Les difficultés du dialogue islamo-chrétien

André Patry
En 1976 eut lieu à Tripoli le premier séminaire islamo-chrétien organisé par le Saint-Siège et un État musulman. À l'issue de la rencontre, Kadhafi a fait adopter à la hâte un rapport, publié en arabe seulement, qui contenait l'article suivant: «Les deux parties regardent avec respect les religions révélées; par conséquent, elles distinguent entre le judaïsme et le sionisme, considérant le sionisme comme un mouvement raciste agressif, étranger à la Palestine et à toute la région de l'Orient.» Dans le monde, l'effet est immédiat. Partout l'on croit que le Saint-Siège a modifié son attitude à l'égard de la question palestinienne et qu'il s'est rallié aux thèses arabes... La délégation chrétienne était dirigée par le Cardinal Pignedoli.
à Qoussai Samak



Le vendredi 6 février 1976, le colonel Kadhafi, la tête et les épaules couvertes d'un ample châle blanc, prend congé au Palais du Peuple, à Tripoli, des participants venus par centaines, d'une soixantaine de pays, au premier séminaire islamo-chrétien organisé conjointement par le Saint-Siège et un Etat musulman. Kadhafi. rayonne de bonheur. A ses côtés, le sourire embarrassé, le cardinal Pignedoli, chef de la délégation vaticane, reçoit les hommages des invités. Les conclusions générales de la rencontre, rédigées en arabe et ratifiées au nom de leur délégation par quelques-uns des représentants chrétiens, viennent d'être adoptées par acclamation; et deux de leur vingt-quatre paragraphes causent à Kadhafi une joie particulière. Ils se lisent comme suit:
    Par. 20. — Les deux parties regardent avec respect les religions révélées; par conséquent, elles distinguent entre le judaïsme et le sionisme, considérant le sionisme comme un mouvement raciste agressif, étranger à la Palestine et à toute la région de l'Orient.

    Par. 21 — L'engagement vis-à-vis du droit et de la justice, la sauvegarde de la paix, le droit des peuples à l'autodétermination, portent les deux parties à affirmer les droits nationaux du peuple palestinien et son droit à retourner à sa terre natale; à affirmer que Jérusalem est une ville arabe, à rejeter les plans de judaïsation, de partage et d'internationalisation, et à dénoncer toute profanation des Lieux saints; les deux parties exigent la libération de tous les détenus en Palestine occupée, notamment les musulmans et les hommes religieux chrétiens; les deux parties revendiquent la libération de tous les territoires occupés et appellent à la constitution d'une commission permanente d'enquête sur les tentatives d'altération des Lieux saints musulmans et chrétiens et à dénoncer la chose devant l'opinion mondiale.


Dans le monde, l'effet est immédiat. Partout l'on croit que le Saint-Siège a modifié son attitude à l'égard de la question palestinienne et qu'il s'est rallié aux thèses arabes. A Tripoli, ce présumé revirement semble normal. Tandis que Muhammad Ahmad Charif, ministre libyen de l'éducation nationale et chef de la délégation musulmane, déclare que le problème palestinien relève exclusivement de la morale religieuse, le Dr Ezzedine Ibrahim, conseiller du président des Emirats arabes unis, attribue malicieusement la nouvelle position du Vatican à "son isolement et son besoin de gagner les bonnes grâces du monde islamique, extrêmement peuplé, riche et puissant".
1 Mais, à Paris, Tribune juive hebdo parlera du "crime du Vatican".

