Immaturité et croissance chez Dewey

Guila Benhaïm

Article tiré de la revue Critère, Normalité et maturité, No 9, Montréal 1973

La notion d'adulte garde à travers toute la tradition phi­losophique un caractère implicite. Depuis Aristote en pas­sant par Descartes, Kant, etc. . . ., l'adulte demeure un con­cept vaguement défini. Il représente souvent un idéal, un état de perfection suggéré par les diverses doctrines phi­losophiques, mais il n'a guère fait l'objet d'une étude par­ticulière.

L'originalité de Dewey par rapport à la tradition philo­sophique est d'en avoir posé le problème en termes expli­cites et surtout d'avoir tenté par sa réflexion de dissoudre une fausse conception, celle de l'adulte envisagé comme l'état fixe et achevé auquel devait tendre toute éducation. Cependant sa critique n'a pas seulement un aspect négatif, elle aboutit à une nouvelle conception où l'adulte n'est plus considéré comme un être figé mais est engagé dans un pro­cessus dynamique, biologique et éducatif qui fait de lui un être essentiellement inachevé.

Critique d'une fausse conception de la maturité

En tant que philosophe de l'éducation, c'est d'abord en termes pédagogiques que Dewey pose le problème de l'adul­te. Pour mieux marquer l'originalité de sa conception, il semble nécessaire de la situer par rapport aux autres doc­trines pédagogiques. Comment ces doctrines réagissent­-elles face au problème spécifique de l'adulte?

L'ancienne pédagogie assigne pour rôle à l'éducation de conduire l'enfant de l'état d'impuissance et de précarité qui est le sien à un état de maturité, celui de l'adulte. L'en­fant, pour elle, c'est l'être incomplet qui doit être amené à maturité, l'être superficiel auquel il faut donner de la profondeur et dont il faut élargir l'étroite expérience1. Le but essentiel de cette éducation est la préparation pour une vie adulte, pour une étape future de la vie, ce qui em­pêche de vivre pleinement et richement son enfance. Dans le langage d'Aristote, le but de cette éducation est l'actua­lisation des potentialités latentes chez l'enfant. Ce qui re­vient à définir l'éducation comme un développement ou un déroulement vers quelque fin der­nière, vers quelque état de complet développement ou per­fection des puissances propres.2

D'un autre côté, la pédagogie nouvelle refuse de regarder au‑delà des intérêts et des pouvoirs de l'enfant. L'enfant est le centre et le guide d'une telle éducation.

Ces deux attitudes sont fausses selon Dewey, car elles privilégient un état par rapport à l'autre. Elles séparent l'enfance de l'âge adulte. Elles considèrent l'enfant en lui-même, en ne voulant voir que lui, sans se soucier de ce vers quoi il doit tendre. Il s'agit alors de faire vivre à l'en­fant pleinement son enfance, de le rendre heureux. Ou bien elles se proposent d'ignorer l'enfant; peu importe ce qu'il est, ce qui compte c'est ce qu'il doit devenir.

Théorie de la croissance

Pour Dewey, mettre l'accent sur l'enfance ou privilégier l'âge adulte, c'est manquer le problème même de la forma­tion de l'homme. Il s'agit donc de partir d'une double con­naissance, celle de l'enfant et celle de l’adulte, sans pour autant les séparer ou privilégier un âge par rapport à l'au­tre. Car l'enfance comme la maturité s'inscrivent d'abord à l'intérieur d'un processus biologique, celui de la croissan­ce. Ce processus est contraire à toute fixation, il est essen­tiellement un mouvement dynamique qui commence dès la naissance et ne finit qu'à la mort. C'est pourquoi il semble absurde de s'attacher particulièrement à un stade de la vie, quel qu'il soit et quelles qu'en soient les raisons.

