Histoire de la peinture dans la Grèce antique des origines à Apelle

Pline l'Ancien
Histoire de la peinture dans la Grèce antique telle que la raconte Pline dans son Histoire naturelle. L'écrivain grec Pausanias et Pline l'Ancien sont les principaux auteurs dont l'histoire ait préservé les témoignages sur l'art grec ancien. Pline disait avoir vu à Rome le tableau célèbre sur lequel Apelle avait rivalisé d'adresse avec Protogène. La peinture était extrêmement prisée dans la Grèce aux siècles de Parrhasius et d'Apelle, les souverains étant prêts à payer des sommes faramineuses pour se rendre propriétaires des oeuvres des plus grands peintres. Pline rapporte cette anecdote où le grand Apelle fit taire Alexandre le Grand qui aimait à visiter son atelier, car ses propos disait le peintre, faisaient rire ses garçons d'atelier.
Principaux peintres des origines jusqu'à Apelle
Eumare d'Athènes
Cimon de Cléonée
Phidias
Panænus (frère de Phidias)
Timagoras de Chalcis
Apollodore d'Athènes
Zeuxis d'Héraclée
Parrrhasius d'Éphèse
Polygnote de Thasos
Timanthe
Apelle
Protogène

XXXIV. Maintenant j'énumérerai aussi brièvement qu'il me sera possible les peintres célèbres; car il n'entre pas dans le plan de notre ouvrage de donner là-dessus des développements. C'est pourquoi il suffira pour beaucoup de les nommer, pour ainsi dire, en passant, et à l'occasion de certains autres: pour les ouvrages renommés soit existants, soit perdus, il faudra toujours en parler, au moins sommairement. L'exactitude des Grecs est ici en défaut: ils n'ont placé les peintres que plusieurs olympiades après les statuaires et les toreutes. Le premier peintre qu'ils nomment est de la quatre-vingt-dixième olympiade; cependant on rapporte que Phidias lui-même avait d'abord été peintre, et qu'il peignit à Athènes l'Olympium; et l'on convient en outre que, dans la quatre-vingt-troisième olympiade, son frère Panaenus peignit à Élis (XXXVI, 55) l'intérieur du bouclier de la Minerve faite par Colotès, élève de Phidias, et son aidre pour l'exécution du Jupiter Olympien (XXXIV, 19, 5). Ajoutons encore ceci: il est également avéré que Candaule, le dernier roi lydien de la race des Héraclides, lequel est dit aussi Myrsile, paya au poids de l'or un tableau du peintre Butarque (vii, 39), qui représentait la bataille des Magnésiens, tant la peinture était déjà estimée. Ce fait doit coïncider avec l'époque de Romulus: en effet, Candaule mourut dans la dix-huitième olympiade, ou, comme quelques-uns le prétendent, l'année même de la mort de Romulus; ce qui démontre, si je ne me trompe, que dès lors l'art était renommé et parfait. S'il faut admettre cette conclusion, il en résulte que les commencements de la peinture remontent beaucoup plus haut, et que ceux (dont on ne fixe pas l'époque) qui ont peint des monochromes doivent être reportés à une date plus reculée: Hygiaenon, Dinias, Charmadas, et celui qui le premier distingua les sexes dans la peinture, Eumare d'Athènes, qui se hasarda à imiter toutes sortes de figures; enfin Cimon de Cléonée, qui développa les inventions d'Eumare. Cimon inventa les catagraphes, c'est-à-dire les têtes de profil; et il imagina de varier les visages de ses figures, les faisant regarder ou en arrière, ou en haut, ou en bas. Il marqua les articulations des membres; il exprima les veines, et en outre indiqua les plus et les sinuosités dans le vêtement. Panaenus, frère de Phidias, représenta même la bataille livrée à Marathon entre les Athéniens et les Perses. L'emploi des couleurs était déjà si commun et l'art si parfait, que Panænus avait, dit-on, fait ressemblants les chefs qui commandaient dans cette bataille: du côté des Athéniens, Miltiade, Callimaque, Cynaegire; du côté des barbares, Datis, Artapherne.

