La beauté intérieure

Maurice Maeterlinck

Si l’on connaît Maurice Maeterlinck (1862-1949) le dramaturge (Pelléas et Mélisande, qui a inspiré l’opéra de Debussy), si l’auteur d’ouvrages sur la vie des insectes sociaux (abeilles, termites, fourmis) évoque encore des souvenirs de lecture à plusieurs, l’essayiste philosophique est généralement mésestimé. A tort. J’avais pensé, avant la mort du père Benoît Lacroix, proposer aux lecteurs de la Lettre de l’Agora le fort beau texte qui suit. J’entends aujourd’hui le dédier à sa mémoire. Car les thèmes qu’il évoque, la beauté des âmes, celle du monde, l’amour, la recherche de la perfection, ont habité, sa vie durant, la quête du dominicain québécois. La beauté intérieure, le père Lacroix, tous ceux qui l’ont connu en témoigneront, en était plus que tout autre gratifié. Mais ce qui restera surtout dans nos mémoires et dans nos coeurs, c’est que, jusqu’à sa dernière heure, il n’a eu de cesse de révéler à ceux qui croisaient sa route la vraie beauté qu’ils portaient en eux et que souvent ils refusaient ou étaient incapables de voir. « Il n'y a pas de beauté qui se perde. Il ne faut pas avoir peur d'en semer par les routes. Elles y demeureront des semaines, des années, mais elles ne se dissolvent pas plus que le diamant; et quelqu'un finira par passer, qui les verra briller, qui les ramassera et s'en ira heureux. » Voilà des mots de Maeterlinck, que Benoît Lacroix aurait assurément repris à son compte. (S.S.)

Il n'y a rien au monde qui soit plus avide de beauté, il n'y a rien au monde qui embellisse plus aisément qu'une âme. Il n'y a rien au monde qui s'élève plus naturellement et s'ennoblisse plus promptement. Il n'y a rien au monde qui obéisse plus scrupuleusement aux ordres purs et nobles qu'on lui donne. Il n'y a rien au monde qui subisse plus docilement l'empire d'une pensée plus haute que les autres. Aussi, bien peu d'âmes sur la terre résistent-elles à la domination d'une âme qui se laisse être belle.

On dirait vraiment que la beauté est l'aliment unique de notre âme; elle la cherche en tout lieu, et même dans la vie la plus basse, elle ne meurt pas de faim. C'est qu'il n'y a pas de beauté qui passe complètement inaperçue. Il se peut qu'elle ne passe jamais que dans l'inconscience, mais elle agit aussi puissamment dans la nuit qu'à la clarté du jour. Elle y procure une joie moins saisissable et c'est là la seule différence. Examinez les hommes les plus ordinaires, lorsqu'un peu de beauté vient frôler leurs ténèbres. Ils sont là, rassemblés n'importe où; et lorsqu'ils se trouvent réunis, sans qu'on sache pourquoi, il semble que leur premier soin soit de fermer d'abord les grandes portes de la vie. Chacun d'eux cependant, lorsqu'il était seul, a vécu plus d'une fois selon son âme. Il a aimé peut-être, il a souffert sans doute. Il a entendu, lui aussi, inévitablement « les sons de la contrée lointaine des splendeurs et des terreurs », et il a su bien des soirs s'incliner en silence devant des lois plus profondes que la mer. Mais quand ils sont ensemble, ils aiment à s'enivrer de choses basses. Ils ont je ne sais quelle peur étrange de la beauté, et plus ils sont nombreux, plus ils en ont peur, comme ils ont peur du silence ou d'une vérité trop pure. Et cela est si vrai, que s'il arrivait que l'un d'eux eût fait dans la journée une chose héroïque, il tâcherait de l'excuser en attribuant à son acte un mobile misérable, un mobile qu'il prendrait dans la région inférieure où ils sont réunis. Écoutez cependant : une parole haute et fière a été prononcée qui a rouvert en quelque sorte les sources de la vie. Une âme a osé se montrer un instant, telle qu'elle est dans l'amour, dans la douleur, devant la mort ou dans la solitude en présence des étoiles de la nuit. Il y a de l'inquiétude et les faces s'étonnent ou sourient. Mais n'avez-vous jamais senti, en ces moments, avec quelle force unanime toutes les âmes admirent, et comme la plus faible approuve indiciblement, au fond de sa prison, la parole qu'elle a reconnue semblable à elle-même? Elles revivent brusquement dans leur atmosphère primitive et normale, et si vous aviez les oreilles des anges, vous entendriez, j'en suis sûr, des applaudissements tout-puissants dans le royaume des lumières admirables, où elles vivent entre elles. Croyez-vous que si une parole analogue était prononcée chaque soir, les âmes les plus craintives ne s'enhardiraient pas, et que ces hommes ne vivraient pas plus véritablement ? Il ne faut même pas qu'une parole analogue revienne. Quelque chose de profond a eu lieu qui laissera des traces très profondes. L'âme qui a prononcé cette parole sera reconnue chaque soir par ses soeurs, et sa seule présence va mettre désormais je ne sais quoi d'auguste sous les propos les plus insignifiants. Il y a eu, en tout cas, un changement que l'on ne peut déterminer. Les choses inférieures n'auront plus la même force exclusive, et les âmes effrayées savent qu'il y a quelque part un refuge...