Revenu de sa surprise, le cardinal Pignedoli, qui avait donné une approbation de principe à un texte dont les dispositions n'étaient pas encore connues, tente vainement d'en faire rayer les articles 20 et 21. Kadhafi l'écoute distraitement. Le prélat décide de s'expliquer sur place au moyen d'une conférence de presse. Mais les Libyens en demandent l'annulation. Alors, dès son retour à Rome, il soumet la déclaration aux autorités du Saint-Siège qui, après en avoir retranché les passages incriminés, l'officialisent en la publiant dans l'Osservatore Romano dans une version française largement conforme à celle que les Libyens avaient fabriquée à la hâte à l'issue du colloque. La déclaration finale de Tripoli exprime, pour l'essentiel, le point de vue musulman. Elle n'a été présentée qu'en arabe, et c'est dans cette seule langue qu'elle a été approuvée par les participants du séminaire. Outre ses passages équivoques qui, pris à la lettre, signifient la reconnaissance par la partie chrétienne des origines "célestes" de la religion islamique et du caractère prophétique de son fondateur, le texte de Tripoli reflète une dimension fondamentale de l'islam, à laquelle le christianisme est étranger. Il s'agit de ce que l'on nomme en Occident la confusion du spirituel et du temporel. Dans l'Evangile, Jésus est très clair: il parle de ce qui appartient à César et de ce qui appartient à Dieu. Le Coran ignore cette distinction: rien n'est indifférent à Dieu et le croyant doit rechercher en toute chose l'accomplissement de la seule volonté divine. Le Coran est la source unique de toute loi et de toute morale; et c'est sur ses enseignements, tels qu'ils ont été explicités ou pratiqués par Mahomet, que doit reposer la société civile. Le césaro-papisme, chez les chrétiens, apparaît comme un phénomène historique: il manifeste des moments de la pensée politique et religieuse de l'Orient byzantin et de l'Occident latin; mais il va à l'encontre de l'Evangile. Jésus, citoyen d'un pays assujetti à l'autorité romaine, ne rejette pas cette dernière, contrairement à ce que pouvait attendre du Messie toute une école de la pensée juive. Mais, dans l'islam, la soumission au Livre et à ses interprétations légitimes est un précepte absolu. Elle oblige la communauté des croyants à condamner tout chef, même investi de la dignité de calife, qui n'agirait pas conformément aux prescriptions coraniques. C'est dans cet esprit que l'un des participants de la rencontre de Tripoli, le Pr 'Utba, a critiqué le concept de "laïcité" et la réalité des états laïques, et que, présent à l'une des séances du séminaire, le colonel Kadhafi est allé lui-même jusqu'à attaquer violemment le principe de l'Etat laïque, affirmant que "les législations laïques sont fausses parce qu'elles ont perdu leurs sources naturelles: la religion et la coutume". 2 Devant ces interventions, chacun a pu constater une fois de plus ce qui, dans l'ordre pratique, sépare le christianisme et l'islam et explique, dans une certaine mesure, les luttes innombrables qu'ils se sont livrées dans le passé. L'orientaliste Gustave von Grunebaum l'a déjà écrit: le musulman traditionnel ne pense pas sa civilisation comme une parmi d'autres.

Divergences doctrinales
Avant d'indiquer brièvement les divergences doctrinales entre chrétiens et musulmans, il est essentiel de rappeler que les Arabes ont reçu le Coran dans leur langue et que ce livre est tenu pour la Parole "incréée" de Dieu. Il n'en peut donc exister aucune traduction ayant la même valeur que l'original. Toutefois, les docteurs de l'islam acceptent que le Coran puisse être "interprété" dans d'autres langues. Ainsi, depuis 1979 il y a une version française du Coran, celle de D. Masson revue par le cheikh S. El-Saleh, 3 qui est considérée comme valable. Mais, comme le rappelle Si Hamza Boubakeur, recteur de la mosquée de Paris, "en matière d'exégèse et de théologie les vocables ne couvrent pas toujours, en passant d'une langue à l'autre, les mêmes réalités, en raison même de leur étymologie respective et de leur évolution sémantique"4 Pour ce qui regarde le texte coranique, ce problème est d'autant plus sérieux que les musulmans, en général, se méfient de la méthodologie occidentale en matière d'exégèse et que l'arabe du Coran, le plus pur qui soit, renferme néanmoins des archaïsmes et même des mots dont la signification actuelle n'est pas nécessairement identique à celle qu'ils avaient au premier siècle de l'hégire.

Ces précisions apportées, il sera sans doute éclairant de dégager les divergences doctrinales entre chrétiens et musulmans en partant du message adressé par Mahomet à l'empereur d'Abyssinie et qui constitue une véritable profession de foi:
    Au nom de Dieu clément et miséricordieux.
    Mahomet, apôtre de Dieu,
    à Najashi Ashama, empereur d'Abyssinie, salut.

Gloire à Dieu! au Dieu unique, saint, pacifique, fidèle et protecteur. J'atteste que Jésus, fils de Marie, est l'esprit de Dieu et son Verbe. Il le fit descendre dans Marie, vierge bienheureuse et immaculée, et elle conçut. Il créa Jésus de son esprit et l'anima de son souffle, ainsi qu'il anima Adam. Pour moi, je t'appelle au culte d'un Dieu unique, d'un Dieu qui n'a point d'égal, et qui commande aux puissances du ciel et de la terre. Crois à ma mission. Suis-moi. Sois au nombre de mes disciples. Je suis l'apôtre de Dieu.