XXXV. Bien plus, on ouvrit, du temps que
Panænus fleurissait, des concours de peinture à Corinthe et à Delphes; ce furent les premiers, et Panænus disputa le prix avec Timagoras de Chalcis, qui l'emporta sur lui aux jeux Pythiques: on le voit par d'anciens vers de Timagoras lui-même, l'erreur des chroniques n'est pas douteuse. Après ceux-ci, et toujours dans la quatre-vingt-dixième olympiade, d'autres furent célèbres, comme Polygnote de Thasos, qui le premier peignit les femmes avec des vêtements brillants, leur mit sur la tête des mitres de différentes couleurs: il contribua beaucoup aux progrès de la peinture, car le premier il ouvrit la bouche des figures. Il fit voir des dents, et introduisit l'expression dans les visages, à la place de l'ancienne roideur. Il y a de lui, dans le portique de Pompée, un tableau placé jadis devant la curie de Pompée. Ce tableau représente un homme avec un bouclier; on ne sait si cet homme monte ou descend. Il a peint le temple de Delphes; à Athènes, le portique appelé Pœcile; et il a travaillé gratuitement à ce dernier avec Micon (XXXIII, 56) qui, lui, se faisait payer. Aussi Polygnote eut-il plus de considération; et les amphictyons (vii, 67) qui forment le conseil général de la Grèce, décrétèrent qu'il aurait des logements gratuits. Il y eut un autre Micon, surnommé le Jeune, dont la fille Timarète exerça aussi la peinture.

XXXVI. Dans la quatre-vingt-dixième olympiade vécurent Aglaophon, Céphisodorus, Hérilus, Évenor, père et maître d'un très-grand peintre dont nous parlerons en son temps, de Parrhasius. Tous ces artistes sont déjà recommandables, non pas assez toutefois pour que nous devions nous y arrêter dans notre marche vers ceux qui furent les lumières de l'art. Parmi ces lumières brilla tout d'abord
Apollodore d'Athènes, dans la quatre-vingt-treizième olympiade. Le premier il sut rendre la physionomie; le premier, à juste titre, il contribua à la gloire du pinceau. Il y a de lui un prêtre en adoration, et un Ajax foudroyé; cet ouvrage est aujourd'hui à Pergame. Il n'y a pas avant lui un tableau qui puisse attacher les regards.

Les portes de l’art étaient ouvertes par Apollodore;
Zeuxis d’Héraclée les franchit l’an quatre de la quatre-vingt-quinzième olympiade, et le pinceau, car c’est encore du pinceau que nous parlons, le pinceau, qui commençait déjà à s’enhardir arriva entre les mains à beaucoup de gloire. Quelques auteurs l’ont placé mal à propos dans la quatre-vingt-neuvième olympiade, date qu’il faut réserver pour Démophile d’Himère, et Nésée de Thasos; car il fut l’élève de l’un de des deux, on ne sait pas lequel. Apollodore, ci-dessus nommé, fit sur ce peintre un poème où il disait que Zeuxis gardait pour lui l’art qu’il avait ravi aux autres. Zeuxis acquit tant de richesses, que, dans la parade qu’il en fit, il parada à Olympie avec son nom brodé en lettres d’or dans les tessères (compartiments carrés) de ses manteaux. Plus tard il se détermina à donner ses ouvrages, parce que, disait-il, aucun prix n’était suffisant pour les payer. C’est ainsi qu’il donna une Alcmène aux Agrigentins , un Pan à Archélaüs. Il fit une Pénélope, dans laquelle respire la chasteté. Il a fait aussi un athlète, dont il fut si content, qu’il écrivit au bas ce vers devenu célèbre : «On en médira plus facilement qu’on ne l’imitera.» Son Jupiter sur le trône, entouré des dieux, est magnifique, ainsi que l’Hercule enfant qui étouffe les serpents en présence d’Amphytrion et de sa mère Alcmène tout effrayée. Toutefois, on lui reproche d’avoir fait ses têtes et ses articulations trop fortes. Au reste, son désir de bien faire était extrême : devant exécuter pour les Agrigentins un tableau destiné à être consacré dans le temple de Junon Lacinienne, il examina leur jeunes filles nues, et en choisit cinq, pour peindre d’après elles ce que chacune avait de plus beau. Zeuxis a fait aussi des monochromes en blanc.

