Défense des Jésuites

Louis de Bonald
Le vicomte de Bonald fut, avec Joseph de Maistre, un des principaux intellectuels contre-révolutionnaires. Légitimiste, fervent monarchiste opposé aux idées des Encyclopédistes, c'est ceux-là mêmes qu'il appelle à la barre des témoins pour montrer que les plus grands esprits de l'époque eux-mêmes n'étaient pas dupes de l'acharnement avec lequel on s'en prit à la Société de Jésus. Voltaire parlant des attaques portées contre les Jésuites dans les Provinciales convenait «qu'il ne s'agissait pas d'avoir raison, il s'agissait de divertir le public».
Bonald affirme n'avoir «aucun préjugé de naissance ou d'éducation» en faveur des Jésuites, ne comptant aucune relation familiale chez les Jésuites et ayant fait ses études chez des rivaux, mais «considérant les circonstances au milieu desquelles cet ordre célèbre a commencé, vécu et fini,» dit-il, «je me suis convaincu de son utilité et de l'injustice de ses persécuteurs». Ce texte constitue une réplique à un Mémoire à consulter de M. de Montlosier qui condamnait de soi-disant conspirations des Jésuites et de sociétés secrètes de prêtres.

Je ne sais quelle opinion M. de Montlosier s'est formée de ses lecteurs, mais il faut qu'il ait compté sur une étrange crédulité ou sur une profonde ignorance de leur part, pour leur avoir présenté l'expulsion des Jésuites comme l'œuvre de la sagesse, de la nécessité, de la raison
1, lorsque tout le monde sait qu'elle fut l'oeuvre des passions et le triomphe des fausses doctrines; et il y a peu d'impartialité à alléguer contre eux les reproches qui leur ont été faits par la prévention où la haine, lorsqu'on dissimule les témoignages rendus en leur faveur par les plus grands hommes de l'Église et de l'Etat. Je fais grâce à M. de Montlosier des comparaisons que je pourrais établir ici entre leurs amis des temps passés et leurs ennemis d'aujourd'hui. Je pourrais opposer Grotius, Bacon, Montesquieu, Robertson, même Raynal et Voltaire aux rédacteurs du Constitutionnel et du Courrier, et dix mille pères de famille des plus honorables qui confient aux PP. de la Foi ce qu'ils ont de plus cher, aux libéraux lettrés ou illettrés qui, sans les connaître, les poursuivent avec tant d'acharnement. Mais je me contenterai de citer en leur faveur le plus célèbre de leurs ennemis dont le témoignage ne peut être décemment mis en balance avec l'opinion d'aucun homme vivant: c'est d'Alembert, contemporain et de la puissance et de la chute de cette Société. Je le cite pour qu'on remarque que les philosophes d'alors, plus instruits, plus beaux esprits et souvent de meilleure compagnie que ceux d'aujourd'hui, étaient quelquefois aussi plus équitables et plus modérés.

Depuis que d'Alembert écrivait, l'expulsion des Jésuites du Paraguay mit dans le plus grand jour les détails de cette singulière administration, et Montesquieu, qui écrivit après cette époque, confirme tout ce que d'Alembert ne savait qu'imparfaitent. Vous verrez, dit-il, que le peu de mal dont an les accuse ne balance pas un moment les services qu'ils ont rendus à la société. Il continue:
    A tous ces moyens d'augmenter leur considération et leur crédit, ils en joignaient un autre non moins efficace : c'est la régularité de la conduite et des mœurs. Leur discipline sur ce point est aussi sévère que sage, et quoi qu'en ait publié la calomnie, il faut avouer qu'aucun ordre religieux ne donne moins de prise à cet égard.

    On les représentait à la fois comme idolâtres du. despotisme pour les rendre vils, et comme prédicateurs du régicide pour les rendre odieux. Ces deux accusations pouvaient paraître un peu contradictoires; mais il ne s'agissait pas de dire l'exacte vérité, il s'agissait de dire des Jésuites le plus de mal possible.

