Daumier

Gustave Kahn
Le portrait de Daumier par Boulard est intime et caractéristique. C'est bien la forte carrure d'un travailleur obstiné, calme, épris de son art jusqu'à une fiévreuse minutie. L'allure est pleine de force obéissante à la volonté. C'est Daumier calme, tenant un pinceau agile. C'est un sage, c'est un rieur, sinon un gai, c'est un producteur. Et, si l'on voulait symboliser, à la façon de l'affiche moderne, le travail d'un Daumier, ne faudrait-il pas qu'une Muse ardente, une colporteuse affairée, jetât sur les dômes de Paris, sur les clochers des villages, les vitrages des gares, les terrasses garnies de myrtes et de lauriers des provinces reculées, de la mer grise à la mer bleue, des milliers de feuilles toutes fraîches, des lithographies multipliées à l'infini ? La Fantaisie de Daumier, éparpillant sur le matin qui s'éveille aux journaux, le rire quotidien ou la colère de Daumier ! Quel sujet pour un Chéret ! Banville, dans sa vision paradoxale mais toujours juste, a vu en Daumier le bon géant tranquille qui soulève d'un coin d'atelier des pierres lourdes ou des planches légères et les rend presque instantanément chargées d'un chef-d’œuvre. Baudelaire parle de son rire franc et sonore, pas loin des vers où il semble, au début de la Mort des Artistes, plaindre et presque pleurer Grandville :
    Combien faut-il de fois secouer mes grelots,
    Et baiser ton front bas, morne caricature,
    Pour piquer dans le but, de mystique nature?
    Combien, ô mon carquois, perdre de javelots?…
Duranty, dans l'excellente étude publiée ici même après l'exposition des peintures de Daumier, en 1878, rapporte que Daubigny se souvenait de Daumier devant son Raphaël, et lui-même l'apparente à Holbein pour sa science absolue de la figure humaine.


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On a dit qu'Alexandre Dumas était une force de la nature, et c'était faux. On ne l'a pas dit de Daumier, et on a eu tort. Quelle colossale production, quelle jonchée prodigieuse de feuilles volantes, où passent le roi, les pairs, les représentants, les usiniers gras, les ouvriers maigres, les penseurs, les philosophes, les bas-bleus, les amateurs, les rois nègres, des armées, des pêcheurs à la ligne, les faux dieux, les tragédiens, des expositions et les peuples qui s'y ruent ! Cela contient le portrait d'histoire, la comédie de mœurs, le propos de mitronnet. Le tsar Nicolas s'y détache d'un profil énorme, et l'Anglais qui a vu la tour Saint-Jacques veut voir aussi la tour Saint-Ybars. C'est épique, et c'est parfois encore bousingot. Et tout un paysage s'évoque aux fenêtres des chambres où le caricaturiste est venu donner un coup d’œil de synthèse, et les pêcheurs à la ligne sont enlevés sur les plus amusants fonds de ville et de banlieue. C'est la production de Protée; tous les jours, il pêche hors la mer grise de la bourgeoisie de son temps, aux vagues fortes et pareilles, une perle. Tous les jours il triomphe; c'est bien rare qu'il sommeille. Il devrait être heureux de se sentir une force, et, dans cette lutte, dans cette vibration, il est, avec une joie profonde et peut-être seulement le dimanche, ce bourgeois curieux, tranquille, amusé, à la forte carrure, rivé à son chevalet, qu'a peint Boulard. Le dessinateur extraordinaire abandonne tout pour faire de la peinture, et il souffre de n'être pas autre chose que ce qu'il est. Ariel, las de tant de mélodies, veut se recueillir et écrire des symphonies. Il a peur de la fragilité du dessin, de la dispersion des petites feuilles. Il veut équilibrer des tableaux.