Il eut pour contemporains et pour émules Timanthès, Androcyde, Eupompe, Parrhasius. Ce dernier, dit-on, offrit le combat à Zeuxis. Celui-ci apporta des raisins peints avec tant de vérité, que des oiseaux vinrent les becqueter; l’autre apporta un rideau si naturellement représenté, que Zeuxis, tout fier de la sentence des oiseaux, demande qu’on tirât enfin le rideau pour faire voir le tableau. Alors, reconnaissant son illusions, il s’avoua vaincu avec une franchise modeste, attendu que lui n’avait trompé que des oiseaux, mais que Parrhasius avait trompé un artiste, qui était Zeuxis.

On dit encore que Zeuxis peignit plus tard un enfant qui portait des raisins: un oiseau étant venu les becqueter, il se fâcha avec la même ingénuité contre son ouvrage, et dit: «J’ai mieux peint les raisins que l’enfant; car si j’eusse aussi bien réussi pour celui-ci, l’oiseau aurait dû avoir peur.» Il a fait aussi des figures en argile, les seuls ouvrages que Fulvius Nobilior (an de Rome 666) laissa à Ambracie, lorsque de cette ville il transporta les Muses à Rome. On a à Rome, de la main de Zeuxis, une Hélène, dans les portiques de Philippe et, dans le temple de la Concorde, un Marsyas lié.

Parrhasius d’Éphèse contribua beaucoup, lui aussi, au progrès de la peinture. Il a le premier observé la proportion, mis de la finesse dans les airs de tête, de l’élégance dans les cheveux, de la grâce dans la bouche, et, de l’aveu des artistes, il a remporté la palme pour les contours. C’est dans la peinture l’habileté suprême: rendre, en peignant les corps, le milieu des objets, c’est sans doute beaucoup, mais c’est en quoi plusieurs ont réussi; au lieu que faire les extrémités des corps, bien terminer le contour de la peinture finissante, se trouve rarement exécuté avec succès; car l’extrémité doit tourner et finir à promettre autre chose derrière elle, et, à faire voir même ce qu’elle cache. Tel est le mérite que lui ont accordé Antigone et Xénocrate, qui ont écrit sur la peinture; et en beaucoup d’autres points ils ne confessent pas, ils exaltent son habileté. Il reste des dessins de lui sur ses tablettes et dans son portefeuille, et on dit que des artistes en profitent. Cependant, comparé à lui-même, il paraît moins heureux à exprimer le milieu des corps. Il a peint aussi le Peuple athénien, et l’emblème est ingénieux : il lui fallait en effet, le montrer léger, colère, injuste, inconstant; d’un autre côté, facile à toucher, doux, compatissant, plein de grandeur, glorieux, humble hardi, timide, et tout cela en même temps. Il peignit le Thésée qui est à Rome au Capitole, un capitaine de vaisseau cuirassé, et, dans un tableau qui est à Rhodes, Méléagre, Hercule, Persée. Ce tableau, frappé trois fois de la foudre, n’a pas été effacé; cela augmente l’admiration qu’il excite. Il a peint un Archigalle, tableau que Tibère aima beaucoup. Ce prince, d’après Déclus Éculéon, le paya 60,000 sesterces (12,600 fr [de 1850]), et le plaça dans sa chambre à coucher. Il a peint une nourrice crétoise qui tient un enfant dans ses bras, Philiseus, Bacchus, avec la Vertu debout, à côté; deux enfants, dans lesquels on voit la sécurité et la simplicité de leur âge; un prêtre, qui a près de lui un enfant avec un encensoir et une couronne. Il y a encore de lui deux tableaux très célèbres: l’un représente un coureur armé, disputant le prix de la course; on croit le voir suer : l’autre, un coureur armé déposant ses armes : on croit le voir haleter. On vante son Énée, Castor et Pollux, représentés dans un même tableau; Télèphe, Achille, Agammemnon, Ulysse. Artiste fécond, mais qui a usé avec plus d’insolence et d’orgueil que nul autre de la gloire de ses talents. Il se donna des surnoms, s’appelant Abrodiète (vivant dans le luxe), et, dans d’autres vers (69), se déclarant prince de la peinture, conduite par lui, disait-il, à la perfection. Surtout il se prétendait un rejeton d’Apollon, et se vantait d’avoir peint l’Hercule qui est à Linde tel qu’il lui était souvent apparu dans le sommeil. À Samos, mis, par une grande majorité de suffranges, après Timanthe pour tableau d’Ajax et du jugement des armes, il dit qu’il souffrait, au nom du héros, de le voir vaincu une seconde fois par une un indigne adversaire. Il peignit aussi de petits tableaux obscènes, se délassant par ce badinage impudique.

