Article «Corot» de la Grande Encyclopédie (1885-1902)

Victor Champier
Article de Victor Champier paru dans la Grande Encyclopédie. L'auteur y évoque la carrière sereine et tranquille de Corot, l'inéluctable victoire de son art, empreint de douceur, d'une suave luminosité et de musicalité, sur le genre académique favorisé au milieu du XIXe par le jury des Salons.
COROT (J. B. Camille), célèbre paysagiste français né à Paris le 28 juil. 1796, mort dans cette ville le 28 févr. 1875. Ses parents appartenaient à la bourgeoisie aisée et correcte. Son père avait acquis une certaine fortune dans l'industrie, et sa mère tenait un magasin de modes très achalandé au coin de la rue du Bac et du Pont-Royal. Après des études primaires à peine ébauchées, le jeune Corot fut envoyé au lycée de Rouen, en qualité de boursier. Il en sortit, sans même aller jusqu'à la classe de rhétorique. Son père le plaça chez un marchand de drap. Mais le commerce ne convenait guère aux goûts du jeune homme qui aurait bien voulu s'adonner à la peinture. Il était loin de faire merveille dans les magasins de son patron qui essaya alors de le dresser à la vente et au courtage. Huit années passèrent ainsi, et le jeune Corot, tout à fait dégoûté d'un métier pour lequel il se sentait de l'aversion, déclara nettement à ses parents qu'il lui était impossible de continuer. On tint conseil alors dans le magasin de la rue du Bac; le père de Corot finit par consentir à ce que son fils suivit la carrière de peintre, et lui assura une rente annuelle de 1,500 fr. C'était plus qu'il n'en fallait pour combler de joie le jeune homme. Cette pension modeste constitua tout son avoir et il sut s'en contenter jusqu'au jour où, après bien des années d'efforts et de travail, un succès tardif mais éclatant vint enfin le récompenser.
Le jeune Corot avait un ami, à peu près du même âge que lui, qui était peintre et venait de remporter le grand prix de Rome pour le paysage historique. Il s'appelait Michallon. Il le prit pour guide et pour maître. A cette époque, on était en plein règne du paysage historique. Michallon était de ceux qui ne voyaient la nature et ne s'attachaient à la représenter qu'à travers cette sorte de voile décoré du nom d' «idéal académique», croyant lui donner de la noblesse en la défigurant, en émondant les arbres, en arrachant la belle mousse des rochers, en disposant les verdures avec une symétrie savante et ridicule. Il donna néanmoins de bons conseils à Corot qui n'eut pas le temps de subir fortement cette influence, car Michallon mourut en 1824, à vingt-six ans. Il n'y avait que deux années que son ami suivait ses leçons. Corot entra alors dans l'atelier de Victor Bertin, qui avait la vogue pour le paysage, avec Watelet. Il y resta six mois et partit pour l'Italie, en 1825. À Rome il se lia avec les paysagistes Léopold Robert, Ed. Berna, Dupré, Bodinier, Sehnetz, et surtout Aligny qui le prit en amitié après l'avoir surpris, un jour, travaillant au tableau du Colisée qui est aujourd'hui au Louvre, et après avoir admiré ce paysage si vivant d'air et de lumière, ce ciel d'une profondeur si limpide. Jusqu'à ce moment Corot avait été regardé un peu comme un amateur par ses camarades de Rome, élèves de la villa Médicis. Il fallut bien reconnaître que, s'il ne peignait pas avec l'assurance que donne la pratique des procédés d'école, il possédait un sens très fin dés valeurs, un sentiment personnel et très original des beautés de la nature. On le prit donc au sérieux. Aligny lui insinua de rendre ce qu'il voyait avec justesse, fermeté et exactitude. II lui recommanda une exécution serrée. Corot, qui amoncelait études sur études prises dans la campagne de Rome, suivit ces conseils, commença à se débrouiller en établissant avec justesse l'ensemble d'un paysage, en transportant sur la toile les masses colorées telles qu'il les avait observées. Il se rendit maître, peu à peu des qualités qui caractérisent la première manière de son talent, c.