Et sa destinée le lui commandait. Elles sont trop rares, les belles oeuvres peintes d'une couleur patiente, profonde, «d'une atmosphère tantôt grise, funèbre, tantôt chaude, ambrée, dorée, à la Rembrandt», comme dit M. Roger Marx. Et, pourtant, si un peu de malchance, un peu de mauvais vouloir du destin n'était venu contrarier Daumier, ne l'eût forcé à tant jeter de dessins et de cursives lithographies, serait-il aussi intéressant, aussi complet, serait-il un des premiers types de l'artiste de demain, populaire, polémiste, sarcastique, puisque la plaisanterie est une façon de présenter d'un seul coup, à un regard rieur, un rapport entre deux choses ? L'artiste, s'adressant au peuple, devra lui expliquer les choses et vite; il devra les lui expliquer à l'endroit le plus favorable, dans ses journaux. Il devra lui donner de la beauté à très bas prix, la diffuser, comme dans la vie japonaise; il faut que cela coûte juste le prix de la feuille de papier. Ne satisfaire qu'à ce besoin d'art élargi et, pour le bien, vulgarisé, ce serait déjà une belle occasion de gloire. Daumier a plus : il est un grand peintre et un initiateur. Il serait moins complet si ses manifestations picturales étaient plus variées et qu'en retour ne se présentât pas à la postérité entouré du rire ou de l'indignation amie et concordante d'une foule, par les matins de quatre à cinq mille journées.

Et quelles journées ! c'est le deuil de Lafayette, c'est Transnonain ! Toute l'élite du parti républicain est en accusation ! Hier, c'était l'entrée du jeune Estancelin à la Chambre; on a joué dans les couloirs; le jeune Estancelin s'est jeté sur Hugo qui est demeuré très grave; Thiers, pas plus haut qu'une grenouille, jouait à cache-cache entre les jambes des députés. On a voulu toucher à la Presse, mais le peuple est là, debout, frémissant. Voilà le coup de pistolet de Fieschi. Tous ces matins, en allant au travail, ou en l'abandonnant pour la barricade, on se demande si la poire est mûre. Daumier a beaucoup aidé à ce qu'elle le devînt. On a dit qu'il complétait Balzac, mais aussi il complète le Victor Hugo des Misérables, le Gustave Flaubert de l'Éducation sentimentale avec ses pions farouches, ses gardes-nationaux féroces, ses bourgeois indécis, ses bas-bleus, ses vésuviennes, ses cabotins lyriques et parlementaires.

Si l'artiste suit de l’œil le plus impartial les pairs et les représentants, s'il flétrit Persil, mais n'oublie pas de s'égayer de Thouret, il est sincèrement républicain, et qu'elle est belle sa petite Liberté qui traverse en parabole d'arc-en-ciel les cachots où Persil interroge l'insurgé enchaîné ! Qu'elle était belle sa République, sous la Royauté, sous l'Empire, sous la République aussi, même aux barricades amoncelées pour elle !

C'est là que Daumier est fougueux, nerveux, violent. Ce n'est plus le scrutage âpre des rides d'un bourgeois ou l'amoncellement joyeux des rondeurs d'une épouse de garde-national, ou le sévère dessèchement d'une poétesse; il pouvait, en jetant certains de ses dessins, en couvrant ses pierres, fredonner, non pas comme l'entendit Banville, «dans l'heureux séjour où Lavater a vu le jour», mais la Marseillaise et aussi le Ça ira. Il ne retrouve de telles véhémences que lorsqu'il peint l'avocat plaidant, l'avocat d'assises, à qui il jette ces étonnantes manches en sarabande, ces entonnoirs où s'engouffrent toutes les pitiés et toutes les vertueuses indignations, et qui les rejettent en flots magnétiques d'éloquence, à l'esquisse, c'est mille fils captieux qui s'enroulent, fouettant l'air comme les mille lanières d'un knout idéal; parfois sur le visage de l'avocat, près de la pochette de l'œil, il y a une larme, mais l'œil de l'avocat est calme, rond, fixe. C'est un œil de poulet dardé sur un grain de mil. Quand il le peint, quand il figure Le Défenseur de la veuve et de l'orphelin, c'est une morne figure, blafarde et grasse à la Laubardemont qu'il lui prête; la main que pose l'avocat sur le pauvre chapeau noir de la veuve est une griffe. Et, en contraste de cet habile mime du geste patelin et protecteur, Daumier s'est beaucoup plu à dessiner les pauvres saltimbanques, ceux qui sont trop longs, qui ont une figure trop rigide, au-dessus d'un corps qui n'a plus que la peau et les os; ils traînent un enfant tout nu, étique, disloqué, diaphane. Ils déménagent souvent, et leur bagage est si simple, une chaise et un poids, et les suit une femme flétrie et sans âge, et quand il peint leur exubérante parade, il met au premier plan, entre l'infirmité de la femme colosse et le déhanchement du pitre, la splendeur bourgeoise du barnum.

