Groulx et nous

Serge Cantin

Lionel Groulx. Notre historien national si mal aimé. Celui par qui le scandale ne cesse de nous arriver. Celui dont la pensée serait non seulement dépassée, archaïque, mais, à ce que l’on nous dit et répète, pernicieuse, infréquentable, parce qu’intrinsèquement raciste. Bref, celui dont il est devenu assez risqué de parler, à moins que ce ne soit bien sûr pour en dire du mal.

Telle n’est pas ici mon intention. Non pas que je tienne par-dessus tout à chanter les louanges du chanoine, ce qui, tout bien considéré, ne nous mènerait guère plus loin que de le vilipender. Mon ambition est autre: je voudrais montrer, autant que faire se peut en si peu d’espace, que la pensée de Groulx demeure pour nous pertinente, que le vieux prêtre, quoi qu’on en dise ou pense, a encore quelque chose à nous dire aujourd’hui. Rien de moins!

Je crois inutile de présenter le personnage. Tout Québecois moyennement éduqué devrait savoir qui est Lionel Groulx et la place qu’il occupe dans notre histoire. À qui n’en saurait rien (ce que je peux aisément concevoir et même excuser, vu l’indifférence avec laquelle nos élites soi-disant éclairées ont traité depuis une trentaine d’années l’enseignement de notre histoire nationale), je ne puis que recommander la lecture de l’excellente anthologie que vient de lui consacrer un professeur d’histoire de l’Université de Montréal (Lionel Groulx. Une anthologie, Textes choisis et présentés par Julien Goyette, Bibliothèque québécoise, 1998). C’est d’ailleurs dans ce livre que je puiserai, pour l’essentiel, les preuves de ce que j’avance.


Attaques prévisibles

J’avance d’abord que Groulx, dès les années trente, nous aura prévenus contre les attaques dont son oeuvre n’allait pas manquer, de son vivant même, d’être la cible de la part des ennemis du nationalisme canadien-français ; attaques qui n’ont fait depuis sa mort (en 1967) que s’intensifier, au fur et à mesure que l’option indépendantiste gagnait du terrain dans l’opinion publique québécoise. Groulx avait en effet anticipé les manoeuvres des Richler, Delisle, Khouri, et tutti quanti, ces fiers représentants de l’internationalisme bourgeois.

Textes de Groulx à l’appui :

« Ne vous en laissez pas imposer, non plus, par les clameurs intéressées qui vous prêtent le cri de race, un nationalisme agressif. Un Canada français ne serait dirigé contre personne. Ce serait tout uniment, et je ne cesserai de le redire, l’acte d’un peuple qui aurait retrouvé la ligne de son histoire. » (Directives, 1937)

« Ai-je besoin de le répéter après tant de fois : je ne suis ni antianglais ni antijuif. Chrétien, catholique, et par-dessus tout prêtre, je me sens capable d’aimer facilement tous les hommes. Mais puisqu’il me semble bien qu’en ce pays, chaque groupe ethnique est d’abord pour soi, je me demande pourquoi il serait interdit aux Canadiens français d’être de temps à autre pour eux-mêmes. C’est que, voyez-vous, je ne me sens rien de commun avec le supranationalisme ou l’internationalisme de quelques-uns de nos transfuges ou de nos pseudo-intellectuels, doctrine aveugle qui, dans le contexte démographique de ce pays, ne peut que préparer le triomphe du nationalisme des autres. » (Pour bâtir, 1953)


Une vision de l’avenir

Je soutiens ensuite - et au rebours d’un préjugé encore largement répandu dans les milieux néo-nationalistes québécois - que Groulx n’est pas resté indifférent aux réalités les plus concrètes de son temps, aux problèmes économiques, sociaux et politiques ; et que sa pensée ne peut en aucune façon être réduite à un nationalisme conservateur voué à la préservation et à la perpétuation d’un passé mythique. Au contraire, plus qu’aucun autre intellectuel de sa génération peut-être, Groulx s’est voulu résolument tourné vers l’avenir, sans jamais perdre de vue toutefois l’ampleur des obstacles, internes et externes, auxquels se heurtait à son époque l’essor du peuple québécois (ou canadien-français), et qui continuent toujours du reste de l’entraver.