Le Prophète parle d'un Dieu unique. Cette vérité est le fondement dogmatique de l'islam. Il n'y a de Dieu que Dieu. Des sourates du Coran rejettent de façon catégorique l'idée d'une trinité: "Ne dites pas qu'il y a une trinité en Dieu. Il est un". (IV, 169) "Adorez l'unité de Dieu. Ne lui donnez point d'égal". (XXII, 32) Malgré leurs efforts pour faire comprendre aux musulmans qu'ils ne révèrent eux-mêmes qu'un seul Dieu, les chrétiens sont encore tenus très souvent, en terre d'islam, pour des polythéistes. On a vu récemment la revue officielle de l'université d'Al-Azhar, commentant une conférence sur "la foi commune en Dieu dans l'islamisme et le christianisme", écrire à l'intention de son auteur: "La foi en Dieu est commune entre vous, chrétiens, et les polythéistes ( ... ) Restons-en aux valeurs humaines qui, elles, sont communes à nous et à vous ( ... ) la foi musulmane en Dieu n'est pas semblable à la foi chrétienne".
5

Dans son message à l'empereur d'Abyssinie, cependant, Mahomet reconnaît la naissance surnaturelle de Jésus et la virginité de sa mère, reprenant ainsi l'enseignement coranique qui dit: "Jésus est le fils de Marie, l'envoyé du Très-Haut et son Verbe. Il l'a fait descendre dans Marie. Il est son souffle". (IV, 169), et qui dit également en citant les paroles de l'ange Gabriel à Marie: "Dieu t'a choisie; il t'a purifiée; tu es élue entre toutes les femmes" (III, 37) — "Je viens t'annoncer un fils béni" qui sera "le prodige et le bonheur de l'univers" (XIX, 19-21). Les chrétiens s'étonnent souvent que les musulmans ne donnent pas aux mots Verbe de Dieu et souffle (ou esprit) le même sens qu'eux et qu'ils ne tirent pas de la naissance de Jésus — unique dans tout le Coran — les mêmes conclusions qu'eux. Certains exégètes chrétiens, convaincus que le Livre des musulmans confirme leur interprétation de cette naissance, vont jusqu'à croire qu'on pourra un jour démontrer que la signification des mots arabes Kalimat'Allah (...) — Verbe de Dieu — concordait à l'origine avec celle du mot grec Logos (...) et que celle du mot arabe Ruh (...) — souffle ou esprit — était identique à celle du mot grec Pneuma (...). Mais, suivant l'acception courante, du reste appuyée sur le Coran (XIX, 17), le souffle dont il est question dans le Livre est l'ange Gabriel et le Verbe de Dieu au sens du Logos johannique est le Coran lui-même, Parole incréée de ' Dieu, et non Jésus qui n'est, tout comme Mahomet, qu'un messager de Dieu.

Le Coran, on le sait, rejette la filiation divine de Jésus: "Dieu a un fils, disent les chrétiens. Loin de Lui ce blasphème". (11, 110) Bien plus, il nie que Jésus soit mort en croix: Dieu, qui ne pouvait permettre qu'un tel prophète fût mis à mort par les hommes, l'a élevé à Lui (IV, 137)
6. Il faut répéter, d'ailleurs, que l'idée de la Rédemption est tout à fait étrangère à l'islam. Tout en rappelant qu'Adam a péché, le Coran considère que Dieu lui a pardonné. Il est impensable, affirment les musulmans, qu'un acte humain puisse atteindre Dieu, qui est pure transcendance. En réduisant ainsi la faute du premier homme à une simple "transgression légale" (suivant l'expression de Jacques Berque), la théologie arabe, contrairement à celle des Grecs, n'a pas eu le besoin d'élaborer le dogme de l'Incarnation et celui, inséparable ou consécutif, de la Trinité.

De fait, c'est beaucoup plus au judaïsme qu'au christianisme que l'islam se rattache. Louis Massignon, songeant sans doute à l'infortune d'Ismaël, le père des Arabes, avait déjà dit de la religion du Prophète qu'elle est "le schisme abrahamique des exclus". On pourrait peut-être ajouter, en se plaçant dans une autre perspective, que l'islam est aussi la réponse du judaïsme au christianisme.

