Ingres et Manet

Gustave Kahn
Le Salon d'automne ne nous donne pas seulement une belle exposition ; il nous donne une grande leçon de sagesse critique et philosophique. Dans le même local, organisées par le même groupe, il y aura deux salles rétrospectives. A la cimaise de l'une quelques uns des plus beaux et des plus rares tableaux d'Ingres; aux parois de l'autre un choix des plus belles oeuvres d'Edouard Manet. Ceci rejoint cela, à l'étonnement sans doute de quelques vieux peintres, hors concours anciens, vivant à l'ombre de l'Institut, en pleine légende, croyant encore que les Impressionnistes sont de favoris dévorateurs de gloire, ennemis-nés de tout dessin pur et de toute ligne élégante. Au contraire, dans les jeunes milieux, personne ne conteste Ingres et tout le monde rend à Manet la justice qui lui est due, l'admire comme initiateur et reconnaît son influence sur toute la peinture moderne. Tous les artistes du Salon d'automne, les élèves de Gustave Moreau comme Desvallières, Rouault, Matioc, les impressionnistes comme Renoir, Guillaumin, d'Espagnat, Truchet, les symbolistes comme Guérin, les caractéristes comme Raffaelli, les élèves de Lautrec comme Delhommedes intimistes comme Vuillard admettent parfaitement dans leurs admirations, Ingres et Manet, les logent tous les deux à la même enseigne, parmi les inventeurs et les propagateurs de la beauté, et cela n'a rien de singulier, car c'est vrai; seulement, pour y arriver, il fallait le recul du temps, et qu'est-ce que ce recul du temps, cette marche vers la tolérance artistique qu'il amène invinciblement, sinon l'arrivée à l'influence, à l'autonomie, aux décisions utiles suivies de sanction des groupes jeunes. M. William Bouguereau, qui portait à Ingres de l'amour et à Manet de la haine, n'eut pas cet éclectisme qui ne gêna pas Cézanne. M. Bouguereau avait refusé Millet au Salon ; il aimait dire, dans les derniers temps de sa vie, que si la situation s'était représentée, il eût agi de même. Rien ne l'avait modifié, ni l'accoutumance, car les nouveautés de Millet auraient pu prendre à ses yeux un caractère habituel, ni le triomphe écrasant ; il eût continué à refuser Millet, il le refusa tant qu'il put en la personne des bons peintres de l'école française. Il était irréductible comme Gérôme. Les jeunes viennent et défont ces catégories péniblement tracées, jettent bas ces barrières difficultueusement élevées contre les gens de talent, au nom d'hommes de génie anciens, par des disciples obscurs.

Certainement Ingres est plus à sa place parmi les jeunes du Salon d'automne et leurs aînés immédiats les Chevet, les Renoir, les Carrière que parmi les amis de M. Bouguereau ; s'ils l'aimèrent tant c'est qu'ils le regardèrent peu. Aucune filiateur ne réunit leurs toiles aux siennes, tandis que Ingres touche à l'Impressionnisme par son influence sur Edgar Degas, son continuateur direct, mais son continuateur à la façon dont ce grand artiste doit être continué, non pas en imitant sa façon de mettre en page les tics de sa manière, les défauts de son coloris, les monotonies de sa conception, niais en prenant la besogne au point où il l'a laissée, en la complétant, en achevant l'évolution dont il a été un des points de la courbe.

* * *

Il y a deux parties dans l’œuvre d'Ingres; l'une dont la beauté est solennelle et froide, c'est son oeuvre décorative, celle dont l'apothéose d'Homère est le point culminant ou du moins la toile la plus représentative. Ici, Ingres appartient au passé; c'est la filière des Lescure et des Lebrun qu'il continue. L'autre partie est plus belle, plus ardente, c'est celle qui touche le plus nos contemporains, ce sont des portraits si vivants, et presque toujours mieux peints. On y trouve rarement cette sécheresse du coloris qui gâte les belles lignes de la Jeanne d'Arc ou de la Source. Au contraire, les portraits, malgré quelques tons un peu crus parfois, frémissent de vie chaude et sont harmonieux aux regards. Les portraits de femmes d'Ingres sont empreints d'une sensualité passionnée. On y sent un amoureux de la ligne féminine.

Dans ses portraits et dans ses dessins, il se donne, tandis qu'en son oeuvre officielle de décoration et de Musée, il se garde, et la recherche de la belle ligne ardente qu'il a en ses portraits le met très près de nous, le met assez près de Manet.