-à-d. la douceur unie à une certaine précision. Le climat italien, ainsi que l'a remarqué Théophile Silvestre, fut salutaire au génie de Corot, en empêchant par la violence de sa lumière et la sécheresse de ses horizons, le pinceau de l'artiste de tomber dans la mollesse excessive. «Pendant quinze ans et plus, a dit Charles Blanc, Corot rechercha le style par le dessin, par les grandes lignes, résolument écrites, par une sobriété voulue dans les détails.» Les premières œuvres de Corot parurent en France au Salon de 1827. Le peintre avait quitté l'Italie, après deux ans de séjour, et venait entreprendre autour du succès qui pendant tant d'années devait se dérober devant lui, cette poursuite qu'il allait mener avec une obstination si courageuse et toujours joviale, ne laissant passer aucune exposition sans y paraître, jamais rebuté par les injustices et n'en éprouvant point d'amertume, continuant, malgré les railleries, malgré les critiques, à peindre la nature comme il la voyait, comme il la sentait, et comme il est parvenu enfin à la faire comprendre et aimer. Ses deux tableaux du Salon de 1827, Vue prise à Narni et la Campagne de Rome passèrent inaperçus. A l'exposition suivante, c.-à-d. en 1834, il envoya quatre toiles qui n'eurent guère un meilleur sort, notamment une Vue de Furia et Couvent sur les bords de l'Adriatique. Mais déjà l'évolution de la peinture de paysage commençait à se produire, et les œuvres de Jules Dupré, de Théodore Rousseau, de Maréchal, de Cabat, de Troyon, de Millet, en montrant au publie les spectacles de la nature sous un aspect nouveau, sans les correctifs académiques et sans les préoccupations de ce que l'on appelait «le style», soulevaient d'ardentes polélémiques. Corot sentait bien l'intensité de vie et de vibration que l'école nouvelle mettait dans le paysage. Mais il ne pouvait renoncer au charme de la mythologie figurée qu'il s'était habitué à exprimer et que lui avaient enseigne ses maîtres du paysage historique. Il continua donc à peindre des paysages «composés» qui ne reproduisaient pas la réalité, mais qui, par le sentiment profond dont ils étaient pénétrés, traduisaient avec une éloquence jusqu'alors inconnue la vivante poésie de la nature. Sa Forêt de Fontainebleau, qu'il exposa au salon de 1833, est une page d'une exquise saveur qui lui valut une médaille. En 1835, parurent plusieurs toiles importantes: une Vue prise à Ripa (Tyrol italien), Agar dans le désert, Diane surprise au bain et Campagne de Rome en hiver,que l'on discute et qui commencent sa réputation. De 1837 à 1843, on voit successivement de lui: le Silène (1838), un Soir (1839), le Soleil couchant (1840), la Fuite en Égypte, Démocrite et les Abdéritains (1844), qui fait dire à Gustave Planche, le critique alors tout-puissant: «Ce paysage est d'un aspect délicieux, et cause le même plaisir que la lecture d'une belle idylle antique.» Néanmoins Corot n'en avait pas fini avec les résistances du jury, car, au Salon de 1842, sur cinq toiles qu'il avait envoyées, on lui en refusait quatre. C'est à cette époque (1843), au retour d'un dernier et rapide voyage qu'il fit en Italie, que Corot exécuta la grande peinture décorative qui orne le côté gauche de la chapelle des fonts baptismaux dans l'église Saint-Nicolas-du-Chardonneret, à Paris, et représentant le Baptême du Christ. Cette œuvre, la plus grande par ses dimensions qu'il ait faite, se rattache au premier enseignement reçu de Bertin et d'Aligny. À gauche de la composition, on voit la perspective lointaine et monumentale d'une ville; la scène est occupée par neuf personnages. Cette œuvre considérable, exceptionnelle comme composition décorative dans la vie de Corot, marque son adieu définitif au paysage historique. À partir de cette date, le peintre s'affirme de plus en plus dans la voie du paysage abstrait, sans accessoire ni «fabriques». Son talent a pris toute son ampleur et toute sa liberté. «Vingt ans passés loin de l'Italie, dans un pays sans éclat, ont changé l'accent du peintre à l'avantage de son originalité native.» Il disait lui-même: «Je me suis laissé encotonner par le ciel cotonneux de Paris.» Et de fait, après avoir, en quittant l'Italie, passé par des régions intermédiaires, le Limousin, l'Auvergne, le Dauphiné, le Morvan, la Bretagne, c'est à la nature du Nord qu'il se fixa, ou plutôt à la vallée de la Seine, aux coteaux de Ville-d'Avray où il avait une petite maison de campagne, et dont les sites tristes et pâles, les ciels gris et doux, parlaient davantage à son cœur et convenaient mieux à son tempérament. Le Salon de 1848 le montra résolument engagé dans cette nouvelle manière qui devait lui faire produire ses plus parfaits chefs-d'œuvre. Il y exposa deux effets de Soir et trois effets de Matin dans lesquels n'apparaissait pas d'autre préoccupation que celle de représenter le soir et le