    Il est malheureusement trop certain que les maximes qu'on reprochait à Guignard et aux Jésuites sur le meurtre des rois, étaient alors celles de tous les ordres religieux, de presque tous les ecclésiastiques....; c'était même, si on ose le dire, celle d'une grande partie de la nation.» Soyons de bonne foi, la France entière, pendant la révolution, a été partagée entre deux partis dont l'un aurait cru licite de tuer les tyrans de la convention et peut-être l'usurpateur, et dont l'autre a cru nécessaire de tuer le roi... Ne reprochons pas tant aux Jésuites une, doctrine qui était bien moins la leur, quoi qu'on ait dit, que celle des révolutions de tous les temps, et empêchons seulement de toutes nos forces des révolutions qui enfantent des doctrines si monstrueuses et de si grands attentats.

    Ce n'est pas parce qu'on a cru les Jésuites plus mauvais Français que les autres, qu'on les a détruits et dispersés, mais parce qu'on les a regardés comme plus redoutables par leurs intrigues et leur crédit.
Ce ne sont que des ennemis de la religion et de la royauté qui ont redouté leur crédit, et l'Angleterre, dont les desseins ultérieurs sont aujourd'hui à découvert, redoutait la puissance que leurs missions donnaient à la maison de Bourbon dans les deux Indes, et c'est ce qu'on a appelé et qu'on appelle peut-être encore leurs intrigues, car la haine des Jésuites nous est venue, comme tant d'autres choses, d'au delà de la mer. Je reprends:
    Il ne faut pas croire que la soumission au Pape tant reprochée à la Société des Jésuites, soit pour elle un dogme irrévocable, et leur prétendu dévouement au Pape n'était, pour ainsi dire, que par bénéfice d'inventaire. Henri IV prit un Jésuite pour confesseur, et Richelieu continua de les favoriser; il pensait que leur zèle et leur conduite régulière serviraient tout à la fois d'exemple et, de frein au clergé. Le cardinal de Fleury, qui ne les aimait pas, était néanmoins dans la persuasion qu'on devait les protéger avec force, comme, les plus fermes appuis de la religion dont ce ministre regardait le maintien comme partie du gouvernement,

    Deux fautes capitales que firent alors les Jésuites à Versailles, commencèrent à préparer leurs désastres. Ils refusèrent de recevoir sous leur direction des personnes puissantes... Ils avaient aussi trouvé le secret d'indisposer une classe d'hommes moins puissante en apparence, mais plus à craindre, qu'on ne croit, les gens de lettres. Leurs déclamations contre l'Encyclopédie à la cour et à la ville avaient soulevé contre eux toutes les personnes qui prenaient intérêt à cet ouvrage, et qui étaient en grand nombre.

D'Alembert était homme de lettres et un des fondateurs de l'Encyclopédie, qui est jugée aujourd'hui par les hommes religieux et même par les savants.
    C'est proprement la philosophie qui, par la bouche des magistrats, a, prononcé l'arrêt contre les Jésuites, Le jansénisme n'en a été que le solliciteur.

    Ces hommes que l'on croyait si disposés à se jouer de la religion et qu'on avait représentés comme tels dans une foule d'écrits, refusèrent presque tous de prêter le serment qu'on exigeait d'eux.

    Il est certain que la plupart des Jésuites qui, dans cette société comme ailleurs, ne se mêlent de rien, et qui sont en plus grand nombre qu'on ne croit, n'auraient pas dû, s'il eût été possible, porter la peine des fautes de leurs supérieurs. Ce sont des milliers d'innocents qu'on a confondus à regret avec une vingtaine de coupables.»
C'est réduire à bien peu les torts d'une société si nombreuse, et encore quels torts, que d'avoir déclamé contre l'Encyclopédie, et refusé de recevoir des personnes puissantes sous leur direction ! certes, les ennemis des Jésuites ne leur ont guère reproché de semblables fautes.....
    Ceux qui se sont liés à l'institut de la. Société de Jésus, ne l'ont fait que sous la sauvegarde de la foi publique et des lois. S'ils ont refusé d'y renoncer, ce ne peut être que par une délicatesse de conscience toujours respectable même dans des hommes qui ont tort.

