Giordano Bruno, le mécréant religieux

Pierre-Jean Dessertine

 

Le destin singulier du penseur italien Giordano Bruno (1548-1600) est plein d’enseignements. Martyr de l’intolérance du catholicisme romain, qui l’a fait brûler vif à 52 ans comme hérétique, il avait été également excommunié par les Calvinistes de Genève et les Luthériens allemands. L’Église catholique a pourchassé pour brûler – méthodiquement – tous les exemplaires de ses livres qu’elle a pu trouver. Sa pensée a été victime d’une sorte de forclusion historique pendant les trois siècles suivant sa mort en lesquels la chrétienté a dominé la culture occidentale (la forclusion est ce qui est soustrait à la mémoire au point qu’on ne puisse même pas nommer ce qui est absent). Encore aujourd’hui, alors que Galilée a été récemment réhabilité par Rome, Bruno demeure toujours proscrit, sous le coup des jugements infâmant prononcés il y a plus de 400 ans par le Saint-Office.
 
Pourtant son œuvre est extraordinairement riche et généreuse. Si le cœur en est l’exposition de sa philosophie, elle traite des sujets les plus variés – astronomie, mathématiques, physique, mnémotechnique, magie, astrologie, etc. –, comme elle se décline en de multiples formes – traités, dialogues, discours, satires, comédies, poèmes. Bruno anticipe plusieurs idées qui allaient devenir importantes dans l’histoire ultérieure de la pensée comme l’idée d’infinité de l’Univers, la gravitation universelle (voir la citation dans ce document), l’idée de monade (atome de réalité doué de vie, reprise par Leibniz), l’idée de relativité générale dans l’Univers (reprise par Einstein), l’idée d’amoralisme (il n’y a pas de Mal absolu, reprise par Spinoza puis Nietzsche), etc. La pensée de Bruno nous interpelle. Comment a-t-elle pu amener l’institution catholique à commettre un de ses actes les plus lourds de conséquences quant à l’avenir de la pensée et à sa propre crédibilité ?
 
Une idée revient souvent sous la plume de Bruno, et prend une place centrale dans sa pensée : c’est l’idée d’infini. C’est en l’examinant que l’on peut espérer mieux comprendre l’unité de sa démarche.
 

L’infinité de L’Univers

L’infini, chez Bruno, c’est d’abord l’idée qui libère l’Univers. L’Univers n’a pas, en effet, été libéré du dogme scolastique par Copernic, mais par Bruno. Rappelons que la scolastique – la doctrine de l’École – est la vision du monde officielle enseignée en Occident au Moyen-Âge par les institutions contrôlées par l’Église ; elle est essentiellement inspirée par la Bible et la philosophie d’Aristote, surtout à partir de l’œuvre de synthèse de Thomas d’Aquin (1225-1274). L’astronome polonais Copernic avait, quelques années avant la naissance de Bruno, publié un livre en lequel il expliquait que le meilleur moyen de rendre compte des changements célestes était de considérer que la Terre n’est pas au centre de l’Univers, mais que cette place est occupée par le Soleil, alors que la Terre tourne autour de lui en une année et sur elle même en un jour. Bruno est copernicien au sens où il est un des premiers à défendre cette vision de l’Univers contre celle d’Aristote. Mais il est bien plus que cela. Alors que Copernic conservait la conception d’un Univers fini, limité par la « sphère des fixes » – entendons les astres (les étoiles) qui restent fixes les uns par rapport aux autres –, Bruno affirme l’infinité de l’Univers.
 
Cette idée d’un Univers infini était déjà bien présente dans l’Antiquité, dès le VI° siècle avant J-C avec le Milésien Anaximandre, puis plus tard avec Démocrite et les Épicuriens. Mais cette idée avait été discréditée comme éminemment païenne par la doctrine chrétienne, surtout parce qu’il lui fallait une place pour Dieu. Et cette place était toute trouvée dans l’au-delà de la sphère des fixes. Ce qui permit à l’Église d’enseigner que Dieu est au ciel.
 