Immaturité

La condition première, celle qui détermine la croissance, c’est l'immaturité. Contrairement à la tradition philosophi­que, l'immaturité a chez Dewey un sens positif. Elle ne désigne pas un manque ou une privation comme semble l'exprimer le préfixe "im". Elle a au contraire le sens de potentialité, c'est‑à‑dire un pouvoir, une disposition. Elle signifie la possibilité de croître.3

La tendance à considérer l'immaturité comme un man­que, une insuffisance et la croissance comme ce qui doit combler le fossé entre l'enfance et l'âge adulte est due au fait que l'on considère l'état d'enfant non point en lui-même, intrinsèquement, mais comparativement à l'âge adulte. L'enfance est considérée sous un aspect négatif, comme une privation, comme quelque chose d'incomplet parce qu'elle est comparée à la maturité comme à un mo­dèle fixe, comme à un étalon de mesure. Et par là, elle est définie comme une absence de pouvoir, ce qui met l'accent sur ce que l'enfant n'a pas et n'aura que lorsqu'il sera un homme. Cet aspect négatif de l'enfance est plus marqué encore quand on pense qu'il fixe, comme un idéal et un modèle, une fin statique. Par rapport à cette fin, la crois­sance est alors considérée comme devant être achevée, accomplie. Dewey explique la futilité de cette conception en disant qu'une croissance accomplie n'est rien d'autre qu’une “non croissance”, car elle enlève à l'être humain toute possibilité de croître. Elle condamne l'adulte à rester figé dans un état qui, par le fait même de sa fixité, entraî­ne une rapide décrépitude. Pourquoi doit‑on donc penser que l'enfant doit encore croître et pas l'adulte? Pourquoi, comme l'écrit Dewey, une inégale mesure pour l'enfant et pour l'adulte? Parce qu'on refuse souvent de penser que la croissance est un processus qui va de pair avec la vie; et là où il y a vie, il y a croissance.

En somme, ce qu'il s'agit de retenir de l'immaturité pour la prolonger au‑delà de l'âge adulte, c'est cette possibilité de toujours croître quel que soit l'âge de l'individu. C'est pourquoi Dewey insiste tellement sur la valeur positive de l'immaturité, car elle représente justement cette crois­sance. Elle appelle la croissance.

Dépendance et plasticité

Les deux traits essentiels qui définissent l'immaturité et lui donnent une valeur positive sont la dépendance et la plasticité. Il pourrait sembler paradoxal de considérer la dépendance comme quelque chose de positif, et plus pa­radoxal encore que nous la prenions pour un pouvoir. Bien sûr, si l'impuissance était le trait exclusif de la dé­pendance, il n'y aurait aucune place pour le développe­ment. Mais le fait que cet état de précarité est accompagné de croissance nous montre bien que cette dépendance de l'enfant est quelque chose de constructif, et non un simple état de parasitisme. Elle est la condition première de toute éducation.

L'aspect positif de la dépendance réside également dans le fait que les jeunes animaux, parce qu'ils s'adaptent très tôt, n'ont pas à être portés par ceux qui leur donnent la vie. ils sont complètement doués physiquement pour sur­vivre et par ce fait même n'ont pas besoin de vivre en so­ciété. La dépendance crée le lien social. L'inattention aux choses physiques, qui va avec l'incapacité chez l'enfant à les contrôler, est accompagnée d'une intensification d'inté­rêt et d'attention aux soins qu'on lui porte. Ce que veut ex­pliquer Dewey, c'est que, par la dépendance, l'enfant naît d'abord au monde social avant de naître au monde physi­que. C'est son impuissance qui crée le lien social, le lien affectif, car le besoin constant et continu de soins a dû être, pour les adultes en charge d'enfants, un des facteurs principaux qui a transformé les cohabitations en unions permanentes. 4

La dépendance est donc un pouvoir plutôt qu'une impuis­sance, car elle développe l'interdépendance. Elle fait d'une part l'être social et oblige d'autre part l'adulte à faire so­ciété. Rappelons que pour Dewey l'individu et la société ne sont ni opposés l'un à l'autre, ni séparés l'un de l'autre. La société est un agrégat d'individus et les individus sont des fonctions de la société. Ils n'ont pas d'existence par eux‑mêmes. L'individu vit dans, Pour, et par la société, mais la société n'a d'existence que dans et par les indivi­dus qui la composent'. L'individu doit donc prendre cons­cience de sa dépendance vis‑à‑vis de la société et être enga­gé dans la solidarité qui le lie aux autres. Pour Dewey, l'esprit d'indépendance doit être considéré comme un dan­ger, car il fait décroître la capacité sociale de l'individu et le rend souvent indifférent aux progrès de la société.