    Ce qui est plus singulier, c'est qu'une entreprise qu'on aurait crue bien difficile et impossible même au commencement de 1761, ait été terminée en moins de deux ans, sans résistance, sans bruit, et avec aussi peu de peine qu'on en aurait eu à détruire les Capucins ou les Picpus. Ce qui doit mettre le comble à l'étonnement est que deux ou trois hommes, qui ne se seraient pas crus destinés à faire une telle révolution, aient imaginé et mis fin à ce grand projet.
«L'esprit monastique,» a dit un philosophe, M. de la Chalotais, «est le fléau des États. De tous ceux que cet esprit anime, les Jésuites sont les plus nuisibles, parce qu'ils sont les plus puissants; c'est donc par eux qu'il faut. commencer à secouer le joug de cette nation pernicieuse.»

On trouvera réuni dans ces passages, et tout ce qu'on a reproché aux Jésuites, et ce que d'Alembert pensait de ces accusations dans te secret de sa conscience. On ne pourra s'empêcher, d'admirer comment cet écrivain a pu devenir un des plus ardents persécuteurs d'une société aux vertus de laquelle il rendait justice, et l'on déplorera qu'il se soit livré corps et âme à la secte philosophique, au point de mentir, pour lui plaire; à sa raison et à sa conscience.

On apprendra encore, dans ces extraits de d'Alembert, que l'esprit philosophique et irréligieux n'a poussé à l'expulsion des Jésuites qu'en haine de l'esprit monastique; qui est la perfection des conseils du christianisme, et qui, loin d'être, comme le dit un philosophe, le fléau des Etats, est un des plus puissants auxiliaires de tout gouvernement qui sait s'en servir et le diriger.

On s'étonnera enfin, avec d'Alembert, que cet ordre si étendu, si nombreux, si, riche, incorporé depuis si longtemps à l'Eglise et à l'État, jouissant de la confiance de toutes les familles et dans toutes les conditions, avec tant de moyens de puissance, de crédit, d'habileté, d'intrigue, si l'on veut, ait cédé si facilement la victoire à ses ennemis. Les philosophes s'attendaient de sa part à plus de résistance, et n'auraient pas manqué de lui en faire un crime; mais les membres de cet ordre si puissant, rendant à César ce qui est à César, à Dieu ce qui est à Dieu, et fidèles aux vœux qu'ils avaient contractés, refusèrent, avec une fermeté inébranlable; des serments qui blessaient leur conscience, et mirent, sans murmurer, leurs biens et leurs personnes à la discrétion des gouvernements qui auraient peut-être plus de peine aujourd'hui, après ce qu'ils ont perdu d'autorité, et ce qu'ils en ont laissé prendre, à leurs ennemis, à dissoudre, dans un village, une société biblique.

La Société des Jésuites naquit en même temps que la Réforme pour la combattre, et si, comme le dit M. de Montlosier, elle ne l'a pas partout prévenue, elle en a préservé la France, l'Espagne, l'Italie , une grande partie de l'Allemagne et du Nouveau-Monde. La haine implacable, qui dès lors s'attacha à ses pas, et qui depuis l'a toujours poursuivie, trouva plus lard dans quelques ministres qui gouvernaient les États des maisons de Bourbon et de Bragance de puissants auxiliaires. Mais quand on allègue les arrêts des parlements, et la bulle du Pape qui les proscrivirent, il faudrait ajouter que, dans presque tous les parlements, une grande partie des magistrats, et des parlements tout entiers refusèrent de les condamner ou n'opinèrent qu'à regret. On ne dit pas que le Pape ne céda qu'à la contrainte et pour le bien de la paix et de la religion menacée de schisme, et le monde entier su avec quelle douleur et quelle répugnance il signa ce fatal arrêt. C'est aussi trop tôt défigurer l'histoire de son temps; il fallait attendre quelques siècles que la connaissance de ces événements se fût effacée de la mémoire des hommes, et que les témoins contemporains de celte époque eussent disparu. Personne ne respecte plus que moi la magistrature; mais si elle juge les particuliers, elle est à son tour jugée par l'opinion publique et par l'histoire de qui tout est justiciable, et les magistrats, et les rois eux-mêmes. Si un Pape contraint a supprimé les Jésuites, un Pape libre les a rétablis; si les couronnes les ont expulsés de leurs Etats, ces mêmes couronnes les ont rappelés, et la réhabilitation d'un condamné prouve bien mieux son innocence que la condamnation ne prouve sa culpabilité. Le parti ennemi des Jésuites a élevé des doutes sur l'authenticité de la réponse de Henri IV au président de Harlai, et cependant on la trouve dans les Mémoires de Villeroi, secrétaire et confident de ce grand roi, dans son histoire écrite sous ses yeux par P. Mathieu, son historiographe, dans Dupleix, historiographe de France, dans le Mercure français, dans la plaidoirie de Montholon. M. de Thou lui-même ne l'a pas dissimulé, et en donne une analyse assez détaillée, se bornant à supprimer ce que ses opinions ne lui permettaient pas de décrire; et quant au crime de Châtel qui n'avait fait chez les Jésuites que sa philosophie, Péréfixe dit : «Véritablement ceux qui n'étaient pas leurs ennemis ne croyaient point que la Société fût coupable.»