Il est certain que les relations naturelles et primitives d’âme à âme, sont des relations de beauté. La beauté est le seul langage de nos âmes. Elles n'en comprennent pas d'autres. Elles n'ont pas d’autre vie. Elles ne peuvent produire autre chose, elles ne peuvent pas s’intéresser à autre chose; et c'est pourquoi toute pensée, toute parole, tout acte, grand et beau, est immédiatement applaudi par l'âme la plus opprimée et la plus basse même, s'il est permis de dire qu'il y ait des âmes basses. Elle n'a pas d'organe qui la relie à un autre élément et elle ne peut juger que selon la beauté. Vous le voyez à chaque instant dans votre vie; et vous-même qui avez renié plus d'une fois la beauté, vous le savez aussi bien que ceux qui la cherchent sans cesse dans leur coeur. Si un jour vous avez profondément besoin d'un autre être, irez-vous à celui qui a souri d'un sourire misérable quand la beauté passait? Irez-vous à celui qui a souillé d'un hochement de tête un acte généreux ou simplement une tendance pure? Peut-être étiez-vous de ceux qui l'approuvèrent, mais dans ce moment grave où c'est la vérité qui frappe à votre porte, vous vous tournerez vers cet autre qui a su s'incliner et aimer. Votre âme avait jugé dans ses profondeurs, et c'est son jugement silencieux et infaillible qui, trente années après, peut-être, remonte à la surface et vous envoie vers une soeur qui est plus vous que tout vous-même, parce qu'elle a été plus près de la beauté. Il faut si peu de chose pour encourager la beauté dans une âme. Il faut si peu de chose pour réveiller les anges endormis. Il ne faut peut-être pas réveiller, il suffit simplement de ne pas endormir. Ce n'est peut-être pas s'élever, mais descendre, qui demande des efforts. Est-ce qu'il ne faut pas un effort pour ne songer qu'à des choses médiocres devant la mer ou en face de la nuit? Et quelle âme ne sait pas qu'elle est toujours devant la mer, et toujours en présence d'une nuit éternelle? Si nous avions moins peur de la beauté, nous arriverions à ne plus trouver autre chose dans la vie, car, en réalité, sous tout ce que l'on voit, il n'y a que cela qui existe. Toutes les âmes le savent, toutes les âmes sont prêtes, mais où sont celles qui ne cachent pas leur beauté? Il faut bien cependant que l'une d'elles « commence ». Pourquoi ne pas oser être celle qui commence? Toutes les autres sont là, avides autour de nous, comme des petits enfants devant un palais merveilleux. Ils se pressent sur le seuil, ils chuchotent, ils regardent par les fentes, mais n'osent pas pousser la porte. Ils attendent qu'une grande personne vienne ouvrir. Mais la grande personne ne passe presque jamais. Et cependant que faudrait-il pour devenir la grande personne qu'on espère? Presque rien.

