Je suis un soir d'été
Pierrette Laperle fait partie de ces écrivains amis à qui nous avons demandé de participer à nos Célébrations de l'incarnation. Elle nous a fait cadeau d'un livre, un recueil de nouvelles, intitulé Les mots ravalés, en nous invitant à choisir dans ses nouvelles celle qui nous semble correspondre le mieux à notre thème. Le livre est offert en ligne aux Éditions Lulu. Vous l'aimerez si vous êtes sensibles aux rapports sensibles avec le monde.
«Je suis un soir d’été.» Bleu comme un soir de Rimbaud. S'annonce une nuit au jardin, repliée comme moi dans ses fragments d'ombres. Les lucioles s'allument dans l'herbe chaude, elles dansent dans l'air parfumé de la terre. Je suis un soir d'été. J'attends sa venue. Au bout de l'allée, il arrivait heureux, sifflotant, ses yeux allumés dans un demi-jour qui s'éteint. Il est si tard maintenant. Si tard dans ma vie. Personne n'est venu ce soir d'été. Mon banc près du lilas est vide. Je suis étang gelé. Blanche. Ondulée. Ridée. Je n'attends plus personne. L'allée est déserte. La porte entrebâillée. Les rideaux tirés. Ma vie en suspens. Ma vie ne tient qu'à un fil. Un fil qui s'effiloche, va se casser, me propulser dans une autre dimension. Je ne veux pas….pourtant, il n'y a que me laisser glisser. Ne pas résister. Comme à cette image d'autrefois qui resurgit au bord de ma mémoire.Hiver 1945. En haut de la côte glacée près de l'église, les genoux relevés sous le menton, dans une boîte de carton, le cœur en émoi, je dérapais en toute vitesse comme sur une planche à laver, traversant la rue en contrebas, espérant que la voiture du laitier tirée par une vieille picouille ou l'autobus du village ne viennent couper ma folle descente, tressautant comme une balle de ping-pong, tournoyant comme une toupie pour finir dans un banc de neige. Me retournant, l'église se branlait majestueuse dans sa tour de clocher, en haut de la côte. La rue déserte. Je l'avais échappé belle…
Je suis un soir chaud d'été. Gelée de l'intérieur. Mon cœur bat léger dans l'assoupissement du jour. Mon corps raidi par les ans. Des ramures devenues sèches, cassantes après un long hiver dans une froidure à fendre le sol. Ma vie: des saisons tissées d'espaces doux et chauds, éphémères et fugitifs qui me glissent entre les doigts. Me voilà vieille…mais qui prétend de l'intérieur ne pas l'être. Ma peau demeure indifférente à l'alerte rouge. « Au-delà de cette limite, votre ticket de retour n'est plus valable. » Ralentir. Allonger le pas. Allonger mon existence. Pas besoin de me presser. J'ai tout mon (le) temps pour ce processus de décrépitude. Décrépie par habitude. Mon enveloppe de chair, sourde à mes supplications d'interrompre ce flétrissement qui me donne un petit air fané, abîmé, à mettre à la poubelle; elle n'en fait qu'à sa tête sans égard à mon être intérieur lisse, frais, croquant sous la dent. Je n'ai rien à voir avec cette maudite carcasse que je traîne sur mon dos. Il y a un manque évident d'ajustement, d'harmonie…Je ne suis pas ce que vous voyez. Ça n'a rien à voir avec moi. Je cr-i-i-i-e à l'im-pos-tu-re! Finirai dans la peau d'une femme que je ne reconnaîtrai pas. Me détacherai d'elle. Sans regrets. Sans me retourner sur son passage.C'est moi, celle-là qui vient vers moi… Courant dans un champ de fleurs sauvages, mes longues nattes battant mon dos, essuyant mon visage mouillé de larmes, de mon bas de robe de coton bleu, fuyant ce mononcle qui veut me faire du mal. Lui si bon. Ferait pas mal à une mouche. Je l'ai surpris un jour en-train d'en démembrer une: les ailes, une à une; les pattes, une à une. Entre ses doigts, son abdomen gicle. Un sourire mauvais sur ses lèvres lippues.