Mais, sans entrer dans de plus grands détails sur les motifs d'une expulsion qui ne sont ignorés de personne ni contredits que par la haine, je me bornerai à une réflexion que je soumets à l'esprit philosophique de M. de Montlosier, et je commence par lui dire que, trop jeune encore lors de leur destruction, je n'ai pas vu les Jésuites; que j'aurais pu trouver dans ma famille des préventions peu favorables à cette Société, et que j'ai été moi-même élevé chez ses rivaux. Ainsi je ne porte dans cette cause aucun préjugé de naissance ou d'éducation. C'est en lisant tout ce qui a été écrit pour ou contre les Jésuites, ce que n'ont vraisemblablement pas fait leurs ennemis; c'est en considérant les circonstances au milieu desquelles cet ordre célèbre a commencé, vécu et fini, que je me suis convaincu de son utilité et de l'injustice de ses persécuteurs. Mais ce qui a porté ma conviction à cet égard au plus haut degré, est la haine furieuse qu'on a jurée à la Société des Jésuites et les ennemis qu'elle s'est faits. On ne peut haïr à ce point que le bien, parce que le bien, devant être l'objet de l'amour le plus ardent, ne peut aussi, quand on le hait, être l'objet que de la haine la plus exaltée; et c'est ce qui a fait, dans les persécutions religieuses, des martyrs et des bourreaux. Les hommes vertueux ne haïssent pas, ils méprisent; et jamais, victimes eux-mêmes dans leurs biens et leurs personnes des fureurs révolutionnaires, ils n'ont haï les Marat, les Robespierre, les membres sanguinaires du comité de salut public, au point où un parti hait aujourd'hui les Jésuites, qu'il redoute plus de voir revenir en France qu'il ne redouterait de revoir les Cosaques au milieu de Paris. Il les redoute surtout comme milice religieuse. L'Europe avait assez d'autres de ces milices; ce qui lui manquait et que les Jésuites lui ont donné, était une milice politique et religieuse tout à la fois, qui comprît que la religion, ne fût-elle qu'utile à l'homme, est nécessaire à la société, qui portât la religion dans le monde pour porter le monde dans la religion; et, pour me servir d'une distinction dont M. de Montlosier a usé et abusé, enseignât la vie chrétienne aux hommes publics, et la vie dévote aux hommes privés. Ils étaient surtout les plus habiles instructeurs de la jeunesse qui eussent paru, et de tous les devoirs du gouvernement, l'éducation publique est le premier et le plus important. «L'Europe,» dit M. de Châteaubriand, «a fait une perte irréparable dans les Jésuites. L'éducation publique ne s'est jamais bien relevée depuis leur chute.»



Notes
1. Il ne faut pas oublier que Voltaire, parlant des attaques portées contre les Jésuites dans les Provinciales, dit en ces propres termes : «Il ne s'agissait pas d'avoir raison il s'agissait de divertir le public...»
L'on verra plus bas que d'Alembert faisait le même aveu, et je pense que Voltaire et d'Alembert en savaient autant sur les Jésuites que M. de Montlosier. (
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2. «Rien n'égale,» dit Raynal, «la pureté des mœurs, le zèle doux et tendre, les soins paternels des Jésuites du Paraguay.... ». «Le Paraguay,» dit Montesquieu, «peut nous fournir un exemple de ces institutions singulières faites pour élever les hommes à la vertu.»
Si d'Alembert et Montesquieu eussent vécu de notre temps, bien certainement ils eussent été appelés Jésuites à robe courte... Il n'en faut pas tant aujourd'hui. (
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