Les âmes ne sont pas exigeantes. Une pensée presque belle que vous ne dites pas et que vous nourrissez en ce moment vous éclaire comme un vase transparent. Elles la voient et vous accueilleront d'une tout autre manière que si vous songiez à tromper votre frère. On s'étonne quand certains hommes nous disent qu'ils n'ont jamais rencontré de laideur véritable et qu'ils ne savent pas encore ce que c'est qu'une âme basse. Mais cela n'est pas étonnant. Ils « avaient commencé », c'est parce qu'eux-mêmes étaient beaux les premiers qu'ils appelaient à eux toute beauté qui passait, comme un phare appelle les navires des quatre coins de l'horizon. Il en est qui se plaignent des femmes, par exemple, et qui ne songent pas que la première fois que vous rencontrez une femme, il suffit d'une seule parole, d'une seule pensée qui nie, ce qui. est beau et ce qui est profond pour empoisonner à jamais votre existence dans son âme. « Pour moi, me dit un jour un sage, je n'ai pas connu une seule femme qui ne m'ait apporté quelque chose de grand. » Il était grand d'abord, c'était là son secret. Il n'y a qu'une chose que l'âme ne puisse pas pardonner, c'est d'avoir été obligée de regarder, de coudoyer, de partager une action, une parole ou une pensée laide. Elle ne peut pas le pardonner, car pardonner ici, c'est se nier soi-même. Et cependant pour la plupart des hommes, être ingénieux, être fort, être habile, n'est-ce pas éloigner avant tout son âme de sa vie? N'est-ce pas écarter avec soin toutes les tendances trop profondes? Ils agissent ainsi jusque dans l'amour même, et c'est pourquoi la femme, qui est encore plus proche de la vérité, n'a presque jamais un instant de vie véritable avec eux. On dirait qu'on a peur de rejoindre son âme et l'on a soin de se tenir à mille lieues de sa beauté. Il faut, au contraire, qu'on s'efforce de précéder cette beauté, il faut que l’on tente de se précéder soi-même. Pensez ou dites en ce moment des choses qui sont trop belles pour être vraies en vous, elles seront vraies demain, si vous avez tenté de les penser ou de les dire ce soir. Tâchons d'être plus beaux que nous-mêmes, nous ne dépasserons pas notre âme. On ne se trompe pas quand il s'agit de beauté silencieuse et cachée. Au reste, il importe assez peu qu'un être se trompe ou ne se trompe pas, du moment que la source intérieure est bien claire. Mais qui donc songe à faire le moindre effort qu'on ne voit pas? et pourtant nous nous trouvons ici dans un domaine ou tout est efficace, parce que tout attend. Toutes les portes sont ouvertes; il n'y a qu'à les pousser et le palais est plein de reines enchaînées. Bien souvent il suffit d'un seul mot pour balayer des montagnes d'ordures. Pourquoi n'avoir pas le courage d'opposer à une question basse une réponse noble ? Croyez-vous qu'elle passe complétement inaperçue ou qu'elle n'éveille que de l'étonnement? Croyez-vous que cela ne se rapproche pas davantage du dialogue naturel de deux âmes? On ne sait pas ce que cela encourage ou délivre. Même celui qui repousse cette réponse fait un pas, malgré lui, vers sa propre beauté.

Une chose belle ne meurt pas sans avoir purifié quelque chose. Il n'y a pas de beauté qui se perde. Il ne faut pas avoir peur d'en semer par les routes. Elles y demeureront des semaines, des années, mais elles ne se dissolvent pas plus que le diamant; et quelqu'un finira par passer, qui les verra briller, qui les ramassera et s'en ira heureux. Pourquoi donc arrêter en vous-même une parole belle et haute, parce que vous croyez que les autres ne vous comprendront pas? Pourquoi donc entraver un instant de bonté supérieure qui naissait, parce que vous pensez que ceux qui vous entourent n'en profiteront pas?  Pourquoi donc réprimer un mouvement instinctif de votre âme vers les hauteurs, parce

que vous êtes parmi les gens de la vallée? Est-ce-qu'un sentiment profond perd son action dans les ténèbres? Est-ce-qu'un aveugle n'a pas d'autres moyens que les yeux pour discerner ceux qui l'aiment de ceux qui ne l'aiment pas? Est-ce que la beauté a besoin d'être comprise pour exister; et, d'ailleurs, croyez-vous qu'il n'y ait pas en tout homme quelque chose qui comprend bien au delà de ce qu'il a l'air de comprendre, bien au delà aussi de ce qu'il croit comprendre?