Quant à
Timanthe, il eut surtout de l'esprit. Son Iphigénie a été célébrée par les éloges des orateurs (Cic. de Orat. 22, §74): l'ayant représentée debout, près de l'autel où elle va périr, il peignit la tristesse sur le visage du père, ne trouvant plus possible de lui donner l'expression convenable. On a encore d'autres preuves de son esprit, par exemple, son petit tableau du Cyclope dormant: pour faire sentir la taille du géant, il a peint des Satyres qui en mesurent le pouce avec un thyrse. C'est le seul dont les ouvrages donnent à entendre plus qu'il n'a peint; et quoique le plus grand art s'y manifeste, on sent cependant qu'il y a encore plus d'esprit. Il a peint un héros, qui est un ouvrage très-parfait, et a porté au plus haut point l'art de peindre les figures héroïques: cet ouvrage est actuellement à Rome, dans le temple de la Paix.

Du même temps, Euxémidas eut pour élève Aristide, illustre artiste; et Eupompe eut pour élève Pamphile, maître d'Apelle. Il y a d'Eupompe un vainqueur dans un combat gymnique, tenant une palme. Sa réputation fut si grande qu'il fit école, et que, au lieu de deux genres admis précédemment, le grec et le genre dit asiatique, une subdivision faite dans le genre grec en donna trois, les genres ionique, attique, et sicyonique: Eupompe était de Sicyone.

On a de Pamphile une alliance, la bataille de Phlionte, la victoire des Athéniens, Ulysse sur son vaisseau. Il était Macédonien. Ce fut le premier peintre qui eût étudié toutes les sciences, surtout l'arithmétique et la géométrie, sans lesquelles il soutenait que la peinture ne pouvait être parfaite. Il n'a enseigné à personne à moins d'un talent: il prenait 500 deniers par an (410 fr. [de 1850]); Apelle et Méanthius lui payèrent ce prix. C'est grâce à l'autorité de cet artiste que, d'abord à Sicyone et ensuite dans toute la Grèce, on apprit avant toute chose aux enfants libres la graphique, c'est-à-dire à peindre sur du bois, et que cet art fut reçu comme le premier acheminement aux arts libéraux. Le fait est que l'art de la peinture fut toujours en honneur; des hommes libres l'ont exercé, et même des hommes de haut rang, et constamment il a été défendu de l'enseigner aux esclaves: c'est pourquoi ni en peinture ni en toreutique on n'a aucun ouvrage célèbre fait par un esclave.

Dans la cent-septième olympiade vécurent Échion [généralement connu sous le nom d'Aétion] et Thérimaque (XXXIV, 19, 2), qui furent célèbres. Il y a de beaux tableaux d'Échion: un Bacchus; la Tragédie et la Comédie; Sémiramis arrivant du rang d'esclave au trône; une vieille femme portant des lampes, et une jeune mariée remarquable par sa pudeur.

Mais tous les peintres précédents et suivants ont été surpassés par
Apelle de Cos, dans la cent-douzième olympiade. À lui seul presque il a plus contribué au progrès de la peinture que tous les autres ensemble; et il a publié des livres sur les principes de cet art. Il eut surtout la grâce en partage. Il y avait de son temps de très-grands peintres: il admirait leurs ouvrages, il les comblait d’éloges, mais il disait qu’il leur manquait cette grâce qui était à lui (ce que les Grecs nomment charis); qu’ils possédaient tout le reste, mais que pour cette partie seule il n’avait point d’égal. Il s’attribua encore un autre mérite: admirant un tableau de Protogène d’un travail immense et excessif, il dit que tout était égal entre lui et Protogène, ou même supérieur chez celui-ci; mais qu’il avait un seul avantage, c’est que Protogène ne savait pas ôter la main de dessus un tableau : mémorable leçon, qui apprend que trop de soin est souvent nuisible. Sa candeur ne fut pas moindre que son talent : il convenait de la supériorité de Mélanthius pour l’ordonnance, et d’Asclépiodore pour les mesures, c’est-à-dire pour la distance qui doit être entre les objets.