On ne saurait trop le redire : la caricature de Daumier tranche, sur toutes autres, par son caractère de justesse et de mesure; c'est surtout du dessin satirique. La déformation partielle nécessaire pour la gaîté n'est qu'indiquée, rarement forcée. C'est plus du dessin de caractère que de la caricature, au moins aux bons jours. Si Robert Macaire ne portait pas plus d'outrance que les autres séries de Daumier, ce serait un grand chef-d’œuvre. La verve outrancière de Philippon a là mal à propos aiguillonné Daumier. La silhouette de Macaire est admirable. Elle est restée, sous le crayon de Daumier, stable; mais, sans doute pour obéir à telles exigences de la légende, Bertrand n'est pas toujours le même, ni assez égal. Il est parfois loqueteux, quand il faudrait qu'il portât tout l'appareil du grand chevalier d'industrie, ainsi dans l'Achat de créances. Sans Philippon, le type du banquiste était totalement réussi, en profondeur.



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Peintre, Daumier ressemble à certains, et il en annonce d'autres. Il semble bien que le groupe de femmes du Wagon de troisième classe tient de Millet; mais, dans le Bain, voici déjà les lourdes commères aux jambes grêles de M. Degas. C'est aussi à des toiles de M. Degas que l'on pense devant cette ébauche de représentation théâtrale, où, sur la scène, un berger gris rose et une héroïne rouge brun apparaissent dans un fond de fleurs et de tapisserie, imprécis; d'anciens Cézanne ont des affinités avec ses corps nus. Le romantisme de Daumier se manifeste dans les volutes des étoffes, que le vent tourmente, dont il drape ses émigrants, qu'il jette sur les personnages de son Sauvetage; il apparaît aussi dans les Don Quichotte, en cette forme de bête hybride de Rossinante, et aussi dans ce long corps qu'il donne au chevalier; traditionnellement, c'est vrai; mais le texte ne lui indiquait pas, quand don Quichotte charge, d'en faire comme un long insecte au corselet de fer. A ces quelques toiles romantiques, il juxtapose, en plus grand nombre, les calmes tableaux de vision exacte. Il s'amuse d'une silhouette élégante et maigre comme l'Amateur, si curieux à comparer à des œuvres flamandes de sujet similaire, en sa coloration sobre; la sanguine au milieu de la paroi, des cartons verts, une tranche rouge de livre, et puis du rose pâle et du gris, et toute l'harmonie de couleurs existe. Il fait, de quelques traits harmonieusement fondus, toute la polychromie d'un châle dans Des Amateurs d'estampes en pleine rue. La rue, il la peint fréquemment, avec ses marchands fûtés, ses bouchers ostentatoires, et presque toujours il y place une fine et fière et forte silhouette de femme du peuple qui passe. Elle a cette beauté blonde, pâle et robuste, de la jeune femme du si beau Mouvement populaire, ornement de la Centennale, et qu'on regrette de ne point voir quai Malaquais. Mais il y a les Chanteurs des rues, ce tableau des Saltimbanques, où un Pierrot, au profil latin de médaille, évoque d'une sorte de ressemblance génésique les Deburau, les Rouffe, les Séverin, tout le Pierrot. Ce sont encore des figurants du théâtre populaire, dont il creuse la foule, applaudissant quelque drame romantique, dans une lumière pauvre de tout petit théâtre, d'installation errante. Il s'agit là du plaisir des humbles, de celui qu'on donne parfois à ce groupe, à cette famille qu'il représente en train de construire la barricade, le père, chauve pour mieux montrer la solidité et la belle construction de son crâne, la mère qu'une loque rouge couvre comme d'un drapeau, et les enfants émaciés dont le geste ramasse les pavés.