En défendant l’idée d’un Univers infiniment étendu occupé par une infinité de mondes, Bruno chasse Dieu de cette place. Mais sa véritable audace est ailleurs, dans la manière dont il justifie l’infini spatial. Traditionnellement, l’argument était logique : que devient la flèche de l’archer lâchée à travers la sphère des fixes ? Bruno propose un nouvel argument qu’on pourrait appeler « l’expérience du déplacement d’horizon ». À première vue l’horizon se donne comme une couture entre la voûte céleste et la surface terrestre qui enclot l’espace humain. Mais si je me déplace, l’horizon se déplace et de nouveaux espaces apparaissent. Il y a donc une loi qui rend le champ de l’espace visible relatif au point de vue du spectateur. Si j’applique cette loi à la vision des astres, il s’ensuit que si je pouvais me déplacer très loin dans l’Univers, je pourrais sans cesse voir apparaître de nouveaux espaces avec de nouveaux astres ; en particulier, les constellations d’étoiles que je vois depuis la Terre se déformeraient à en devenir méconnaissables : il n’y aurait plus de « sphère des fixes » ! Ainsi : « Dès que l’on a reconnu que le mouvement apparent du monde est dû au mouvement diurne réel de la Terre (lequel se trouve aussi dans les autres astres semblables), aucune raison ne peut nous contraindre à accepter que les étoiles soient équidistantes de nous ». Bruno, De l’univers infini et des mondes – 1584.
 
L’intérêt de cet argument est qu’il est d’expérience vécue : on a une preuve de l’infini par la simple démarche rationnelle d’une extrapolation de notre expérience perceptive. La faiblesse des aristotéliciens est de s’en tenir à cette vision infantile qu’est l’image instantanée du monde. Et Bruno, dans le texte cité ci-dessus, était déjà capable de voir la Terre telle que la voient aujourd’hui nos astronautes depuis leur station orbitale.
 

La perfection du monde

Mais, pour Bruno, cette physique de l’infini implique d’emblée une métaphysique de l’infini. Car le philosophe, qui est docteur en théologie, sait très bien que l’infinité est d’abord un attribut de Dieu. Si bien qu’il reçoit cette expérience de l’infinité de l’Univers comme une expérience religieuse : l’expérience de la présence de Dieu. Certes, Dieu n’a plus sa place dans cet « arrière-monde » (Nietzsche) qui s’exempterait des lois de la nature, mais c’est parce qu’il est partout, parce qu’il est la nature : « Dieu est infini dans l'infini, partout en toutes choses, ni au-dessus ni à l'extérieur mais totalement intime à toutes choses. » De l’immense et de l’infigurable – 1591. Et l’argument invoqué est d’une parfaite simplicité : l’infinie perfection de Dieu ne peut s’exprimer que dans un Univers infini.
 
De cette divinité qui est la nature, Bruno tire la conséquence que, d’une certaine manière, la perfection divine doit être en toutes choses. Ainsi un espace vide étant signe d’imperfection, il s’ensuit que l’espace infini est occupé par une infinité de mondes tels que le nôtre. Bruno considère l’humanité terrestre comme une espèce tout à fait banale dont les équivalents existent, innombrables, dans d’autres mondes.
 
Mais chaque être de l’Univers doit exprimer l’infinité divine. Bruno conçoit donc une unité minimale d’être, la monade, invisible à nos yeux, mais qui par assemblage compose tous les êtres que nous pouvons connaître. Atome vivant, la monade participe de l’infini en étant consciente, de son point de vue fini, de l’infinité divine. Dès lors il peut caractériser l’Univers – qui est la Nature ou Dieu – comme « l’infiniment infini ».
 
Enfin puisque le monde est Dieu, il est nécessairement parfait. Il n’y a donc aucun mal en lui. Ce qu’on appelle le mal n’est qu’un « mauvais » relatif à l’homme lorsqu’il rencontre certaines situations qui lui paraissent, du point de vue de ses intérêts particuliers passagers, nuisibles.

On a témoigné que Bruno, apprenant la sentence qu’il serait brûlé vif, aurait répondu à ses juges : « Vous avez certainement plus peur en prononçant cette sentence que moi en l'écoutant ! » On comprend la force de la certitude intérieure qui rendait possible cette affirmation.
 