En somme, la première caractéristique de l'immaturité met l'accent sur l'importance de la vie sociale. La deuxième caractéristique, la plasticité, concerne l'individu lui‑même et sa formation.

Qu'entend Dewey par plasticité?

C'est la façon spécifique par laquelle une créature non‑mûre s'adapte à la croissance.6

C'est essentiellement la capacité d'apprendre de l'ex­périence, la capacité de retenir d'une expérience certaines données, certaines méthodes qui nous permettront de faire face aux difficultés de situations ultérieures. Ce qui signi­fie, en d'autres termes, le pouvoir de régler nos actions présentes en fonction des résultats que nous avons obtenus en d'autres situations. Toute expérience exige par là un remaniement de tout le savoir acquis pour envisager la situation nouvelle. La plasticité est le pouvoir de dévelop­per des dispositions. Mais elle implique également une cer­taine élasticité qui non seulement permet une adaptation active au milieu, mais empêche les habitudes acquises de se transformer en routine. Peu de temps après leur naissance, les animaux sont guidés parfaitement par leurs instincts. Ceux‑ci leur permettent l'adaptation au milieu mais ils restent très limités par leur perfection même. L'enfant, lui, a l'avantage d'une multitude de tentatives et d'expériences, tentatives qu'il n'entreprend pas aveuglé­ment comme dans le cas de l'instinct, mais dont il peut faire varier les données selon le changement de circons­tances. Cette plasticité de l'enfance permet un contrôle variable de l'expérience, mais elle est aussi le signe d'un progrès continu, car en apprenant à exécuter un acte, certaines méthodes se développent au profit d'autres situa­tions et, par là, l'être humain apprend à apprendre.

En somme, la plasticité aurait, selon Dewey, un aspect positif et serait une des caractéristiques essentielles de la croissance, en ce sens qu'elle permet un contrôle actif de l'environnement en même temps que le contrôle de moyens d'action. L'éducation, en général, telle que la définit Dewey, est l'acquisition de certaines habitudes qui permettent à l'individu de s'adapter à son milieu. Cette définition éclaire une phase importante de la croissance, car il est essentiel de comprendre cette adaptation dans son sens actif et non dans le sens d'une conformité au milieu. La plasticité permet donc, par l'acquisition de certaines habitudes, un meilleur contrôle de l'environnement et la capacité d'utili­ser celui‑ci pour des buts précis. Elle prend la forme à la fois d'un équilibre constant, d'une harmonie des activités et de l'environnement et d'une capacité active à rencontrer de nouvelles conditions. La première forme représente aux yeux de Dewey la base de la croissance. La seconde consti­tue la croissance elle‑même.

L'importance pour la croissance humaine des deux faits de la dépendance et de la plasticité a été mise en valeur par la thèse de l'enfance prolongée de J. Fiske. Cette thèse a inspiré aussi bien Dewey que Lapassade dans son Entrée dans la vie,7 parce qu'elle met l'accent sur l'indétermina­tion de la jeunesse, valorise sa plasticité, sa dépendance, et par là même dévalorise les déterminations de la matu­rité envisagées comme contraires à la croissance. Pour la philosophie traditionnelle, l'adulte est celui qui a terminé sa croissance, celui qui est arrivé à un certain perfectionne­ment de lui‑même et dont le développement est achevé. Au contraire, l'inachèvement de l'enfance ne devient signi­ficatif que si l'on retient la plasticité des stades juvéniles pour l'opposer à la stabilité et à la fixité de l'âge adulte. C'est essentiellement ce que voulait prouver Lapassade par le concept de la néoténie 8 et c'est ce qui amène Ulmann à écrire dans un très beau passage:

L'adulte de Dewey n'est au fond qu'un grand enfant. Il refuse tout cadre, car il n'a jamais cessé de muer.9

C'est là qu'apparaît le mieux cette plasticité de l'enfance, cet éternel mouvement vers un plus‑être qui n'a point de fin et qui définit le processus même de croissance tel que l'entend Dewey. De plus, le qualificatif de grand enfant n'est nullement péjoratif, il n'est pas employé dans le sens d'une permanence, d'une fixation à l'état d'enfant. il n'a pas le sens d'infantilisme. Mais il signifie au contraire que ce qu'il y a de plus positif dans l'enfance ‑ la plasticité et le besoin d'apprendre ‑ a été conservé au‑delà de l'en­fance.

En somme, pour Lapassade comme pour Dewey, ce ca­ractère d'inachèvement que nous trouvons dans la plasti­cité est la caractéristique fondamentale de la maturité. Il définit la croissance. Car l'adulte est celui qui n'a jamais fini de grandir, celui qui n'a jamais fini de s'éduquer. Le seul terme, le seul achèvement que nous pouvons assigner à ce processus de croissance serait la mort. L'âge adulte serait alors intégré dans une enfance prolongée jusqu'à la mort.

Comme le voudrait Fromm, l'adulte serait celui qui con­tinuerait à naître chaque jour:

Le problème que la race humaine aussi bien que l'individu doit résoudre est celui de naître ... L'enfant avant la nais­sance n'est pas différent de l'enfant après la naissance; le processus de naissance continue. La naissance au sens con­ventionnel du terme est seulement le commencement de la naissance dans un sens plus large. La vie entière de l'individu n'est rien d'autre que le processus de donner naissance a soi‑même; en vérité nous serons pleinement nés quand nous mourrons.10

Cette naissance de tous les jours dont parle Fromm n'est rien d'autre que la croissance au sens où l'entend Dewey. Il s'agit de donner naissance à soi‑même, de croître chaque jour, car la croissance ne peut finir qu'avec la vie. Et si elle venait à prendre fin avant la mort de l'individu, elle entraînerait rapidement une décrépitude qui serait semblable à la mort elle‑même. La croissance, comme l'écrit Dewey, est un processus qui va de pair avec la vie.


A la suite de cette affirmation on pourrait croire qu'il s'agit simplement de vivre et que la croissance se fait de façon naturelle. Or elle n'est pas quelque chose que nous subis­sons, mais quelque chose que nous faisons, l'oeuvre de chaque instant.

En conséquence, pour Dewey comme pour Lapassade et Fromm, il ne s'agit plus, comme le voulait la philosophie des Lumières, de mettre l'accent sur l'achèvement de l'hom­me, mais au contraire la vraie maturité est celle qui met l'accent sur son imperfection. Chez Dewey, cette attitude s’explique surtout par son pragmatisme. Ce pragmatisme qui “lui enseigne, comme l'écrit Ulmann, que rien n'est définitif ni consolidé chez l'adulte”,11 que tout se meut et change et qu'il s'agit de conserver cette plasticité de l'enfan­ce qui permet la remise en question continuelle des con­naissances et des moyens d'action.

Spécificité de chaque âge

Cependant si l'adulte comme l'enfant doivent être enga­gés dans le processus de croissance, il reste à se demander quelle est la spécificité de chaque âge. Dewey pense qu'il existe certaines qualités de l'enfance que l'adulte devrait adopter et certaines façons d'agir et d'être de l'adulte que l'enfant pourrait faire siennes.

En ce qui concerne le développement des pouvoirs qui per­mettent de faire face à des problèmes spécifiques, comme les problèmes scientifiques et économiques, nous pouvons dire que l'enfant devrait grandir à la façon de l'adulte. En ce qui concerne la curiosité compréhensive, la réponse sans parti‑pris et l'ouverture d'esprit, nous pouvons dire que l'adulte devrait croître à la façon de l'enfant.12

La différence entre l'enfance et la maturité n'est donc certainement pas la distinction entre la croissance et la non‑croissance, mais elle réside uniquement dans les “mo­des de la croissance appliqués à des conditions diffé­rentes”.13 L'enfant comme l'adulte sont mus tous les deux par des intérêts. L'adulte serait seulement un enfant qui a accumulé des expériences que l'enfant ne possède pas et ne peut pas encore posséder. L'adulte serait simplement un enfant qui a une expérience plus poussée, plus vaste et plus riche.