Dialogue islamo-chrétien
Si, dès les débuts de l'hégire, les relations entre juifs et musulmans sont nettement mauvaises, les rapports entre chrétiens et musulmans, en revanche, semblent plutôt satisfaisants. On connaît ce verset du Coran, maintes fois cité: "Tu trouveras que les hommes les plus proches des Croyants par l'amitié sont ceux qui disent: "En vérité, nous sommes chrétiens". C'est qu'il y a parmi eux des prêtres et des moines, et qu'ils sont exempts d'orgueil". (V, 85)

Le premier dialogue entre chrétiens et musulmans remonte à l'époque du Prophète. C'est Mahomet lui-même qui, le premier, a entamé ces discussions religieuses qui devaient se prolonger pendant plusieurs siècles, en engageant l'évêque de Najrân, dans le sud de l'Arabie, et ceux qui l'accompagnaient à Médine à devenir des adeptes de l'islam. Il leur proposa une ordalie. Les chrétiens se récusèrent. Ils restèrent fidèles à leur foi et la purent pratiquer, conformément aux prescriptions du Coran à l'égard des Gens du Livre; mais ils durent accepter le statut de dhimmi, c'est-à-dire de protégés et de tributaires.

Pendant tout le moyen âge, de Bagdad à Cordoue, chrétiens et musulmans s'affrontèrent au cours d'entretiens théologiques. L'un des plus célèbres de ces dialogues eut lieu à Bagdad au VIIIe siècle entre le patriarche nestorien Timothée I et le troisième calife abbasside relativement à l'authenticité des Evangiles et à la divinité de Jésus. D'autres entretiens non moins fameux se réalisèrent en Egypte entre saint François d'Assise et un sultan ayyoubite et en Algérie, un siècle plus tard, entre Raymond Lulle et des ulémas. De ces derniers échanges devait sortir un curieux livre écrit à Bidjaïa et intitulé Discussion entre Raymond, chrétien, et Hamar, sarrazin.

Cependant, il faudra attendre quatorze siècles pour que l'Eglise, réunie en concile, se prononce officiellement sur l'islam. Dans un premier décret émis en 1964 (Lumen gentium), elle proclame que "le propos du salut embrasse aussi ceux qui reconnaissent le créateur, et en premier lieu, les musulmans qui déclarent avoir la foi d'Abraham, adorent avec nous le même Dieu unique et miséricordieux qui jugera les hommes au dernier jour". Dans un deuxième décret promulgué en 1965 (Nostra Aetate), l'Eglise définit en ces termes son attitude envers les musulmans:

L'Eglise regarde avec estime les musulmans qui adorent un Dieu UN, vivant et subsistant, miséricordieux et tout-puissant, créateur du ciel et de la terre, qui a parlé aux hommes. Ils cherchent à se soumettre de toute leur âme aux décrets de Dieu, même s'ils sont cachés, comme s'est soumis à Dieu Abraham auquel la foi islamique se réfère volontiers. Bien qu'ils ne reconnaissent pas Jésus comme Dieu, ils honorent sa mère virginale, Marie, et parfois même l'invoquent avec piété. De plus, ils attendent le jour du Jugement où Dieu rétribuera tous les hommes ressuscités. Ainsi, ont-ils en estime la vie morale et rendent-ils un culte à Dieu, surtout par la prière, le jeûne, l'aumône. Si, au cours des siècles, de nombreuses discussions et inimitiés se sont manifestées entre les chrétiens et les musulmans, le Concile les exhorte tous à oublier le passé et à s'efforcer sincèrement à la compréhension mutuelle ainsi qu'à pratiquer et promouvoir ensemble, pour tous les hommes, la justice sociale, les valeurs morales, la paix et la liberté.

Au cours de ses déplacements à l'étranger, particulièrement à Istanbul, Beyrouth, Djarkarta et Kampala, Paul VI rappellera le respect qu'il porte à l'islam et, en 1974, à l'occasion de l'ouverture de l'Armée sainte, il s'adressera aux musulmans "solidaires avec nous dans la foi d'Abraham".
7 Finalement, pour couronner son oeuvre de rapprochement avec les adeptes du Coran, Paul VI créera, à l'intérieur du secrétariat pour les non-chrétiens, une commission spéciale, présidée par un cardinal de la Curie, qui sera chargée de poursuivre le dialogue avec l'islam.