On sait ce qui se passa entre Protogène et lui : Protogène résidait à Rhodes; Apelle, ayant débarqué dans cette île, fut avide de connaître les ouvrages d’un homme qu’il ne connaissait que de réputation; incontinent il se rendit à l’atelier. Protogène était absent, mais un grand tableau était disposé sur le chevalet pour être peint, et une vieille femme le gardait. Cette vieille répondit que Protogène était sorti, et elle demanda quel était le nom du visiteur : «Le voici,» répondit Apelle; et, saisissant un pinceau, il traça avec de la couleur, sur le champ du tableau, une ligne d’une extrême ténuité. Protogène de retour, la vieille lui raconte ce qui s’était passé. L’artiste dit-on, ayant contemplé la délicatesse du trait, dit aussitôt qu’Apelle était venu, nul autre n’étant capable de rien faire d’aussi parfait. Lui-même alors, dans cette même ligne, en traça une encore plus déliée avec une autre couleur, et sorti en recommandant à la vieille de la faire voir à l’étranger, s’il revenait, et de lui dire : «Voilà celui que vous cherchez.» Ce qu’il avait prévu arriva : Apelle revient, et , honteux d’avoir été surpassé, il refendit les deux lignes avec une troisième couleur, ne laissant plus possible même le trait le plus subtil. Protogène s’avouant vaincu, vola au port chercher son hôte. On a jugé à propos de conserver à la postérité cette planche admirée de tout le monde, mais surtout des artistes. J’entends dire qu’elle a péri dans le dernier incendie qui consuma le palais de César sur le mont Palatin. Je me suis arrêté jadis devant ce tableau, ne contenant rien dans son vaste contour que des lignes qui échappaient à la vue, paraissant comme vide au milieu de plusieurs excellents ouvrages, mais attirant les regards par cela même, et plus renommé que tout autre morceau.

Apelle avait une habitude à laquelle il ne manquait jamais: c’était, quelque occupé qu’il fût, de ne pas laisser passer un seul jour sans s’exercer en traçant quelque trait; cette habitude a donné un lieu à un proverbe. Quand il avait fini un tableau, il l’exposait sur un tréteau à la vue des passants, et, se tenant caché derrière , il écoutait les critiques qu’on en faisait, préférant le jugement du public, comme plus exact que le sien. On rapporte qu’il fut repris par un cordonnier, pour avoir mis à la chaussure une anse de moins en-dedans. Le lendemain, le même cordonnier, tout fier de voir le succès de sa remarque de la veille et le défaut corrigé, se mit à critiquer la jambe : Apelle, indigné, se montra, s’écriant qu’un cordonnier n’avait rien à voir au-dessus de la chaussure; ce qui a également passé en proverbe. Apelle avait de l’aménité dans les manières, ce qui le rendit particulièrement agréable à Alexandre le Grand : ce prince venait souvent dans l’atelier, et, comme nous avons dit (vii, 38), il avait défendu, par un décret, à tout autre artiste de le peindre. Un jour, dans l’atelier, Alexandre parlant beaucoup sans s’y connaître, l’artiste l’engagea doucement au silence, disant qu’il prêtait à rire aux garçons qui broyaient les couleurs; tant ses talents l’autorisaient auprès d’un prince d’ailleurs irascible. Au reste, Alexandre donna une marque très mémorable de la considération qu’il avait pour ce peintre : il l’avait chargé de peindre nue, par admiration de la beauté, la plus chérie de ses concubines, nommée Pancaste; l’artiste à l’œuvre devint amoureux; Alexandre, s’en étant aperçu, la lui donna : roi grand par le courage, plus grand encoure par l’empire sur soi-même, et à qui une telle action ne fait pas moins d’honneur qu’une victoire; en effet, il se vainquit lui-même. Non-seulement il sacrifia en faveur de l’artiste ses plaisirs, mais encore ses affections, sans égard même pour les sentiments que dut éprouver sa favorite en passant des bras d’un roi dans ceux d’un peintre. Il en est qui pensent qu’elle lui servit de modèle pour la Vénus Anadyomène.

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