Donc le processus de croissance se caractérise par un refus de séparer l'enfance de la maturité. Il est essentielle­ment le refus de considérer l'enfance comme impuissance et précarité et l'âge adulte comme une fin, un idéal. L'idéal pour Dewey, c'est de vivre pleinement sa croissance, et sur­tout de ne point sacrifier l'enfance au profit de l'âge adulte et encore moins de privilégier l'enfance au détriment de la maturité comme le veulent les diverses doctrines pédago­giques contre lesquelles se dresse Dewey.

L'éducation permanente

Cependant si la croissance, comme le répète souvent Dewey, est un processus semblable à la vie, on pourrait se demander quelle place occupe l'éducation dans son sys­tème. Par rapport au processus de croissance, Dewey définit l'éducation comme “l'entreprise qui remplit les conditions qui assurent la croissance”14 car la croissance peut prendre de mauvaises voies. Il ne s'agit pas par exem­ple de suivre aveuglément chaque intérêt et chaque acte de l'enfant. Les manifestations de l'enfant doivent être uni­quement considérées comme les signes d'une croissance possible. Elles doivent être interprétées et guidées et non cultivées pour elles‑mêmes, car une trop grande attention à ces manifestations ‑ bien souvent très superficielles ‑peut conduire à leur fixation et arrêter ou retarder le dé­veloppement de l'enfant.

La plus belle définition que donne Dewey de l'éducation est celle qui fait d'elle un processus semblable à celui de la croissance.

Comme il n'y a rien à quoi la croissance soit relative sinon à la croissance elle‑même, il n'y a rien à quoi l'éducation soit subordonnée sinon à l'éducation elle‑même.15

L'éducation est à elle‑même sa propre fin, écrit magnifi­quement Dewey, et il n'y a rien au‑delà d'elle.16, C'est peut‑être un lieu commun de dire que l'éducation ne doit pas cesser lorsqu'on abandonne l'école; mais le point essentiel de ce lieu commun définit aux yeux de Dewey le but même de l'éducation, c'est‑à‑dire ce qui doit assurer la continuité de l'éducation en développant les pouvoirs qui assurent la croissance. Le désir d'apprendre de la vie elle‑même et de rendre les conditions de la vie telles que tout le monde ap­prendra dans le processus même de la vie, tel est, selon Dewey, le plus beau produit de la scolarité.

Démocratie et croissance

En insistant sur la dépendance de l'enfant comme condi­tion et moment premier du processus de croissance, Dewey a voulu montrer du même coup l'importance de la vie sociale. Pour Dewey comme pour Comte, l'individu semble une abstraction s'il n'est envisagé au sein de la société. L'homme est pour lui un être essentiellement social. Cepen­dant la seule société qui respecte chaque individu et tienne compte de sa liberté est la démocratie. Elle est, selon Dewey, la société idéale, car elle seule offre à la totalité des intérêts des citoyens l'occasion et la possibilité de s'épa­nouir. Par la séparation des classes les sociétés antidémo­cratiques traitent l'homme en mineur.

En quel sens la démocratie est‑elle liée au processus de croissance? La démocratie ne représente pas exclusivement un régime politique, elle est un modèle et un mode de vie en association. Au sein de la démocratie, chaque membre doit participer et coopérer à la construction de l'édifice social. il doit se sentir solidaire des autres et travailler avec eux à l'élaboration d'une oeuvre commune. La démocratie est la seule forme de société où il y a un maximum d'ex­périences partagées, non seulement entre les membres de cette société, mais entre eux et ceux des autres sociétés. La démocratie pose donc, d'une part, le problème de l'homme engagé et responsable face à la société, mais elle pose aussi le problème de l'homme dans ses rapports avec autrui, rapports d'égalité, de liberté et de respect. Elle ne signifie pas seulement la liberté de partager l'expérience, mais elle implique également “le renversement des anciennes bar­rières de race, de classe, de religion, de secte qui gênent sa libre communication ”.17 La démocratie est une école. Elle est elle‑même, comme la définit Dewey, “un principe éducatif”. Elle est l'école du citoyen, en ce sens qu'elle exige de chaque individu d'être un homme libre et res­ponsable de lui‑même et d'accepter les responsabilités et les devoirs qui découlent de son statut de membre effectif de la société au lieu d'être un robot, un rouage de la machi­ne sociale qui subit ce que les autres décident pour lui.