Toutes ces initiatives du chef de la chrétienté s'accompagneront de gestes concrets. A partir de 1964, des missions du Vatican, parfois dirigées par des cardinaux, se rendront dans plusieurs capitales de l'islam, notamment au Caire, à Riyad et à Tripoli, tandis que des représentants du Conseil supérieur des Affaires islamiques du Caire et du collège des ulémas d'Arabie saoudite viendront à Rome. Ces derniers seront reçus par Paul VI lui-même, dont le successeur actuel accueillera à son tour, lors d'une visite en France, le plus haut dignitaire de l'islam en Europe, Si Hamza Boubakeur, recteur de la mosquée de Paris.

C'est à Beyrouth qu'aura lieu, du côté musulman, l'événement le plus spectaculaire. Le 19 février 1975, l'iman Moussa Sadr, président du Conseil supérieur chiite du Liban, inaugurera en la cathédrale Saint-Louis les sermons du carême devant une assistance nombreuse composée de chrétiens et de musulmans. A ce geste de respect et de bonne volonté, on ne connaît guère de précédent dans l'histoire des relations entre les adeptes des deux grandes religions monothéistes. On sait, toutefois, que depuis déjà un quart de siècle, des pèlerins musulmans et chrétiens se réunissent chaque année à Vieux-Marché, en Bretagne, pour honorer, par leurs prières, la mémoire de ces sept jeunes gens, appelés les Dormants d'Ephèse, qui s'étaient réfugiés dans une caverne pour échapper aux persécutions de l'empereur Dèce (IIIe siècle) et qui y furent emmurés avant de ressusciter quelques siècles plus tard. Le Coran atteste ce miracle (XVIII, 1-24) et les Eglises orientales l'évoquent annuellement.

Le climat nouveau qui s'est installé entre chrétiens et musulmans depuis le règne de Jean XXIII et dont la multiplication des mosquées en terre d'Occident est l'un des signes les plus évidents, s'est singulièrement consolidé au cours de la dernière décennie grâce aux séances d'études et de prières qui ont maintenant lieu, de façon régulière, entre chrétiens et musulmans dans de nombreux pays. Il a déjà été question du séminaire de Tripoli. On pourrait également rappeler les colloques de Cordoue, dont la cathédrale, une ancienne mosquée, est devenue à l'occasion de ces rencontres un lieu de culte pour les adeptes de l'Evangile et ceux du Coran.

Du reste, le dernier colloque de Cordoue, celui de 1977, a revêtu une importance particulière. Consacrée à l'examen de la perception qu'ont les chrétiens de Mahomet et de celle qu'ont les musulmans de Jésus, cette rencontre était susceptible de réveiller les passions et de ressusciter de vieilles polémiques; et le Vatican de même que l'université Al-Azhar s'étaient abstenus — pour des raisons différentes, il est vrai — de toute forme de participation. Néanmoins, le président de la conférence épiscopale espagnole, le cardinal Tarancon, archevêque de Madrid, était présent; et on lui doit une intervention majeure dont l'Eglise sera moralement tenue de se souvenir et qui a été considérée comme capitale par plusieurs musulmans. Dans son discours, le cardinal a en effet insisté sur le respect dû au Prophète de l'islam et aux valeurs apportées par lui à des centaines de millions d'hommes. Cette attitude, qui n'est pas inédite dans l'histoire, a eu l'avantage de se manifester dans un climat nouveau. Elle est sûrement appelée à influer sur les prochaines étapes du dialogue islamo-chrétien, notamment en décourageant le prosélytisme.

Ce dernier, il faut le reconnaître, est en perte de vitesse. Mais il est encore visible en Afrique noire où les missionnaires du président de la Libye sont activement à l'oeuvre, même parmi les chrétiens. Toutefois, en Europe où vivent maintenant près de dix millions de musulmans — dont environ quatre millions en Yougoslavie — l'atmosphère est à la compréhension. Non seulement les conférences épiscopales de plusieurs pays ont sensibilisé les chrétiens aux besoins religieux des immigrants africains, turcs et pakistanais, mais elles ont aussi fourni leur appui à la construction de mosquées et à l'ouverture d'écoles pour les musulmans, ainsi qu'à l'élimination des manuels scolaires de tout jugement haineux à l'égard des Arabes et des autres adeptes de l'islam.

