Est-il permis de lire Lionel Groulx?

Fernand Dumont
Texte d'une communication livrée au colloque sur Lionel Groulx, organisé par la Fondation
Lionel-Groulx, le 9 décembre 1991, à la Bibliothèque nationale du Québec, à Montréal. Publié dans Les Cahiers d'histoire du Québec au XXe siècle, no 8, 1998.
Lire Lionel Groulx nous ramènerait-il à ce qu'on appelait jadis les «mauvaises lectures» ou les «mauvaises fréquentations»? À la suite d'accusations récentes, dont on attend encore la justification, la rumeur mobilise contre un fantôme qui menace de hanter les esprits. Monsieur Richler et quelques autres ont saisi l'occasion d'un exorcisme. De leur côté, des intellectuels francophones ont pris soin de se dissocier de cet ancêtre fâcheux qui pourrait brouiller leurs considérations sur la souveraineté. Au fond, la censure est toujours là. Hier, on nous mettait en garde contre des auteurs anticléricaux; maintenant, on nous interdit de commenter la pensée d'un clerc d'autrefois. La règle de conduite qui convient aujourd'hui est la même que celle qui nous guidait au temps du cardinal Villeneuve: braver les censures d'où qu'elles viennent et user du libre examen.

Allons-nous consulter Groulx pour lui demander des orientations et des directives, selon les titres dont il ornait la couvertures de quelques-uns de ses livres? Évidemment, non. Groulx appartient au passé, comme Louis-Joseph Papineau, François-Xavier Garneau, Étienne Parent, Errol Bouchette, Olivar Asselin, Léon Gérin, Henri Bourassa... Groulx a été, comme tout le monde, un homme de son temps. Cela dit, qui est une banalité, il est pertinent de nous demander de quel temps il s'agit.

Qualifions-le d'un mot: le temps de la survivance. Et ce temps-là remonte très loin en arrière. Il couvre la plus large tranche de notre histoire. De la Conquête de 1760 à l'Acte d'Union de 1841, notre peuple a oscillé entre l'assimilation et la conservation. Celle-ci était considérée par l'Empire comme un utile rempart contre le voisin américain. La Confédération a consacré notre statut de réserve québécoise à l'intérieur d'un ensemble que les Pères fondateurs appelaient une nation nouvelle. Acculés à la défensive depuis un siècle, il nous a fallu continuer par la suite, combattre pour le bilinguisme dans la fonction publique, réclamer des timbres et la monnaie bilingues, pourchasser les étiquettes exclusivement anglaises sur les pots de confitures ou de moutarde, lutter contre l'abolition des écoles françaises dans les autres provinces. Dans ces batailles, souvent de broussailles, parfois de grands vents, nous sommes quand même parvenus à nous élever jusqu'à la contestation de l'impérialisme.

Survivre, cela pouvait entraîner deux lignes de conduite. Ou bien se pelotonner humblement dans la réserve québécoise, en bénissant nos tuteurs de leur bon vouloir à nous laisser notre folklore. Ou bien nous développer quelque peu à notre manière et la tête haute. C'est le second parti qu'a choisi Lionel Groulx.

Cela l'a-t-il conduit à l'anglophobie, ce vice que nous cultivons depuis toujours, à ce que prétendent certains ? Écoutons-le:
    La bonne-entente, certes, j'en suis; et, pour en être, à défaut de mon esprit de catholique, il me suffirait de la tradition française en ce pays. Mais la bonne-entente que je veux, c'est la bonne-entente à deux. La bonne-entente debout. Pas une bonne-entente de dupes. Pas une bonne-entente à n'importe quel prix; doctrine de dégradation, où tout notre rôle consiste à émoucher le lion; mais la bonne-entente fondée sur le respect mutuel, sur l'égalité des droits. Et celle-là, l'ayant toujours pratiquée, et souvent seuls, cessons donc d'en parler comme si nous avions encore besoin de nous la prêcher ou de la mendier. Mais, comme un peuple libre et un peuple fier, ayons plutôt l'air, à l'occasion, de nous en passer.

Voilà qui est clair et qui, au surplus, n'est pas dépourvu d'actualité. Cependant, Groulx n'a-t-il pas été tenté un moment par l'antisémitisme qui dressait à nouveau sa hideuse figure dans les années 1930? On l'a insinué, sans nous avoir encore montré le dossier incriminant que nous sommes prêts à examiner en toute objectivité. En attendant, je cueille ce bref passage dans une chronique où Groulx traitait justement de la question: «L'antisémitisme, non seulement n'est pas une solution chrétienne, c'est une solution négative et niaise.» (1)

Groulx s'est aventuré sur le terrain de la politique. «En toute franchise, disait-il, comme si, en ce pays libre, un prêtre avait le droit de prendre cette liberté autant qu'un clergyman». On lui a reproché d'avoir réclamé un chef au cours des années de marasme économique de l'avant-guerre. En cela, il a cédé à un engouement qui a parcouru tout l'Occident. Je l'ai surpris à invoquer Salazar ou Dollfuss. Pour faire bon compte, il a cité Mussolini dans une phrase anodine que pourrait reprendre monsieur Mulroney. Que n'a-t-il cité, pour se faire pardonner, des grands hommes du cru comme messieurs S.-N. Parent ou Alexandre Taschereau? En vérité, bien avant les années 1930, depuis sa jeunesse, Groulx a fustigé la politicaillerie. Je relève cette admonestation: «Quand tout un peuple est endormi, c'est qu'il y a eu quelque part des endormeurs [...] Passons, messieurs les dirigeants, autant de temps à faire quelque chose que nous en avons passé à ne rien faire.» Si c'est là une définition du chef, on ne voit pas qu'elle invite à coiffer le chapeau de dictateur. Il se pourrait même qu'elle ne soit pas tout à fait désuète.