La signification de la démocratie réside donc d'abord dans le fait que chaque individu doit être consulté quant à ses besoins, ses désirs, quant à sa conception de la manière dont les problèmes sociaux doivent être envisagés et trai­tés. Le fait de consulter les gens, de leur demander ce qu'ils aiment, ce dont ils ont besoin, quelles sont leurs idées sur tel ou tel problème est une part essentielle de l'idée démocratique. Cette pratique est éducative, car elle impose à tous les membres d'une société la responsabilité de considérer ce qu'ils veulent, quels sont leurs besoins et leurs difficultés. L'idée de la démocratie est donc que cha­que individu doit être consulté, activement et non passive­ment, de telle façon que lui‑même devienne une partie inté­grante du processus d'autorité et de contrôle social, de telle sorte que ses besoins et ses désirs aient une chance d'être retenus de façon à influencer la détermination de la politique sociale. Celle‑ci ne doit pas être déterminée abs­traitement par le pouvoir, mais doit résulter de l'ensemble des besoins réels des citoyens.

La deuxième caractéristique de la démocratie comme principe éducatif est qu'elle doit reposer sur une communi­cation constante, sur une consultation mutuelle de ses membres, ce qui conduit au contrôle social par le fait même qu'elle permet aux individus de mettre en commun leurs désirs et leurs idées.

Deux idées essentielles peuvent exprimer le vrai sens de la démocratie comme principe éducatif. D'abord la possi­bilité, le droit et le devoir pour chaque individu de formu­ler ses convictions et d'exprimer ses idées concernant la place particulière qu'il occupe au sein de l'ordre social et le rapport de cet ordre social avec son propre bien‑être. Ensuite, le fait que chaque individu est considéré en lui-même comme l'égal des autres de sorte que la volonté générale qui en résulte est l'expression d'une coopération des idées de chacun.

Or, aux yeux de Dewey, deux idées expriment l'essence de toute éducation profonde. Car l'école n'éduque que dans la mesure où elle donne à chaque individu la possi­bilité de contribuer à l'oeuvre commune. La réalisation de ce principe à l'école est l'expression du vrai sens de la dé­mocratie, c'est‑à‑dire du processus éducatif sans lequel les individus ne peuvent arriver à la pleine possession d'eux‑mêmes ni contribuer au bien‑être social des autres. Le rapport entre l'éducation et la démocratie est récipro­que, dialectique. La démocratie ne peut durer et se déve­lopper sans l'éducation elle‑même. C'est seulement à tra­vers l'école que la démocratie peut réaliser les buts et les valeurs qu'elle chérit le plus. C'est seulement au sein de l'école qu'on peut se préparer à changer la société. C'est pourquoi Dewey se propose de réaliser dans l'école même la société démocratique afin d'initier l'enfant à la prati­que de la démocratie, afin de l'habituer à vivre librement dans la participation à une oeuvre commune en le prépa­rant à coopérer activement et intelligemment à la cons­truction de l'édifice social. L'éducation est donc le facteur fondamental qui peut contribuer au progrès social. Elle doit procurer à l'enfant l'intérêt et l'intelligence sociale en lui apprenant à connaître les puissances par lesquelles la vie sociale subsiste et progresse; car la démocratie exige une continuelle remise en question d'elle‑même, de ses besoins, de ses valeurs etc. . . . On pourrait dire qu'elle est semblable à la maturité. Elle n'est jamais acquise définiti­vement. Elle est toujours à faire et à refaire. Comme la croissance, elle n'est pas une réalité statique, achevée et fixe. Elle n'est pas comme un héritage qu'on transmettrait de génération en génération et grâce auquel on pourrait vivre. Chaque génération a le devoir de la considérer à nouveau, de la reconstruire et de l'accorder à ses propres besoins, à ses propres problèmes.

