (l'abstention d'ailleurs est illusoire) ou, ce que Jean Lacroix appelle la croyance: il s'agit d'une adhésion au réel, «d'une compénétration du sujet et de l'objet où le sujet conserve la conscience de sa suprématie». «La croyance est rencontre: elle est rencontre de l'homme avec la vérité comme avec les autres hommes. Pour le croyant, la personne et l'humanité restent encore à réaliser; et il n'imagine pas trouver la vérité sans que les autres y participent aussi dans une relation d'égalité.»29

Cette recherche de l'homme bousculé est sans cesse stimulée par le doute (continuelle remise en question), à la fois moteur de la lutte et garde-fou prévenant des pièges de l'aliénation, de l'uniformisation et de la standardisation. «... ce doute, c'est le pouvoir de négativité de l'esprit qui permet une affirmation médiate et réfléchie, c'est-à-dire personnelle».30 Le doute permet ainsi à la personne de «s'édifier dans le choix».

Il est également question de liberté, la «situation d'un sujet non-contraint par l'objet».31

Ainsi, pour l'homme marxiste, sa liberté est la lutte même contre la nature, son environnement physique. Se créant, se produisant, se réalisant par le travail, il tend à posséder la nature. «En humanisant la nature, le travailleur devient plus homme, et en devenant plus homme, il devient davantage un avec l'humanité tout entière et conquiert son être objectif: le labeur du prolétaire humanise l'univers matériel qui l'universalise en retour.»32 Cette humanisation est «une création continue, une libération» d'où l'homme extrait, à mesure qu'il domine l'univers, l'aliénation qu'il a subie aussi longtemps qu'il a refusé de s'engager.

Jean Lacroix écrit:

«C'est que la liberté véritable n'est point pour le communiste de refus et d'opposition, mais d'adhésion. Être libre, c'est réaliser pleinement une personnalité qui est essentiellement communautaire, qui n'existe que dans sa totale réciprocité avec les autres».33

Là où le marxisme parle d'humanisation de la nature, le personnalisme parle aussi de personnalisation de la nature. «La personne se retourne vers elle pour la transformer et lui imposer progressivement la souveraineté d'un univers personnel».34 C'est l'occasion pour la personne maîtrisant la nature, voyant le monde «s'annexer à sa chair et à son destin»,35 de créer dans un «rapport dialectique d'échange et d'ascension».36

Le personnalisme exhorte à l'action. Ce qui n'agit pas, n'est pas, déclare Mounier. L'action a son caractère collectif: liés entre eux par une même terre, une même foi, un même travail, il va de soi que l'effort des hommes vers quelque vérité doit être personnel et communautaire.

Or, «l'éducation que l'on distribue aujourd'hui prépare on ne peut plus mal à cette culture de l'action. L'université distribue un savoir formaliste qui pousse au dogmatisme idéologique ou par réaction à l'ironie stérile.»37 Pourtant, «quel est le but de l'éducation des enfants: il n'est pas de faire, mais d'éveiller des personnes».38

Diluée dans le flot puissant et dévastateur de la mégalopolis, cette anti-cité qui nie la complexité et la variété, la personne est dépouillée d'un nécessaire sentiment d'appartenance, n'arrive pas à communiquer son amour (celui-là même dissimulé derrière le gris ennemi des villes modernes ... ) et, seule, surmonte avec peine les obstacles.


Organicité

La conception organique de la société lie l'un à l'autre la communauté, dont les membres sont véritables participants au développement d'un monde «à hauteur d'homme», et les possibilités techniques de communication du vingtième siècle. Elle appelle un retour à certaines limites, le respect d'un passé débordant de leçons, sans pour cela prôner un plan réactionnaire de développement urbain où il serait, par exemple, question de retourner à la chandelle pour ne pas épuiser les ressources énergétiques.

Apparemment bien loin d'être un poème, la cité organique n'éprouve pas moins une certaine nostalgie de la cité grecque et de son agora où les habitants d'une ville aux dimensions contrôlées se rencontraient pour échanger des idées ou tout simplement se dire bonjour.