matin. Ces toiles sont l'expression complète de son génie et de son talent dès lors en pleine maturité. «Surprendre la nature dans sa vie, a dit M. Jean Rousseau, l'exprimer au vol, au milieu de l'éternel mouvement des choses, et pour cela se borner aux accents décisifs, insister sur ceux-là, sacrifier le reste, n'est-ce pas, et ne sera-ce pas désormais toute son esthétique ?» Corot, pour obtenir et traduire les suaves impressions qui se trouvent dans ses tableaux, ne s'inquiétait guère d'en varier beaucoup le pittoresque, et ne recherchait guère la bizarrerie ni l'imprévu des sites. Ce ne sont pas les accidents extraordinaires de terrains qu'il aime, ni les cieux bouleversés par la tempête, ni l'orage furieux, ni les horizons déchirés par des lueurs violentes et brutales. Chez lui c'est presque toujours la même scène extérieure qui sert de thème à des variations incessamment nouvelles, toujours plus fines, plus délicates que les précédentes. Ainsi qu'on l'a dit déjà, quelques bouquets gracieux de bouleaux légers et de trembles frémissants comme des plumes, enveloppés d'un ciel discret, quelques rougeurs éparses de toits en tuiles, quelques blancheurs confuses de vagues murailles, entr'aperçues dans les trous du feuillage, quelques silhouettes colorées et fugitives de bûcheronnes et de promeneuses marchant dans la rosée pâle du printemps, lui suffisent à composer une de ces idylles enchanteresses dont la séduction est certaine et le souvenir impérissable.
Cependant, malgré le succès qui s'imposait, Corot gardait des détracteurs dont les objections ne portaient plus sur sa façon personnelle de rendre les beautés de la nature, mais s'arrêtaient aux indécisions de son dessin, à ce qu'on appelait son «exécution lâchée» et les négligences de son coloris effacé ou brouillé. Un des coryphées de la peinture académique, M. Ch. Timbal, se faisait l'écho de ses critiques en disant: «Lorsque le temps aura passé son doigt malicieux sur ces silhouettes déjà si molles, lorsque ce voile qu'il jette avec une égale insouciance sur les plus belles œuvres et sur les plus faibles, obscurcira ces couleurs, brouillées au hasard du pinceau sur une ébauche fatiguée, que restera-t-il de ces aubes et de ces crépuscules, et de ce charme encore vainqueur aujourd'hui de tant de reproches ?...» Le temps jusqu'ici s'est chargé de répondre et les quarante toiles de Corot réunies à l'Exposition universelle de 1889, loin d'avoir perdu l'exquise saveur du premier moment, n'ont fait que grandir la gloire du maître. On peut se demander, comme le faisait Th. Thoré au Salon de 1847, comment ces paysages de Corot «assez singulièrement peints», produisent l'émotion puissante qu'ils excitent. On répliquera par l'explication que donnait le même Th. Thoré: «Il me semble que la peinture un peu mystique de M. Corot agit sur le spectateur à peu près comme la musique sur le dilettante, par un moyen indirect et inexplicable. Comment se fait-il qu'une phrase musicale de Beethoven, un son vague et fugitif, provoque inévitablement une certaine idée et non point une autre ?» Voilà l'exacte définition qui convient au talent de Corot et qui tait comprendre le trouble, l'émotion qu'il dégage. Le peintre a donné une note qui est unique dans l'histoire de l'art. II ne procède d'aucune école et n'a laissé aucun élève, parce qu'il n'a inventé ni une formule ni une méthode d'exécution. Mais il a vu dans la nature et a su exprimer ce que nul n'avait vu avant lui. Il ne particularise pas le paysage, il n'en fait par le portrait comme Th. Rousseau, il ne lut prête pas une allure shakespearienne comme Jules Dupré, ou philosophique comme Millet. Il le synthétise, le compose, et, sous ce rapport, l'artiste se rattache à l'ancienne école historique. Mais il est dominé, en le respectant, par un respect si profond des réalités qui l'enivrent, il pénètre si bien dans le mécanisme, pour ainsi dire, de la vie de la nature, il transpose avec une telle justesse les tonalités que perçoit son regard et qui, posées sur la toile, traduisent à miracle le mouvement même des nuages qui passent, des vapeurs impondérables qui s'exhalent de la terre, des souffles invisibles qui courent dans les arbres et sur les eaux,. qu'en croit entendre dans ses tableaux le frémissement sourd des êtres et des choses. Aucun genre de peinture ne donne au même degré que la sienne la sensation de la vérité puissante et captivante.