Evidemment, ils ont pensé autrement. Manet n'a pas cherché le divin terme des portraits d'Ingres ; il n'a pas eu non plus l'extase d'Ingres devant le morceau nu; mais les temps avaient changé. Il n'y avait pas à refaire après Ingres et Delacroix ce qu'ils venaient d'achever de faire. Il n'y avait ni à reprendre le rêve païen et hellénique d'Ingres, ni la grande vision romantique et pittoresque de Delacroix. Mais il y avait justement à prendre le terrain qu'ils avaient négligé de conquérir. Ni l'un ni l'autre n'avaient pensé à conquérir la vie moderne, à noter le tout les jours, à faire de la beauté avec le coin des rues de Paris, les gaîtés de ses femmes, la splendeur bleue des Seines du dimanche, parmi les joies des canotiers. Ingres ne quittait guère le Parnasse mythologique que pour portraicturer l'aristocratie de son temps ; Delacroix, dans son grand rêve cosmogonique et historique, ne s'était aperçu que tout à la fin de sa vie de l'intérêt de la rue, où pourtant l'avaient déjà mené en 1830, quand il peignit sa Liberté guidant le peuple aux barricades. Les passions politiques lui avaient montré là une voie qui lui eût été aussi féconde que celle qu'il suivit. Manet rencontrait Ingres et Delacroix en souverains sur presque tous les points de l'art; il lui restait de regarder autour de lui, à ses pieds, d'épier le frisson de Paris et la fête de Paris; il le fit et de son effort naquit toute l'école moderne.

Il est aigu, inquiet, frémissant. Son art évoque un peu l'esthétique nerveuse des Goncourt, l'esthétique douloureuse de Charles Baudelaire. Il pressent le naturalisme, pas celui de l'Assommoir, celui de Germinie Lacerteux. Il modifie l'aspect des murs du Salon. Avant lui, il y règne de l'héroïsme et de la sentimentalité. Les personnages de la fable y voisinent avec des effigies mornes ou des allures souffrantes de grands désespoirs modernes. Depuis lui, par lui ou ceux qui l'imitent, les uns dans des voies de liberté, les autres en arrangeant son esthétique au goût du jour, atténuant, édulcorant, le monde des images se change. On verra des bars de théâtre populaire, des grisettes, des coins du Paris du plaisir. Cela ne l'empêche pas de penser à la grande peinture, au tableau d'histoire et de brosser un grand et beau tableau, la Mort de Maximilien. Il peint des femmes aux cheveux de soleil, dans des jardins éclatants des fleurs pourpres. Il fait aussi des portraits. Le gros public croit à cause de la franchise de l'exécution que c'est de la pochade ; la critique officielle et les peintres classiques répandent soigneusement cette opinion parmi la bourgeoisie, et, pourtant, il demanda à ses modèles, pour les portraits, autant de séances de pose, que le classique le plus décidé. Pour la toile célèbre dite le Bon Bock le graveur Balot, qui lui servit de modèle, dut lui donner quatre-vingts séances. Le portrait de M. Antonin Proust ne prit guère moins de temps. La légende veut que le travail de Ingres ait toujours été empreint d'une majestueuse sérénité ; elle est démentie par la nervosité de certains dessins ; le travail de Manet fut toujours âpre, violent, inquiet ; la faute n'en fut point, comme l'insinuèrent sans raison, quelques critiques académiques, qu'il ignorait certaines parties de son métier ; s'il dédaignait quelques ficelles, c'était son droit; d'ailleurs l'accusation est de celles que l'on adresse indistinctement à tous les novateurs, mais son exécution est nerveuse, parce qu'elle s'attaque à des sujets nouveaux, parce qu'il allait dire des choses qu'on n'avait pas dites avant lui et qu'il allait ajouter un domaine nouveau à l'art du XIXe siècle, le moderne, le tableau de la ville, la recherche de la transcription de ses beautés fugaces et sans cesse changeantes.

L'exemple que donne le Salon d'automne est bon ; c'est de l'intelligence sélectionnée ; il faut espérer que l'on continuera dans cette voie, qu'une exposition rétrospective commune unira un jour les préraphaélites anglais et leur ennemi moderniste Whistler, qu'un même groupement amènera au Salon d'automne les admirateurs de Gustave Moreau en même temps que ceux de Sisley et de Pissarro. Le temps calme tous les contrastes, pacifie les discordes et met en harmonie les nuances.

Littérairement, on en trouverait un signe dans la sympathie générale qui va vers J.-M. de Heredia, qui, déjà de son vivant, comptait des amitiés parmi les groupes d'écrivains les plus opposés les uns aux autres; ici aussi, de même que pour le romantisme, sauf pour quelques attardés, la paix s'est faite entre les admirateurs exclusifs de Lamartine, de Hugo, de Vigny, pour la littérature nouvelle, alors que se seront apaisés les cris de quelques Parnassiens de second choix, qui n'ont point mandat pour défendre, avec l'âpreté qu'ils y mettent, la tradition classique et qui songent beaucoup plus, lorsqu'ils pourfendent les novateurs, à vanter du même coup leur faire, l'harmonie de leurs poèmes et leurs prudences monotones; les mêmes lecteurs liront avec plaisir les beaux vers d'autrefois et les beaux vers d'aujourd'hui, ceux d'hier et ceux de tout à l'heure. C'est une grande illusion de croire que les mouvements d'art ne s'enchaînent point: ils s'enchaînent de novateurs à novateurs. Manet est plus près d'Ingres que M. Bouguereau, comme Baudelaire est plus près de Racine que Ronsard. Et c'est pourquoi le recul du temps réunit dans l'admiration des jeunes des oeuvres en apparence antithétiques comme celles de Ingres et celles de Manet.

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