Textes de Groulx à l’appui

(il y en aurait bien d’autres) :

« La locomotive qui emporte chez nous le train économique ne nous appartient pas. Elle va où lui plaît. Pour nous le train va à reculons, et la locomotive nous écrase brutalement. Ce qui presse c’est de sauter dans la locomotive, de renverser la vapeur, de prendre la direction du train et de faire qu’il charrie notre avenir. » (1937)

« Rien, mes chers compatriotes, rien dans nos origines, ni dans notre histoire, rien, entendez-vous, ne nous a prédestinés à être une race de portefaix et de gueux, autant dire une race méprisable. » (1940)

« Voilà pourquoi, depuis vingt ans, je m’efforce à faire comprendre aux Canadiens français que leur problème national, n’est pas seulement un problème de langue, mais un problème synthétique. Voilà pourquoi j’ai convié la jeunesse en particulier, à préparer coûte que coûte, la libération des siens [...] Car je suis de ceux qui, dans l’économique pas plus qu’en d’autres domaines, n’acceptent le jeu des puissances fatales. Je ne crois pas que ce qui est arrivé contre nous, cet économique à rebours qui nous a fait, à nous, Canadiens français, plus qu’à la plupart des groupes ethniques en ce pays, des chômeurs et de la misère, je ne crois pas que ce désordre a été le simple effet d’une sombre fatalité. Et je crois que les Canadiens français pourront ressaisir leur vie, toute leur vie, le jour où ils auront voulu s’y décider et s’y préparer, le jour où méthodiquement, patiemment avec une indomptable ténacité ils se seront mis à la tâche, capables enfin de s’enthousiasmer pour leur destin. Est-ce trop leur demander ? » (1938)

« Nous aviserons-nous [...] que c’est nous faire un médiocre compliment, devant les capitalistes étrangers, que de vanter à tout propos la qualité morale de nos ouvriers, quand le rôle principal de notre peuple, dans le développement économique de notre province, paraît être de fournir des manoeuvres ? » (Orientations, 1935)

 Comme le faisait observer naguère, dans le plus beau texte jamais écrit sur Groulx (1), le très regretté Fernand Dumont : « Est-on allé plus loin dans le procès des conditions économiques du Québec ? » 


Un historien averti

J’affirme, enfin, que Groulx fut non seulement un bien meilleur historien qu’on ne le prétend d’ordinaire, mais que, sans se targuer d’aucune prétention épistémologique, sans user du langage raffiné des spécialistes, il s’est montré plus averti que la plupart des historiens patentés actuels des conditions et des limites auxquelles demeure soumise la pratique de la science historique.

Textes de Groulx à l’appui :

« Je me suis efforcé, autant que le peut l’humaine nature, de me laisser guider par le seul document ou par ce que l’on appelle l’objectivité historique. Ai-je tout vu ? Mon enquête a-t-elle été complète ? Je ne le crois pas, pour l’excellente raison que l’histoire définitive est proprement un mythe. Chaque génération d’historiens, à mon sens, utilise de nouvelles découvertes d’archives, est amenée, par les perspectives de son temps, à scruter davantage certains aspects du passé. S’il avait aujourd’hui à la reprendre, le très méritant Garneau écrirait, j’en suis persuadé, bien autrement son histoire. Je l’ai souvent répété à mes étudiants : on ne peut être que l’historien de sa génération. L’historien est, de tous les écrivains, celui qui entre le plus promptement au musée des fossiles. » (1952)