La grande ville du vingtième siècle, celle qui s'engraisse inlassablement des banlieues qui l'environnent, repoussant toujours plus loin l'aura de la campagne (puisque systématiquement exclue de la ville), abrutit, rend anonymes ses citadins, étant donné son surpeuplement, élevant un mur toujours plus infranchissable entre chacun d'eux. La cité moderne ne respecte pas l'organicité fondamentale du monde, c'est-à-dire «les divers caractères par lesquels l'organisme vivant manifeste sa présence dans le monde».39 L'organisme est un tout, bien sûr, qui s'exprime à travers différents moyens, différents «attributs» qui, eux, cohabitent. La cité organique veut appliquer cette conception au développement urbain. La ville actuelle, la mégalopolis de Gottmann, a peut-être momentanément nivelé la diversité des hommes, des communautés, et leur originalité, il n'en reste pas moins qu'ils ne sont pas absolument uniformisés. Le vingtième siècle a sans doute endormi l'élan créatif de la personne, il ne l'a pas tué.

Parmi les exigences de la cité organique (qui s'élabore sur un profond respect de la petite communauté), on retrouve la nécessité de réduire la population des villes, en en créant de nouvelles plutôt qu'en étendant celles déjà existantes.

À l'intérieur des villes, le principe organique exige la restauration de la vie de quartier, unité communautaire historique:

«Vivre les uns près des autres, partager le même espace est la manière primitive de nouer les liens sociaux, vivre au regard des voisins constitue la forme la plus simple des relations humaines. Les quartiers sont composés d'habitants qui, du fait de leur naissance ou parce qu'ils ont choisi cette résidence, vont pénétrer dans une vie commune. La proximité de leurs demeures les rend conscients les uns des autres: ils se voient, ils se connaissent. Ces relations de voisinage pour être réelles, ne comportent cependant rien d'obligatoire et n'offrent rien de profond: un salut, un mot amical, un visage que l'on a reconnu, un nom que l'on a prononcé. Il n'en faut pas plus pour procurer la sensation de faire part d'un tout.

...un quartier n'est pas seulement une réunion d'immeubles, c'est un tissu de relations sociales, un milieu où s'épanouissent des sentiments et des sympathies».40

Avec les grandes villes, disparut ce concept de quartier, la cité formant dès lors un tout par elle seule. Cependant bon nombre d'urbanistes, dont Clarence Perry, rétablirent rapidement «l'idée de reprendre la délimitation et le plan de la cité sur le principe du quartier».41

Être d'un quartier, c'est se sentir appartenir à une communauté locale et s'intégrer socialement; c'est se sentir échapper à l'anonymat et à la solitude de la grande ville.

Le quartier, qui circonscrit une communauté d'hommes et de femmes (dans la mesure, bien sûr, où ils s'y sentent appartenir), tend à se suffire à lui-même. Répondant aux besoins premiers de sa population (épicerie, bibliothèque, église, cinéma, école, espaces verts, travail) il évite le dispersement et, par conséquent, un sentiment de petitesse et d'inutilité. Il invite à la participation et à l'amour. Le quartier valorise la personne. Il va donc sans dire que pour définir un quartier et lui donner une forme, il faut d'abord établir la limite supérieure de sa croissance (démographique) et de son extension.

New York, à la fin des années vingt, appliqua à Radburn la conception du quartier autosuffisant et toléra un maximum de dix mille habitants. New York ne permit pas alors aux routes à grande circulation d'entrer dans la ville.

La prolifération des automobiles a substitué aux facilités d'installation la facilité de mouvement. La ville s'affirmant comme un tout, on a cru la multiplication des routes nécessaire. Erreur. Montréal est un excellent exemple de la «religion de l'automobile». Lewis Mumford affirme, en faisant allusion à l'organisme humain: «Les constructeurs de grandes routes gagnent à comprendre que ces artères ne doivent pas s'infiltrer dans le tissu délicat des cités; le sang qui circule doit pénétrer dans un réseau compliqué de petits vaisseaux et de capillaires».42

New York donnait ainsi la priorité aux piétons qui, sans devoir parcourir de bien grandes distances pour répondre à leurs besoins domestiques et culturels, circulaient «autour d'une pelouse centrale qui, par sa position même, favorise les rencontres et les connaissances ».43