Difficultés du dialogue islamo-chrétien
Malgré tout, il reste encore des obstacles à surmonter avant que le dialogue islamo-chrétien ne produise tous les fruits qu'on en peut attendre et qu'il n'influence de manière décisive les rapports toujours empreints d'une certaine méfiance entre le monde musulman et le monde chrétien. Parmi ces difficultés, les unes, d'ordre linguistique, ressortissent à l'exégèse et à l'herméneutique et concernent avant tout les théologiens et les linguistes; les autres, d'ordre psychologique, relèvent du domaine culturel et intéressent les peuples eux-mêmes.

Il s'en trouve, parmi les chrétiens, qui espèrent que les Arabes finiront un jour par attribuer au mot Ruh dans le Coran un sens identique à celui qu'ils lui donnent eux-mêmes dans l'Evangile, et qui est le mot que les chrétiens emploient en arabe pour désigner l'Esprit saint dont la Vierge a conçu Jésus. Le Coran, on l'a vu, annonce que Dieu a fait descendre son souffle -ou esprit - dans Marie et qu'elle a engendré un fils, Jésus, messager du Très-Haut et son Verbe. Jusqu'à présent, les musulmans, qui sont d'un monothéisme rigoureux, n'ont jamais accepté que ce "souffle" fût la troisième de ces Personnes hypostatiques formant la Trinité. On peut douter que la conception très différente que se font chrétiens et musulmans du Dieu unique qu'ils affirment adorer soit une simple querelle de mots, un peu à l'exemple des divergences doctrinales qui, présumément, séparaient l'Eglise copte des Eglises chalcédoniennes et qui se sont révélées pratiquement inexistantes lors des entretiens du pape Paul VI et du patriarche Chenouda, chef de l'Eglise d'Alexandrie. Le monothéisme musulman en est un de transcendance; et l'idée d'un Dieu qui s'incarne, qui souffre et qui meurt en croix leur paraît aberrante, tout comme celle d'un Dieu auquel il convient de souhaiter que sa volonté soit faite sur la terre comme au ciel.

Depuis le XIXe siècle, grâce surtout aux protestants, l'exégèse biblique a fait de grands progrès; et aujourd'hui l'Eglise romaine, traditionnellement méfiante à l'égard de la démarche 'rationaliste', voire scientifique, apporte son plein concours à l'interprétation des Ecritures et a pu souscrire à une version unique de la Bible, désormais acceptée par tous les chrétiens. Mais, chez les musulmans, le problème de l'exégèse se présente d'une façon tout à fait différente. Mahomet est, aux yeux de l'islam, le sceau des "Prophètes. Il est le dernier de ceux que Dieu a envoyés aux hommes et il a reçu pour mission spécifique de corriger les erreurs de transcription ou d'interprétation dont les peuples du Livre se sont rendus coupables et de redresser leur foi. D'après la doctrine orthodoxe, le Coran est la Parole incréée de Dieu. Il peut être interprété; il ne peut être le moindrement altéré. C'est pourquoi, les commentateurs musulmans doivent s'avancer avec circonspection dans les voies de l'exégèse s'ils ne veulent pas s'exposer à tomber dans l'innovation ou hérésie (...). Ils ne doivent jamais perdre de vue la Tradition, du moins s'ils sont sunnites. Aussi, les théologiens musulmans contestent-ils généralement aux exégètes chrétiens toute aptitude sérieuse à commenter le Coran qui, selon eux, ne peut être vraiment compris que de l'intérieur, c'est-à-dire sous l'éclairage de la foi.