Daumier excursionnait dans la mythologie; voilà une Bacchanale. Elle est bien particulière. Elle est moderne de sens, d'accent, et peut-être d'intention. Une femme trébuche au front du bruyant cortège, et l'enlacement à sa jambe de la draperie blanche qui la quitte a quelque chose qui fait songer aux ondulations squammeuses de la sirène. A côté, un bacchant, aux cheveux noirs, l'air réfléchi, frappe par son extraordinaire modernité. Moderne aussi et presque aussi distingué que certains de ces avocats qui ressemblent un peu à un Polichinelle doué de chic anglais, le Silène qu'on porte en triomphe; et il n'y a guère d'antique dans le tableau que le petit faune qui gambille au flanc du cortège et, dans le fond, une canéphore portant, d'une souveraine élégance, sur un beau corps svelte et robuste, sa corbeille. C'est de l'antiquité à demi-satirique, violente, personnelle, qui n'infirme pas la guerre joyeuse faite à l'Olympe par ses lithographies.

D'ailleurs, pourquoi n'aurait-il pas, à sa façon, abordé l'antique, ainsi que pouvait le lui conseiller cet autre grand romantique Berlioz, dont voici, du pinceau de Daumier (on le croit), la face amère, solide, en bec d'aigle, aux yeux fins et fixes, enfoncés sous des arcades dissymétriques, la droite circonflexe, la gauche plus allongée, et dont la chevelure grise, un peu fixe, encadre comme d'un élan solide la fierté nette du masque ? Il est bien que ce volontaire et puissant Daumier, au travail si libre et facile, ait peint ce génie aux laborieuses genèses, se terminant en abondantes et radieuses naissances, Berlioz.


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Daumier est de la famille des forts. Il a du Michel-Ange, il a du Puget, il a de l'expansion de Jordaens, il a du fouillis pittoresque et foisonnant de Jan Steen. Il a été un peu, au début, un hésitant, un éclectique, et il est surtout une personnalité. Sans doute, il se cherchait vers lui-même. La grâce aussi ne lui a pas manqué, jusqu'à l'expression de certaines langueurs maladives, comme dans le Secret. Il a ramassé, de quelques traits de crayon, tout le paysage parisien. Il a donné la blancheur composite des maisons de Paris sous des soleils révélateurs, et on ne sait ce qu'il faut le plus admirer dans le Linge, l'allure lourde de la femme, la vérité absolue et d'un caractère neuf de l'enfant, ou la synthèse hardie des toits des maisons du quai. Il compte dans l'histoire du paysage de ville, il a su peindre l'eau, il a réussi dans des intimités; il est peintre de foules dont il indique le mouvement uniforme et la diversité faciale; c'est un grand peintre, mais il est surtout un grand artiste parce qu'il a été double, parce qu'il a été un grand peintre pour l'élite, et, à la manière esthétique, un apôtre pour la foule, un promulgateur d'idées et de révoltes; il est, au plus haut degré, ce que devait être un artiste au XIXe siècle. Il a une importance d'art et il a une importance sociale. Il fait partie du Musée et il fait partie de l'Histoire.

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