« Même au plus misérable, me disait un jour l'être le plus beau que j'aie eu le bonheur de connaître, même aux plus misérables je n'ai jamais le courage de répondre une chose laide ou médiocre. » Et j'ai vu que cet être que j'ai suivi bien longtemps dans sa vie avait sur les âmes les plus obscures, les plus fermées, les plus aveugles, les plus rebelles même, une puissance inexplicable; car nulle bouche ne peut dire la puissance d'une âme qui s'efforce de vivre en une atmosphère de beauté et qui est activement belle en elle-même. Et n'est-ce pas, d'ailleurs, la qualité de cette activité qui rend la vie misérable ou divine?

Si l'on pouvait aller au fond des choses, il n'est pas dit qu'on ne découvrirait pas que c'est la puissance de quelques âmes belles qui soutient les autres dans la vie. N'est-ce pas l'idée que chacun se fait de quelques êtres choisis qui est la seule morale vivante et efficace? Mais, dans cette idée, quelle est la part de l'âme élue et quelle est la part de celui qui l’élit? Est-ce que cela ne se mêle pas très mystérieusement, et cette morale idéale n'atteint-elle pas des profondeurs que la morale des plus beaux livres ne pourra jamais effleurer? Il y a là une influence d'une étendue dont les bornes sont bien difficiles à fixer et une source de force à laquelle chacun de nous va boire plus d'une fois par jour. Est-ce qu'une défaillance dans un de ces êtres que vous considériez comme parfaits et que vous aimiez dans la région de la beauté ne diminue pas immédiatement votre confiance dans la grandeur universelle des choses et votre admiration pour elles?

Et, d'un autre côté, je ne crois pas que rien au monde embellisse une âme plus insensiblement, plus naturellement que l'assurance qu'il y a quelque part, non loin d'elle, un être beau et pur, qu'elle peut aimer sans arrière-pensée. Lorsqu'elle s'est approchée véritablement d'un tel être, la beauté cesse d'être une belle chose morte qu'on montre aux étrangers, mais elle prend soudain une vie impérieuse et son activité devient si naturelle que plus rien ne résiste. C'est pourquoi, songez-y; on n'est pas seul, il faut que les bons veillent.

Plotin, au livre VIII de la cinquième Ennéade, après avoir parlé de la « beauté intelligible », c'est-à-dire divine, conclut ainsi : « Pour nous, nous sommes beaux lorsque nous nous appartenons à nous-mêmes et laids quand nous nous abaissons à une nature inférieure. Nous sommes beaux encore quand nous nous connaissons et laids quand nous nous ignorons. » Or, ne l'oublions pas, nous sommes ici sur des montagnes où s'ignorer n'est pas tout simplement ne pas savoir ce qui arrive en nous quand nous sommes amoureux ou jaloux, timides ou envieux, heureux ou malheureux. S'ignorer où nous sommes, c'est ignorer ce qui se passe de divin dans les hommes. Nous sommes laids quand nous nous éloignons des dieux qui sont en nous et nous devenons beaux à mesure que nous les découvrons. Mais nous ne trouverons le divin dans les autres qu'en leur montrant d'abord le divin dans nous-mêmes. Il faut que l'un des dieux fasse signe à l'autre dieu et tous les dieux répondent au plus imperceptible signe, On ne saurait le redire trop souvent, il ne faut qu'une fissure à peu près invisible pour que les eaux du ciel pénètrent dans une âme. Toutes les coupes sont tendues vers la source inconnue et nous sommes en un lieu où l'on ne songe qu'à la beauté. Si l'on pouvait demander à un ange ce que nos âmes font

dans l'ombre, je crois qu'il répondrait, après avoir regardé de longues années peut-être, bien au delà de ce qu'elles ont l'air de faire aux yeux des hommes : « Elles transforment en beauté les petites choses qu'on leur donne. » Ah ! il faut avouer que l'âme humaine a un courage singulier ! Elle se résigne à travailler toute une vie dans les ténèbres où la plupart d'entre nous la relèguent et où personne ne lui parle. Elle y fait ce qu'elle peut sans se plaindre et s'efforce d'arracher aux cailloux qu'on lui jette le noyau de lumière éternelle qu'ils renferment peut-être. Et tandis qu'elle s'applique, elle guette le moment où elle pourra montrer à une soeur plus aimée, ou par hasard plus proche, les trésors laborieux qu'elle a amoncelés. Mais il y a des milliers d'existences où nulle soeur ne la visite et où la vie l'a rendue si timide qu'elle s'en va sans rien dire et sans avoir pu se parer une seule fois des plus humbles joyaux de son humble couronne...