Rencontre avec Einstein

Einstein explique, dans Comment je vois le monde (1934), qu’on peut distinguer trois types de religiosité :
·         Il y a la religiosité qui répond à la méconnaissance des causes réelles et à la peur de l’avenir et qui amène à poser des êtres surnaturels dont il faut s’allier les bonnes grâces.
·         Il y a la religiosité qui répond à un besoin social et qui amène à poser un Dieu maître de notre destin qui récompense ou punit les comportements de chacun, définissant ainsi un Bien et un Mal collectifs.
·         Mais il y a aussi la religiosité qu’il qualifie de « cosmique », et qui naît du sentiment éprouvé par celui qui dépasse l’attachement à son moi dans la conscience de l’ordre de l’Univers. Cette religiosité « ne connaît ni dogme ni Dieu conçu à l’image de l’homme et donc aucune Église n’enseigne la religion cosmique ».
 
Pour Einstein, cette dernière forme de religiosité, dont il se réclamait, est la seule qui soit compatible avec la science. Elle est accessible à tous, mais elle n’est généralement pas populaire (sinon, note Einstein, parfois avec le bouddhisme). Et il cite quelques grandes figures religieuses en ce sens : « Démocrite, François d’Assise, Spinoza ». Il omet ici de citer Giordano Bruno, et paie sans doute son tribut à la forclusion ecclésiale du philosophe italien. Pourtant Bruno est, tout autant que les grandes figures citées par Einstein, exemplaire de cette religiosité cosmique.
 
Pour le comprendre, il faut d’abord justifier pourquoi cette forme de religiosité a pu être considérée par Einstein comme la seule véritable religiosité. « Religieux » , « religion », dérivent du latin « religo » qui signifie « lier ». « Religiosité » évoque donc d’abord l’attachement à une réalité transcendante. Une réalité transcendante est une réalité dont on se sait dépendre absolument. Il y a deux conséquences. Cette réalité dépasse nos facultés de représentation. Cette réalité relativise la valeur de notre moi, si bien que, chacun se sentant rattaché à la même réalité transcendante, du point de vue collectif nous devenons de fait reliés entre nous comme humblement dépendants de cette réalité. Autrement dit, la religiosité verticale (lien de transcendance) implique nécessairement la religiosité horizontale (lien de communauté). De ce point de vue, Bruno a été durant sa vie un grand cosmopolite, parcourant la plupart des pays européens, fréquentant les divers milieux sociaux et les pratiquants des multiples versions de la chrétienté.
 
La religiosité cosmique étant le lien avec l’Univers infini suscite en effet le sentiment d’une communauté de condition humaine, autrement dit le cosmopolitisme. La religiosité cosmique ne peut que se rattacher à un Univers infini, parce que s’il est fini, il y a place pour un Dieu qui le supplanterait. Mieux, la religiosité cosmique est la seule qui soit fidèle à la vie qui nous est donnée, car c’est la seule qui ne malmène pas l’expérience vécue  – comme le fait l'appel au surnaturel  – mais la respecte. C’est ce qu’a montré Bruno par l’expérience du déplacement d’horizon. On peut l’illustrer aussi par une approche phénoménologique de la perception. La transcendance vécue de l’Univers infini s’indique par l’expérience sensible du ciel : il s’agit de la seule expérience sensible externe qui ne puisse pas être objet de perception (voir à ce sujet mon article « Attention au ciel »)
 
Bruno est exemplairement religieux parce qu’il fonde la transcendance de l’Univers sur l’expérience sensible et la raison, c’est-à-dire sur la vie humaine dans sa globalité. Il l’est aussi parce qu’il ne sépare pas : l’homme n’est pas le jouet de la transcendance, il y participe ; la nature n’est pas obérée par une surnature totalement hétérogène. Il l’est finalement parce que sa ferveur religieuse l’a mis sur la voie de maintes intuitions de savoir qui allaient être développées par les sciences à venir : conception de l’Univers, théorie de la gravitation universelle, théorie de la relativité, etc.
 
Tout récemment, François d’Assise (cité par Einstein comme religieux exemplaire) s’est, par l’élection du pape François, comme introduit au Vatican. Peut-être cela conduira-t-il à une réhabilitation du Nolain (de Nola, nom de son village natal près de Naples) par reconnaissance de son exemplaire religiosité.

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