Goethe artiste selon Benedetto Croce

Ludovic Roustan
Les théoriciens de l’esthétique ont toujours été séduits par Goethe. À son tour, M. Croce dans son œuvre déjà vaste lui a consacré une étude de dimension volontairement restreinte, mais intéressante en ce qu’elle envisage exclusivement l’artiste, en négligeant tout l’amas de détails de l’histoire littéraire, tout ce que le philosophe écarte un peu dédaigneusement sous le nom de biographisme. Les deux premiers chapitre nous donnent d’abord un bref raccourci de ce que représente pour nous la vie morale et intellectuelle de Goethe, ensuite sa vie poétique et artistique. Goethe est pour M. C. un exemplaire complet d’humanité et non pas le surhomme que certains en ont voulu faire; au fond de sa nature on trouverait ces mêmes vertus bourgeoises dont les romantiques de tous les temps ont souri. Il enseigne surtout à être entier, il réprouve tout fanatisme et tout nationalisme; que de leçons à cet égard eût trouvé chez lui la génération présente des intellectuels allemands, si elle eût été moins aveuglée. Dans l’artiste c’est encore l’harmonie et l’équilibre qui furent le but de toute sa vie. On ne veut en général les reconnaître que dans la seconde moitié de sa carrière; mais pour M. C. le voyage en Italie ne représente pas le passage brusque d’une période à l’autre. Même aux jours de fièvre Goethe n’a jamais déliré; son classicisme a été une transformation plus encore morale que littéraire. Il y a eu en tout cas sans cesse chez lui évolution, en vertu de cet effort qu’il recommandait de toujours se dépasser, sich überwinden; aussi est-il assez vain de chercher dans chacune de ses œuvres une unité qui ne saurait y être.

Après ces considérations générales souvent neuves sur l’homme et l’artiste, M. C. aborde la revue des œuvres maîtresses en s’attachant à les saisir dans leur sens intime, dans le rapport étroit qu’elles ont avec la pensée et l’art de Goethe. Il voit dans Werther une libération, une catharsis pour le poète, et esquissant en bref la psychologie de héros, il montre que ce fut pour Goethe, non pas l’idéalisation d’une sentimentalité anormale, mais un livre de compassion avant tout. Le premier Faust serait l’aspect héroïque du werthérisme et Goethe a voulu y exprimer, comme dans le fragment de Prométhée, son propre titanisme; mais M. C. se refuse à y chercher le poème philosophique que toute la génération postérieure à Goethe a voulu y trouver. Je ne peux m’empêcher de signaler en passant une spirituelle réhabilitation de Wagner, un joli modèle de Rettung. Les drames de la jeunesse, Goetz, Egmont, et ceux de la maturité, Iphigénie, Tasso, sont moins des œuvres de théâtre que des études historiques et psychologiques. Sur Hermann et Dorothée M. C. ne partage pas l’opinion commune qui s’est plu à en faire le symbole idéal de la fusion de l’art antique et de l’art moderne; il en parle avec une certaine ironie et serait tout disposé à le considérer comme un jeu génial du poète qui s’est diverti à traiter une humble matière. Je ne peux que mentionner les substantiels chapitres sur Helena, les poésies lyriques, le roman de Wilhelm Meister, rapproché de la première rédaction, celui des Wahlverwandtschaften. M. C. y cherche surtout un résumé de la sagesse du Goethe vieilli et apaisé. C’est aussi sous ce point de vue qu’il faut considérer le second Faust, sans s’obstiner à le faire dépendre du premier; l’unité et la profondeur que les commentateurs ont voulu à tout prix introduire dans l’ensemble de l’œuvre n’appartient qu’à eux. La conclusion de cette revue rapide est que Goethe a été un rénovateur et un initiateur pour toutes les formes poétiques du XIXe siècle.

Il l’a été surtout par sa poésie lyrique qui accompagne d’une admirable floraison sa longue existence. M. C. lui a consacré plusieurs chapitres dans son étude. Au cours de ses lectures il s’est arrêté sur beaucoup de ces morceaux, il en a pénétré le sentiment et le rythme; pour le mieux sentir il a voulu leur donner une forme dans la langue maternelle, et de ce commerce intime sont nées presque involontairement les traductions qui constituent la seconde moitié du volume. Elles nous donnent un choix de l’ensemble de l’œuvre lyrique, poésies de jeunesse, lieder, hymnes, élégies, épigrammes, xénies; les Élégies romaines seules, comme trop souvent traduites en italien, et le Divan, dont une nouvelle version est annoncée, ont été écartés. Nul n’est plus convaincu que M. C. de l’impossibilité absolue d’une traduction véritable; il l’a théoriquement démontré dans son Esthétique. Mais s’il a donné un recueil aussi ample de la lyrique de Goethe, c’est que la traduction, loin de prétendre à supplanter l’original, doit plutôt le faire rechercher; elle a été, pour prendre son mot, comme une caresse pour l’objet aimé. Les lecteurs italiens de son Goethe approuveront pleinement son intention; ils jugeront mieux que nous si leur langue a caressé ingénieusement et légèrement le vers de Goethe. Du moins une comparaison attentive de plusieurs pièces nous a fait constater que les intentions du poète étaient rendues avec beaucoup de bonheur, fidèlement, mais sans servilité.

M. C. a écrit son étude et sa traduction pour ses compatriotes. Au cours de la première il a eu souvent l’occasion de signaler ou de rectifier tel jugement des critiques italiens; il y a ajouté un appendice sur les travaux dont Goethe a été l’objet en Italie, depuis les articles de Mazzini jusqu’aux savantes recherches de Farinelli, à qui ce livre est dédié. Mais quoique s’adressant avant tout à un public italien, son livre mérite de trouver des lecteurs en France pour l’originalité et la justesse de ses aperçus.

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