« Je mourrai avec la conscience d’avoir perdu ma vie. Quand la jeune école aura fini de désintégrer mon oeuvre historique, il n’en restera plus rien [...] Je n’étais pas taillé pour une grande oeuvre. Mes amis se sont fait trop d’illusions sur mon compte. Et moi tout autant. Dieu l’a voulu ainsi. Qu’il en soit béni ! » (1959)


La portée du message

Voilà. Il faut convenir que ces textes, choisis presque au hasard parmi tant d’autres de la même mouture, cadrent plutôt mal avec l’image que l’on nous renvoie de Lionel Groulx, surtout depuis une dizaine d’années.

Mais le plus désolant dans toute cette histoire, dans cette judiciarisation de notre histoire dont Groulx fait régulièrement les frais, ce n’est pas que des ennemis avoués du nationalisme québécois s’appliquent à salir la mémoire de celui qui fut à la fois notre plus grand historien national et le plus grand défenseur des droits et de la dignité de notre peuple au cours de la première moitié du XXe siècle (soit dit en passant, parlerait-on encore français dans ce pays si des gens tels que Groulx n’avaient eu le courage de défendre notre langue et notre culture ?).

 Après tout, il s’agit là d’une stratégie passablement prévisible (2), d’une méthode de combat qui, pour déloyale qu’elle soit, ne s’inscrit pas moins dans la logique toute machiavélique de la Realpolitik. La fin poursuivie étant toujours, aujourd’hui comme hier, l’assimilation des Canadiens français, leur disparition comme peuple distinct, le meilleur moyen pour y parvenir ne consiste-t-il pas en effet à abattre « notre maître, le passé » en jetant le discrédit sur ses plus hautes figures, en nous persuadant de leur infamie et, donc, de la nécessité de renier aujourd’hui ceux qui, dans notre passé, ont cru en notre avenir ?

Ce que je trouve le plus affligeant, ce n’est même pas qu’il se trouve des Québécois dits de souche pour contribuer à une telle entreprise, pour collaborer avec l’Anglais à ce « génocide en douce » ; car, après tout, il y a toujours eu, chez nous comme ailleurs, des collabos qui n’attendent que l’occasion pour se vendre au plus offrant, au plus riche ou au plus fort. Non, le pire dans toute cette affaire, ce qui, moi, m’attriste au plus haut point, au point de me faire parfois désespérer de nous-mêmes, c’est de devoir reconnaître que beaucoup d’intellectuels québécois (des historiens, des sociologues, des philosophes), des intellectuels qui se disent par ailleurs souverainistes, entérinent, par bêtise, par lâcheté ou par pusillanimité, la représentation d’un Lionel Groulx foncièrement raciste, tout en cherchant par ailleurs, assez pathétiquement, à s’en démarquer, tout en protestant de leur innocence historique, comme si notre nationalisme traditionnel s’était, en la personne du chanoine Groulx, rendu coupable de crimes contre l’humanité.

« Au fond, disait Groulx, ce qu’une catégorie d’Anglais ne nous pardonne pas, c’est d’exister ». Il serait à peine exagéré d’ajouter que c’est aussi ce qu’une certaine catégorie des nôtres ne se pardonne pas... Et c’est ça d’abord être colonisé.

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1. « Mémoire de Lionel Groulx », dans Le Sort de la culture, Montréal, Éditions de l’Hexagone, 1987, pp. 261-283.

2. Stratégie dans laquelle les Anglais ont d’ailleurs toujours excellé. Comme l’écrivait en 1964 le poète, romancier et essayiste Fernand Ouellette : « Les Anglo-Saxons ont l’art de semer des mythes destructeurs dans l’esprit de ceux qui leur sont étrangers. Toutefois, entre eux, ils se contentent des faits. Ainsi le bilinguisme est un mythe qui ne peut que les servir. Ainsi on parle de racisme à propos du chanoine Groulx pour mieux affaiblir la portée de son message. »

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