Ceinture verte, pelouses, parcs, rues, bâtiments, automobiles font bel et bien partie de la dialectique ville/campagne. Dans le plus grand intérêt de la vie communautaire, il faut chercher à concilier ces deux antinomies apparentes. Car, en réalité, «la ville et la campagne sont une chose, non pas deux».44

La grande ville telle que nous la connaissons nie la «nécessité biologique des espaces verts», c'est-à-dire le respect d'une certaine liberté de mouvement, le droit au soleil et à l'air pur. Elle ne reconnaît pas plus aux pelouses et aux arbres (qui représentent une ouverture sur la campagne) une fonction sociale:

... l'homme a autant besoin de solitude que de société. Le rôle social de l'espace libre est, en grande partie, de «rester libre», soustrait à l'envahissement de ceux qui cherchent à se divertir.45

Non seulement la ceinture verte doit-elle assouvir les exigences personnelles en prévoyant des sentiers, des terrains de pique-nique et, si possible, des lacs, mais doit aussi «empêcher la fusion d'un quartier urbain à un autre». Céder sur ce point, c'est attaquer le principe organique et donc risquer de tomber à nouveau dans le piège des villes anonymes.

Si, d'une part, les cités modernes ont avantage à favoriser les espaces verts, les banlieues, d'autre part, doivent convertir quelques-uns de leurs «espaces biologiques» en «espaces sociaux» (lieux de rencontre) s'ils veulent faire preuve d'un peu plus d'autonomie concernant leur vie de communauté.

La conception organique de l'urbanisme à un niveau régional plus grand appelle la création de villes nouvelles et la transformation des actuelles banlieues-dortoirs dans le but de décongestionner les grandes villes.

La grande unité doit être rétablie à l'échelle de la région, non d'une région métropolitaine dominée par un centre unique et continu, mais d'un cadre régional capable d'embrasser des cités de dimensions différentes. Celles-ci comporteraient un centre métropolitain et accorderaient à chaque unité urbaine les avantages de l'ensemble. Pour créer ce système plus vaste, il faut commencer par réorganiser les petites unités.46

Ebenezer Howard, inventeur mécanicien du début du vingtième siècle, imagina la «cité-jardin» que des urbanistes de l'ère post-deuxième guerre mondiale allaient concrétiser en fondant les New Towns britanniques construites à partir «d'unités de voisinage» regroupant un nombre de personnes variant entre quatre mille et six mille habitants.47 Limitée en surface et en population, la cité-jardin d'Howard, où il a cherché à réconcilier ville et campagne, s'opposait à l'isolement:

Il savait qu'une communauté de trente mille habitants ne peut satisfaire les besoins sociaux et culturels de notre époque, et que l'éventail des occasions économiques y est insuffisant. Il ne mésestimait pas les ressources offertes par les grandes capitales, mais suspectait la métropole de les faire payer trop cher ... il entrevoyait une organisation supérieure: une sorte de métropole du travail sans intervention des syndicats, groupant autour d'elle dix communautés reliées par des transports publics rapides et dont la population totale était de l'ordre de trois cent cinquante mille âmes.48

Sur une base régionale, le développement urbain selon le principe organique joue le rôle de la métropole sans rien lui enlever de ses possibilités scientifiques. Au contraire, la multiplication des villes à population restreinte retient de franchir des limites intolérables d'expansion en réduisant les chances d'abus.

L'urbanisme organique exige une décentralisation de la mainmise des métropoles sur l'économie, la culture et les hommes au profit des communautés de tout genre. «...c'est en décentralisant, en confiant le plus grand nombre possible d'activités à des unités régionales que les «facilités» centralisées seront préservées de l'entassement et de la congestion qui les rendraient inutilisables.»49 Tout le monde ne s'en trouvera que mieux.

Selon Mumford, au plan politique, la conception organique rétablit la démocratie:

Dans tous les sens du terme, la démocratie commence et finit dans les communautés assez petites pour que ses membres puissent s'entendre face à face. Sans ces unités capables d'actions indépendantes et autonomes, le gouvernement central le mieux conçu, celui de l'État ou du gouvernement fédéral, est partiellement orienté: indifférent à la critique, il repousse toute objection et possède une autorité dictatoriale.50


La cité invisible

La cité invisible de Lewis Mumford, fruit du développement organique des villes et de la région, inclut dans sa définition première le pôle spirituel de l'homme. L'inexprimable y reprend sa place.