Et, malgré tout, elle veille à toute chose dans son ciel invisible. Elle avertit, elle aime, elle admire, elle attire, elle repousse. A chaque événement nouveau, elle remonte à la surface en attendant qu'on l'oblige à descendre, parce qu'elle passe pour importune et folle. Elle erre comme Kassandra sous le porche des Atrides. Elle y dit sans cesse des paroles dont la vérité même n'est que l'ombre et personne ne l'écoute. Si nous levons les yeux, elle attend un rayon de soleil ou d'étoile, dont elle veut faire une pensée ou bien une tendance inconsciente et très pure. Et si nos yeux ne lui rapportent rien, elle saura transformer sa pauvre déception en quelque chose d'ineffable qu'elle cachera jusqu'à la mort. Si nous aimons, elle s'enivre de lumière derrière la porte close, et, tout en espérant, elle ne perd pas les heures, et cette lumière qui filtre par les fentes devient de la bonté, de la beauté ou de la vérité pour elle. Mais si la porte ne s'ouvre pas, - et dans combien d'existences s'ouvre-t-elle? - elle s'en retourne en sa prison et son regret sera peut-être une vérité plus haute qu'on ne verra jamais, car nous sommes dans le lieu des transformations indicibles, et ce qui n'est pas né de ce côté-ci de la porte n'est pas perdu, mais ne se mêle pas à cette vie...

Je disais tout à l'heure qu'elle transforme en beauté les petites choses qu'on lui donne. Il semble même, à mesure qu'on y songe, qu'elle n'ait pas d'autre raison d'être et que toute son activité s'emploie à réunir au fond de nous un trésor de beauté qu'on ne peut pas décrire. Est-ce que tout ne se changerait pas naturellement en beauté si nous ne venions pas troubler sans cesse le travail obstiné de notre âme? Est-ce que le mal même ne devient pas précieux lorsqu'elle en a extrait le diamant profond du repentir? Est-ce que les injustices que vous avez commises et les larmes que vous avez fait répandre ne finissent pas un jour par devenir, elles aussi, dans votre âme de la lumière et de l'amour? Avez-vous jamais regardé en vous-même dans ces royaumes des flammes purificatrices? On vous a fait un grand mal aujourd'hui, les gestes étaient petits, l'acte était bas et triste et vous avez pleuré dans la laideur. Pourtant, venez jeter un coup d'oeil dans votre âme quelques années après et dites-moi si vous ne voyez, pas sous le souvenir de cet acte quelque chose qui est déjà plus pur qu'une pensée, je ne sais quelle,force qu'on ne peut pas nommer, qui n'a aucun rapport avec les forces ordinaires de ce monde, je ne sais quelle source « d'une autre vie » à laquelle vous pourrez boire sans l'épuiser jusqu'à vos derniers jours. Et cependant, vous n'avez pas aidé la reine infatigable et vous songiez à autre chose tandis que l'acte se purifiait à votre insu dans le silence de votre être et venait augmenter l'eau précieuse de ce grand réservoir de vérité ou de beauté qui n'est pas agité comme le réservoir moins profond des pensées vraies ou belles, mais demeure pour toujours à l'abri du souffle de la vie.

« Il n'y a pas un fait, pas un événement dans notre existence, dit Emerson, qui tôt ou tard ne perdra pas sa forme inerte et adhésive et qui ne nous étonnera pas en prenant son essor, du fond de notre corps, dans l'Empyrée. » Et cela est vrai à un degré plus haut encore qu'Emerson ne l'avait peut-être prévu, car, à mesure qu'on avance en ces lieux, on découvre des sphères plus divines.

On ne sait pas assez ce qu'elle est, cette activité silencieuse des âmes qui nous entourent. Vous avez dit une parole pure à un être qui ne l'a pas comprise. Vous l'avez crue perdue et vous n'y songez plus. Mais un jour, par hasard, la parole remonte avec des transformations inouïes, et l'on peut voir les fruits inattendus qu'elle a portés dans les ténèbres, puis tout retombe dans le silence. Mais qu'importe? On apprend que rien ne se perd dans une âme et.que les plus petites ont aussi leurs instants de splendeur. Il n'y a pas à s'y tromper, les plus malheureux même et les plus dénués ont, en dépit d'eux-mêmes, tout au fond de leur être, un trésor de beauté qu'ils ne peuvent appauvrir. Il s'agit simplement d'acquérir l'habitude d'y puiser. Il faut que la beauté ne demeure pas une fête isolée dans la vie, mais devienne une fête quotidienne. Il ne faut pas un grand effort pour être admis parmi eux « dans les yeux desquels la terre en fleur et les cieux éclatants n'entrent plus par parties infinitésimales, mais en masses sublimes », et je parle de fleurs et de cieux plus durables et plus purs que ceux qu'on aperçoit. Il y a mille canaux par lesquels la beauté de notre âme peut monter jusque dans la pensée. Il y a surtout le canal admirable et central de l'amour.