Corot, mis enfin hors de pair, vit affluer chez lui les acheteurs, et sans qu'il se souciât beaucoup de gagner de l'argent, uniquement parce qu'il aimait à peindre, il se condamna à une production incessante. C'est cette facilité qu'il mettait à apposer souvent sa signature sur des ébauches qui fit éclore plus tard de nombreuses contrefaçons de ses toiles. Un peintre nominé Trouillebert arriva même à imiter suffisamment sa manière pour que des marchands sans scrupule aient plus d'une fois, à peu de frais, fabriqué avec ses œuvres de «faux Corot». Le maître n'en continua pas moins à exposer à tous les Salons avec une régularité absolue. En 1849 il obtint un succès retentissant avec sa Vue du Colisée, une Vue prise à Ville-d'Avray, une Vue prise à Volterra, et surtout avec une grande composition aujourd'hui au musée de Langres, le Christ au jardin des Oliviers qui n'est ni un tableau d'histoire, ni un paysage, mais une composition tenant à l'épopée, et d'une poignante mélancolie. Puis il donna successivement: Soleil couchant et Matinée (1850), le Repos, le Port de La Rochelle (1852), Saint Sébastien (1853), etc. A l'exposition universelle de 1855, il ne fit qu'un envoi peu important; mais, au Salon de 1857, il eut sept tableaux dont l'un, l'Incendie de Sodome, arracha à Gustave Planche un cri d'admiration, puis la Nymphe jouant avec un autour, et le Concert, coin de nature clair et ensoleillé au milieu duquel des figures de femmes coquettement drapées semblent s'enivrer de l'harmonie des instruments à corde qu'elles font vibrer. Les chefs-d'œuvre se succèdent. Voici Dante et Virgile, Macbeth (1859), la Danse des nymphes (1861), qui est une pure merveille de grâce lumineuse, Souvenir du lac Nemi (1865), le Matin, le Soir (1866), morceaux admirables, puis les tableaux de l'Exposition de 1867 qui consacrent définitivement sa renommée et lui valent la croix d'officier de la Légion d'honneur. C'est le point culminant de la carrière de Corot qui continue à produire avec une sorte de fièvre. «Si je ne pouvais plus peindre, disait-il, faire mes petites branchettes dans le ciel, avec de l'air pour laisser passer les hirondelles, il me semble que sous peu je tomberais raide mort.» Après la guerre de 1870, il continua encore à exposer. Nous citerons sa Pastorale (1873), sa Dante antique (1875), etc. Au Salon de 4874, on songea à conférer à Corot la médaille d'honneur, récompense bien due à ce génie trop longtemps méconnu. Mais ce fut un autre qui l'obtint. En dépit des admirations, l'art de Corot n'était pas encore accepté sans réserve par les derniers fervents du genre académique. Une manifestation fut organisée par les amis du peintre pour répondre à ce déni de justice, et une médaille d'or lui lut offerte par souscription le 29 déc. 1874. Corot mourut quelques mois après, en prononçant ces suprêmes paroles dans le délire de l'agonie: «Vois-tu comme c'est beau! Je n'ai jamais vu d’aussi admirables paysages.» Un monument lui a été élevé à Ville-d'Avray, orné d'un médaillon dû au sculpteur Geoffroy-Decharme qui a su faire revivre la physionomie souriante et bonhomme de son ami, avec ses cheveux en broussailles, ses veux clairs et francs, sa bouche un peu moqueuse, animée d'une expression d'ineffable bonté, son air de paysan simple et rayonnant qui, à la fin de sa vie, alors que la richesse était venue en même temps que la renommée, eut la générosité sublime et tendre comme le génie.

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