Conçue de cités visibles, communautés à l'échelle de la personne, la cité invisible, véritable cité régionale, optimise la décentralisation des pouvoirs de la métropole au grand avantage des communautés locales. Mumford utilise l'exemple du système compensateur de distribution électrique composé d'une multitude de centrales, grandes et petites, disposant d'une certaine autonomie, servant chacune un secteur donné, et qui, réunies, forment un ensemble puissant capable de subvenir à un secteur défaillant. La chose fut observée, sur le plan culturel, en France et en Angleterre.51

Mumford est optimiste. Témoin du timide établissement de la «nouvelle cité régionale, visible et invisible», il ne reconnaît pas moins la nécessité «d'une réforme complète des méthodes, des fonctions et des objectifs et d'une répartition des populations plus favorables à des rapports conçus sur une base de réciprocité et à l'autonomie des organismes locaux».52


La cité conviviale

À l'instar de Lewis Mumford, Ivan Illich exhorte à la reconstruction: la reconstruction conviviale.

«La solution de la crise exige une radicale volte-face: ce n'est qu'en renversant la Structure Profonde qui règle le rapport de l'homme à l'outil que nous pourrons nous donner des outils justes. L'outil juste répond à trois exigences: il est générateur d'efficience sans dégrader l'autonomie personnelle, il ne suscite ni esclaves ni maîtres, il élargit le rayon d'action personnel».53

On dira d'une société qu'elle est conviviale dans la mesure où l'homme, intégré à une communauté contrôlera l'outil. « ...un nouveau système de production doit retrouver la dimension personnelle et communautaire.» La convivialité veut que soit respectée la partie créatrice de la personne; réclamer «la liberté de façonner les Objets», c'est s'opposer radicalement à la productivité industrielle.

Ivan Illich décrit certains seuils en-dessous desquels l'outil, «conducteur de sens» entre l'homme et le monde, demeure convivial. Certains de ces seuils ont été franchis, provoquant ainsi la surabondance, la surpopulation, la dépersonnalisation, somme toute, la prise de l'outil sur l'homme.

Il importe de se désillusionner: les médecins institutionnalisant la maladie, créent la dépendance en faisant croire à l'homme qu'il ne peut se soigner lui-même; les bâtisseurs, appuyés par l'État, grands maîtres de la construction, ont «ôté à l'homme la faculté de construire sa propre maison»,54 celle qu'il habitera et qui devrait être l'expression de sa personnalité la plus profonde.

Se soigner soi-même et soigner les autres, bâtir sa maison, c'est développer un sentiment d'appartenance à son environnement et d'amour pour son prochain. Nier ces droits, c'est nier la communauté.

Les préoccupations personnelles et communautaires d'Ivan Illich débouchent inévitablement sur la nécessité d'un développement organique, imprégné d'un respect du passé et de l'homme, «être fragile» qui, «soumis à un changement démesuré, perd sa qualité d'homme».55


Conclusion

Tout exige une longue maturation. Rien n'éclate sans raison et la soumission de certains aux aléas de la vie relève d'un fatalisme dénaturé. Il faut laisser mûrir l'homme longtemps et il faut vieillir auprès de lui pour le bien comprendre.

L'homme est d'autant plus difficile à saisir qu'il doit sans cesse tout remettre en question. Le monde le serre de près: la personne ressent le besoin «d'adhérer» mais est rapidement confrontée au risque de s'enliser, d'où la nécessité de dire non et de se secouer. Deux abus opposés mènent à d'identiques conséquences: «je me perds en fuyant le monde, je me perds aussi en m'y livrant».56

À la poursuite d'un équilibre apparemment fragile, l'homme le solidifie dans son rapport au temps et, par conséquent, à l'éternité. La communauté, «collection d'individus dont l'existence des uns se déroule en face de celle des autres »,57 s'inscrit, elle aussi, dans le temps et dans l'éternité.