N'est-ce pas dans l'amour, que se trouvent les plus purs éléments de beauté que nous puissions offrir à l'âme ? Il existe des êtres qui s'aiment ainsi dans la beauté. Aimer ainsi, c'est perdre peu à peu le sens de la laideur, c'est devenir aveugle à toutes les petites choses et ne plus entrevoir que la fraîcheur et la virginité des âmes les plus humbles. Aimer ainsi, c'est ne plus même avoir besoin de pardonner. Aimer ainsi, c'est ne plus rien pouvoir cacher parce qu'il n'y a plus rien que l'âme toujours présente ne transforme en beauté. Aimer ainsi, c'est ne plus voir le mal que pour purifier l'indulgence et pour apprendre à ne plus confondre le pécheur avec son péché. Aimer ainsi, c'est élever en soi tous ceux qui nous entourent sur des hauteurs où ils ne peuvent plus faillir et d'où une action basse doit tomber de si haut qu'en rencontrant la terre, elle livre malgré elle son âme de diamant. Aimer ainsi, c'est transformer sans qu'on le sache en mouvements illimités les intentions les plus petites qui veillent autour de nous. Aimer ainsi, c'est appeler tout ce qu'il y a de beau sur la terre, dans le ciel et dans l'âme au festin de l'amour. Aimer ainsi, c'est exister devant un être tel qu'on existe devant Dieu. Aimer ainsi, c'est évoquer au moindre geste la présence de son âme et de tous ses trésors. Il ne faut plus la mort, des malheurs et des larmes pour que l'âme apparaisse, il suffit d'un sourire. Aimer ainsi, c'est entrevoir la vérité dans le bonheur aussi profondément que quelques héros l'entrevirent aux clartés des plus grandes douleurs. Aimer ainsi, c'est ne plus distinguer la beauté qui se change en amour, de l'amour qui se change en beauté. Aimer ainsi, c'est ne plus pouvoir dire où finit le rayon d'une étoile et où commence le baiser d'une pensée commune. Aimer ainsi, c'est arriver si près de Dieu que les anges vous possèdent. Aimer ainsi, c'est embellir ensemble la même âme qui devient peu à peu l'ange unique dont parle Swedenborg.

Aimer ainsi, c'est découvrir chaque jour une beauté nouvelle en cet ange mystérieux, et c'est marcher ensemble dans une bonté de plus en plus vivante et de plus en plus haute. - Car il y a aussi une bonté morte qui n'est faite que de passé, mais l'amour véritable rend inutile le passé et crée à son approche un inépuisable avenir de bonté sans malheur et sans larmes. Aimer ainsi, c'est délivrer son âme et devenir aussi beau que son âme délivrée.

« Si dans l'émotion que doit te causer ce spectacle, dit, à propos de choses analogues, le grand Plotin qui de toutes les intelligences que je connais est celle qui s'approcha le plus près de la divinité, si dans l'émotion que doit te causer ce spectacle, tu ne proclames pas qu'il est beau, et si, plongeant ton regard en toi-même, tu n'éprouves pas alors le charme de la beauté, c'est en vain que, dans une pareille disposition, tu chercherais la beauté intelligible, car tu ne la chercherais qu'avec ce qui est impur et laid. Voilà pourquoi les discours que nous tenons ici ne s'adressent pas à tous les hommes. Mais si tu as reconnu en toi la beauté, élève-toi à la réminiscence de la beauté intelligible. »

À lire également du même auteur

Lettre de Maurice Maeterlinck à Léon Bloy
Lettre datant de juin 1897, dans laquelle Maeterlinck s'incline devant le génie de Bloy.

Introduction aux Épistres de Sénèque
Il s'agit du texte d'une introduction à une édition des Lettres à Lucilius, traduites par Antoine




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