Cependant, si Dewey accorde une si grande place à la démocratie, il n'est pas vrai, comme on le pense souvent, qu'il sacrifie l'individu au social, car pour lui la cause de la démocratie, c'est la cause morale de la dignité et de la valeur de l'individu.

A travers le respect mutuel, la tolérance, l'échange et la mise en commun des expériences, c'est en dernière analyse la seule méthode par laquelle les êtres humains peuvent réussir à poursuivre cette expérience dans laquelle nous sommes tous engagés, que nous le voulions ou non, et qui est la plus grande expérience de l'humanité, celle d'une vie en commun dans des conditions telles que la vie de chacun de nous soit fructueuse dans le sens le plus profond du mot, fructueuse pour lui‑même et bénéfique à la construc­tion de l'individualité des autres.18

La démocratie politique n'es qu'un moyen, elle est le meilleur moyen trouvé pour réaliser des fins qui sont inhé­rentes au large domaine des relations humaines et du déve­loppement de la personnalité. Ce qui revient à définir la démocratie comme un mode de vie à la fois social et indi­viduel.

La note dominante de la démocratie comme mode de vie peut être expliquée comme la nécessité pour chaque être humain adulte (mature) de participer à la formation des valeurs qui règlent la vie en commun des hommes, ce qui est nécessaire des deux points de vue du bien‑être social général et du plein développement des êtres humains com­me individus.19

Démocratie et maturité

Nous pouvons comparer le régime démocratique de De­wey aux autres régimes politiques. Ceux‑ci traitent l'homme en mineur parce qu'ils ne le considèrent pas comme un être capable de coopérer à la vie politique du pays. Dans les régimes non‑démocratiques ce n'est pas le citoyen qui déci­de de ce qui lui convient le mieux, mais c'est toujours un petit groupe qui prend les décisions à sa place. L'intelli­gence est considérée comme étant l'apanage d'une minorité qui se croit pourvue de dons qui lui donnent la capacité et le droit de contrôler la conduite des autres. La démo­cratie, au contraire, représente la foi dans les capacités de la nature humaine, la foi dans l'intelligence humaine et dans la possibilité d'une expérience commune partagée.

Donc si les autres régimes traitent l'homme en mineur et se passent de lui pour gouverner, Dewey, quant à lui pense qu'aucune institution ne doit être imposée à l'individu de façon autoritaire, mais qu'il doit lui‑même contri­buer à former les institutions et participer à leur création et à leur direction. En somme la démocratie dé­pend pour une large part de tous les individus qui la com­posent et du rôle actif qu'ils doivent y jouer. L'individu adulte est celui qui coopère et participe à la construction et à la promotion de l'édifice social.

Cependant, Dewey considère que, d'un point de vue strictement politique et social, l'homme vit encore en mi­neur même dans les démocraties. D'une part parce que l'idée de la démocratie est une idée nouvelle et que l'hom­me n’a pas encore développé en lui les attitudes qui décou­lent nécessairement de la démocratie. D'autre part parce que pendant des siècles l'homme a vécu sous des régimes où il était extérieurement contrôlé et soumis à un pouvoir absolu et arbitraire. Cette attitude de soumission persiste encore dans la famille, dans les églises, dans les écoles, et l'expérience montre qu'aussi longtemps que ces attitudes persisteront la démocratie politique ne sera pas en sécu­rité.