Toutefois, en ces derniers temps, à l'exemple de ce qui s'est produit maintes fois dans le passé et même dans l'ère moderne, des intellectuels musulmans, aussi attachés à leur religion que les docteurs officiels, ont mis en question un certain langage de l'islam qu'ils n'hésitent pas à qualifier d'inopérant, de "figé"
8. Ils souhaitent ouvertement un déblocage dans la pensée religieuse islamique. Naturellement, ils sont victimes, tout comme les partisans du dialogue islamo-chrétien, des attaques virulentes de l'institut théologique le plus conservateur de l'islam sunnite, l'université Al-Azhar du Caire, où l'on prend parfois vis-à-vis des chrétiens des attitudes qui vont au-delà de celle des ulémas wahabites et dont l'enseignement continue d'alimenter largement la pensée intégriste musulmane. Les adeptes les plus radicaux de cette pensée, même s'ils sont nettement marginaux en Egypte, font beaucoup de bruit et semblent disposer de sommes considérables pour la poursuite de leurs objectifs. De ces derniers on aura une idée assez juste en citant deux articles de la constitution du Parti de la libération islamique, clandestin en Egypte, qui avaient été rendus publics lors d'un procès tenu au Caire en 1974 à la suite d'un présumé attentat contre le président Sadate:
    — La Loi veut que les hommes et les femmes soient séparés. Ils ne peuvent être ensemble que dans les cas autorisés par la sharî'a, comme l'achat et la vente, et le pèlerinage.
    — Tout Etat avec lequel nous n'avons pas de traités
    9, tout Etat réellement impérialiste, comme l'Angleterre, l'Amérique, la France et les Etats qui nourrissent des ambitions sur notre pays comme la Russie, sont considérés comme des Etats avec lesquels nous sommes juridiquement en guerre, et toutes les dispositions doivent être prises en ce qui les concerne. Il ne convient pas d'établir quelque relation diplomatique que ce soit avec eux. Les ressortissants de ces pays peuvent pénétrer dans notre pays, mais munis d'un passeport et d'un visa spécial pour chaque individu et pour chaque voyage.10

Il y a des fondamentalistes égyptiens qui vont encore plus loin. Ils accusent la politique de contrôle des naissances du président Sadate de viser à l'extermination des musulmans et certains d'entre eux, sans doute dans l'intention d'agrandir l'aire géographique de la patrie islamique, réclament rien de moins que la récupération de l'Andalousie!

Cette agitation, que favorise l'importance économique prise soudainement par plusieurs Etats arabes et qu'entretient également l'absence prolongée de solution au problème palestinien, reste confinée, pour l'instant, à des groupuscules. Mais les événements d'Iran et la consolidation de l'intégrisme en Libye et au Pakistan, de même que son irruption récente en Mauritanie sont là pour nous rappeler que la religion est loin d'être devenue, dans le monde contemporain, un facteur politique et culturel négligeable et que son renouveau en terre islamique, s'il s'effectue sous l'égide du fondamentalisme, pourrait coin promettre l'avenir du dialogue islamo-chrétien et même engendrer des tensions et des conflits sur la scène internationale. Dans ce contexte, les silences de l'islam officiel - tant celui des théologiens que celui de la Conférence islamique - vis-à-vis des gestes d'amitié et de compréhension des Eglises chrétiennes envers les musulmans, restent difficiles à expliquer et pénibles à constater. Ils ne feront sûrement pas oublier que, dans les pays où ne règne que la loi de l'islam, les autres peuples du Livre ne sont toujours que des dhimmi, c'est-à-dire des hommes certes protégés, mais aussi des citoyens de seconde classe.

Dans ce monde qui rétrécit à vue d'oeil et impose aux hommes des rapports de voisinage tels qu'ils n'en ont jamais connus dans le passé, tout convie l'humanité à une tolérance grandissante d'où ne peuvent être absents, pour les croyants, les desseins de Dieu. N'est-ce pas, du reste, à cette coexistence dans l'émulation en vue du bien que le Coran invite les Gens du Livre lorsqu'il dit: "Nous avons donné à chacun de vous des lois pour se conduire. Dieu pouvait vous réunir tous sous une même religion. Il a voulu éprouver si vous seriez fidèles à ses divers commandements. Efforcez-vous de faire le bien. Vous retournerez tous à lui et il vous montrera en quoi vous avez erré". (V, 52-53) »


Notes
1. Eric ROULEAU, dans Le Monde, 8-9 février 1976.
2. Islamochristiana, tome II, p. 145, Rome, 1976.
3. Il s'agit de la traduction publiée dans la collection "La Pléiade" en 1967 et revue par le théologien libanais en 1979.
4. Le Monde, 24 octobre 1979.
5. Le Monde, 19 avril 1979.
6. Les citations du Coran proviennent de la traduction de Savary, publiée dans la collection des Classiques Garnier, Paris, 1951.
7. L'Orient-Le Jour, Beyrouth, 20 février 1975.
8. Le Monde, 1er juin 1980, page XV du supplément du dimanche.
9. Il s'agit des traités datant de l'expansion musulmane.
10. Maghreb-Machrek, novembre-décembre 1974, pp. 58-60.

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