Dans le cercle de la survivance, où il s'est confiné, Groulx a rappelé inlassablement les garanties constitutionnelles que promettait la Confédération. II a parfois jeté quelque doute sur la qualité de ces arrangements. Ce qui lui a valu des embarras, au point où on a failli lui enlever sa chaire de professeur d'histoire. On ne badinait pas, en ce temps-là, sur la liberté académique quand les choses sacrées étaient en cause. Pourtant, quel partisan du fédéralisme renouvelé s'empêcherait de souscrire à un énoncé de principe comme celui-ci:
    La Confédération, nous en sommes, mais pourvu qu'elle reste une confédération. Nous acceptons de collaborer au bien commun de ce grand pays; mais nous prétendons que notre collaboration suppose celle des autres provinces et que nous ne sommes tenus de collaborer que si cette collaboration doit nous profiter autant qu'aux autres [...] Pour ma part, je ne vois point quel texte constitutionnel, quelle obligation juridique ou morale, quel intérêt suprême du pays ou de l'État, nous imposent de mettre des bornes à l'essor de notre culture, à l'élan de nos aspirations françaises. En conséquence, nous refusons de nous sacrifier, nous seuls, au maintien ou à l'affermissement de la Confédération.

Pourquoi revenir en arrière pour fustiger un citoyen aussi raisonnable?

Qu'est-ce donc qui est radicalement dépassé dans la pensée de Groulx? C'est considérable: l'assise de sa réflexion dans la collectivité de son époque. Groulx s'appuyait avec assurance sur une référence que lui avait léguée la tradition de la survivance: les coutumes, la langue, la foi religieuse qui lui paraissaient, comme à ses prédécesseurs, les paramètres incontestables de son peuple. Nous n'en sommes plus là. Quelques-uns se demandent même si la langue, en définitive, est encore une marque distinctive. L'oeuvre historique de Groulx conserve, en bien de ses parties, des vues neuves et suggestives; de grands morceaux de son oeuvre d'essayiste n'ont plus de résonance, à part le style, qui est d'un grand écrivain.

J'ose néanmoins soumettre une question : la survivance est-elle révolue? Quand j'observe les débats actuels à propos de la société distincte, j'ai du mal à m'en convaincre. J'ai l'impression que nous revenons loin derrière Groulx, jusqu'à l'Acte de Québec de 1774, dont le gouvernement fédéral nous propose une nouvelle version. J'ai également le sentiment d'une tentative, d'ailleurs contestée un peu partout au Canada, de consacrer la réserve québécoise entérinée depuis longtemps par l'histoire. Après tout, il est possible que nous piétinions encore dans les sentiers que Groulx a déjà parcourus. Je voudrais, comme d'autres, prendre la grand-route, sauter par-dessus le nationalisme. Mais je crains d'anticiper sur l'avenir, de me débarrasser par magie du fardeau qui pèse sur nous depuis des siècles.

Encore une fois, le problème ne se pose plus comme au temps de Groulx. La nation où il trouvait sa caution nest plus ce qu'elle était. La souveraineté politique sera un cadre vide si nous ne nous inquiétons pas de la qualité de notre culture, de la valeur de notre système d'enseignement, du sous-développement en bien des régions, des conditions économiques de notre essor collectif. À moins que nous convenions enfin, et une fois pour toutes, que nous sommes devenus une réserve dans la réserve: des "francophones de souche", selon l'appellation qui se répand, et qui ne paraît pas être un bien glorieux compliment sur les lèvres de quelques-uns.

Dans cette situation à nouveau difficile, je ne consacre pas mes veilles à relire Groulx. Je ne fais pas exception aux lectures de mes collègues: Platon ou Hegel, Tocqueville ou Durkheim, Austin ou Lévinas. Je n'ai pas l'intention plus que quiconque de m'enfermer dans la réserve québécoise, fût-elle gardée par Lionel Groulx. Ce qui n'empêche pas de nous souvenir d'une histoire, la nôtre, qui fut toujours louvoyante. De nous souvenir aussi de ceux qui ont essayé de dire à leur époque la continuité de notre existence collective et les raisons de la perpétuer. Ces anciens ne nous dispensent pas de penser autrement qu'eux, de penser pour notre compte et pour notre temps. Leur présence demeure actuelle, comme le troublant destin du peuple qui les a suscités. C'est pourquoi, en ne refusant pas de critiquer leurs propos, de les récuser à l'occasion, nous n'accepterons jamais qu'on tente d'abolir leur mémoire.

Note

(1) Jacques Brassier [i.e. Lionel Groulx], LAction nationale, vol. I, n° 4, avril 1933, p. 242.

Autres articles associés à ce dossier

Lionel Groulx : actualité et relecture

Stéphane Stapinsky

Texte de présentation du numéro 8 des Cahiers d'histoire du Québec au XXe siècle, paru en 1997.

Une édition critique de «L'Appel de la race»

Stéphane Stapinsky

Bref compte rendu d'une édition critique de L'Appel de la race de Lionel Groulx, réalisée par Yves Saint-Denis. Thèse de Ph. D. en lettres frança

À lire également du même auteur

L'expérience du CEGEP: urgence d'un bilan
Dans L’expérience des cégeps, urgence d’un bilan, article paru dans la r




Articles récents