Au fond, Dewey considère que l'homme n'a pas encore trouvé la vraie voie de la croissance du point de vue poli­tique et social. “La grande menace, à laquelle la démocra­tie doit faire face, n'est pas l'existence d'Etats totalitaires étrangers, mais l'existence, en chacun de nous, dans nos attitudes et dans nos institutions, de ces mêmes conditions qui ont permis à l'autorité extérieure, à la discipline, à l'uniformité et à la dépendance à l'égard du chef de triom­pher dans ces pays étrangers.”20 C'est pourquoi Dewey pense que le champ de bataille où la démocratie triomphe­ra ou sera défaite se trouve à l'intérieur même des institu­tions et dans l'attitude même des hommes.

L'originalité de Dewey face au problème de l'adulte est marquée surtout à nos yeux par l'introduction et la nou­veauté du concept de croissance. Son originalité est dou­ble. La théorie de Dewey est d'abord critique car elle dénonce des thèses qui sont restées valables durant des siè­cles, en montrant qu'elles s'appuient sur une fausse con­ception de l'homme et de la nature humaine. Elle introduit une nouvelle conception qui définit non seulement l'âge adulte mais est le signe d'un progrès continu et indéfini. Elle est le refus de tout ce qui est fixe et stable. Elle refuse toute fixation et toute stagnation. Elle entraîne l'individu dans un mouvement continu, dans une remise en question continuelle, dans un remaniement de ses connaissances, de ses opinions, de ses croyances, de ses idées ... La société elle‑même, qui est le milieu où s'exerce l'action humaine, doit être continuellement l'objet d'interrogations et de re­cherches. Par ce processus de croissance, Dewey rejette tout ce qui est achevé au profit de ce qui ne peut être que croissance continue, inachèvement, indétermination. La plus belle expression du processus de croissance est, sem­ble‑t‑il, cette idée d'éducation permanente qu'elle introduit, de même que celle d'une perfectibilité sans fin de l'homme. Quant à l'immaturité biologique, elle ne signifie pas, com­me chez Lapassade, un rejet complet, presque pathologi­que de la maturité. Chez Dewey, au contraire, il semble qu'elle laisse place à une maturité relative, c'est‑à‑dire à une maturité qui n'est jamais définitive. Du point de vue politique et social, nous pourrions avancer qu'il existe un adulte chez Dewey puisqu'il reconnaît à l'homme des res­ponsabilités, des devoirs et surtout qu'il le considère res­ponsable de toute négligence à l'égard de ses devoirs fon­damentaux dans la vie sociale. Mais là encore l'état adulte n'est pas un état définitif puisqu'il exige, de la part de l'individu, la reconstruction continuelle de sa société, la remise en question des valeurs existantes, etc. Par cette reconstruction, cette remise en question, l'homme pro­gresse, découvre de nouveaux aménagements, élargit et enrichit son expérience. Cette philosophie de la croissance chez Dewey est l'expression d'une philosophie du progrès.

 

Notes :

1 Dewey, L'école et l'enfant. Delachaux et Niestlé, p. 95.

2 Brubacher, “John Dewev” dans Les grands pédagogues. P.U.F., p. 292.

3 Dewey, Democracy and eduction. The Free Press, p. 42. (Tous les ouvrages cités en anglais sont traduits par moi.)

4 Dewey, Democracy and education, p. 45.

5 Dewey, L'école et l'enfant. Delachaux et Niestlé, p. 130.

6 Dewey, Democracy and eduction, p. 44.

7 G. Lapassade, L'entrée dans la vie. Paris, Editions de Minuit, 1963, p. 23.

8 Ibid., p. 25.

9 UImann, La nature et l'éducation. Vrin, p. 182.

10 Fromm, cité par Lapassade dans L'entrée dans la vie, p. 32.

11 Ulmann, La nature et l'éducation, p. 182.

12 Dewev, Deinocracy and eduction, p. 50.

13 Ibid., p. 50.

14 Dewey, Democracy and education, p. 51.

15 Ibid., p. 51.

16 Dewey, Deniocracy and education, p. 53.

17 Brubacher, “John Dewey”, dans Les grands pédagogues, p. 309.

18 Dewey, Philosophy of education. A. Littlefield Adams, pp. 44, 45.

19 Ibid., p. 58.

20 Cité d'après E. Fromm dans Escape f rom f reedom. Avon Books, p. 20.

 

 




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