Exiger de l'architecte, ou même d'une seule génération, une image urbaine clairement frappée, c'est méconnaître la nature cumulative de la cité. Elle n'a pas seulement besoin du temps d'une existence, mais de celui de nombreuses collectivités. La cité ne peut remplir son rôle comme objet spatial, immuable et extérieur au temps... La conception courante de la cité comme réservoir disponible la valeur la plus valable des fonctions de la cité: une sorte de mémoire sociale.58

Cette mémoire de la cité a besoin d'être alimentée; d'abord par ses habitants qui la portent dans leur coeur; ensuite à l'aide d'institutions qui ne cherchent pas à l'anéantir.

Lewis Mumford, personnage systématique, déclare: «Impossible de dominer les automatismes destructeurs du sommet, si l'on ne commence pas par les petites unités en leur rendant vie et initiative: à la personne, être humain responsable; au quartier, organe primitif de la vie sociale. La cité sera la personnification organique de la vie publique, en équilibre écologique avec les autres cités, grandes ou petites, à l'intérieur de la région.»59


Notes
1 LACROIX, Jean, Marxisme, existentialisme, personnalisme, Paris, P.U.F., 1971, p. 38
2 MOUNIER, Emmanuel, Le personnalisme, Paris, P.U.F., «Que sais je?», 1971, p. 32-33.
3 Ibid., p. 66.
4 ILLICH, Ivan, La convivialité, Paris, Éd. du Seuil, «Points», 1973, p. 26.
5 MOUNIER, E., op. cit., p. 30.
6 Ibid., p. 15.
7 Ibid., p. 37.
8 MARITAIN, Jacques, La personne et le bien commun, Paris, Desclée de Brouwer, 1947, p. 28.
9 MOUNIER, E., op. cit., p. 44.
10 MARITAIN, J., op. cit., p. 38.
11 MOUNIER, E., op. cit., p. 28.
12 Ibid., p. 66.
13 Ibid., p. 67.
14 Ibid., p. 24.
15 MOUNIER, E., op. cit., p. 40.
16 Ibid., p. 39.
17 MARITAIN, J., op. cit., p. 31-32.
18 LACROIX, J., op. cit., p. 58.
19 MOUNIER, E., op. cit., p. 17.
20 Ibid., p. 30,
21 Ibid., p. 38.
22 LACROIX, J., op. cit., p. 69-69.
23 Ibid., p. 110.
24 Ibid., p. 24.
25 Ibid., p. 28.
26 MOUNIER, E., op. cit., p. 67.
27 Ibid., p. 6,1.
28 LACROIX, J. op. cit., p. 67.
29 LACROIX, J., op. cit., p. 121.
30 Ibid., p. 88
31 Ibid., p. 79.
32 Ibid., p. 29.
33 Ibid., p. 40.
34 MOUNIER, E., op. cit., p. 29.
35 Ibid., p. 30.
36 Idem.
37 Ibid., p. 114.
38 Ibid., p. 129.
39 PROULX, Jean, «Styles et formes du développement urbain», dans Critère, no 18, printemps 1977, p. 36.
40 MUMFORD, Lewis, Le déclin des villes, Paris, éd. France-empire, 1970, PP. 91, 249.
41 Ibid., p. 97.
42 MUMFORD, L., op. cit., p. 133.
43 Ibid., p. 100.
44 Ibid., p. 228.
45 Ibid., p. 122.
46 MUMFORD, L., op. cit., p. 189.
47 STAFFORD, Jean, «Les New Towns britanniques», dans Critère, no 17, printemps 1977, p. 100.
48 MUMFORD, L., op. cit., p. 200.
49 MUMFORD, L., op. cit., p. 103.
50 Ibid., p. 297.
51 MUMFORD, Lewis, La cité à travers l'histoire, Paris, éd. du Seuil, 1961, p. 703, 706.
52 MUMFORD, L., op. cit, p. 707.
53 ILLICH, I., op. cit., p. 27.
54 ILLICH, I., op. cit., p. 68.
55 Ibid., p. 113.
56 MOUNIER, E., op. cit., p. 65.
57 MUMFORD, L., Le déclin des villes, op. cit., p. 62.
58 MUMFORD, L., op. cit., p. 217-218.
59 Ibid., p. 275.



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