Facebook et le management du désir
Le dernier numéro de la revue Argument (printemps-été 2113) est divisé en trois sections, Le peuple selon la CLASSE, sur le printemps érable; la révolution numérique; et autour d’un livre, La mesure de l’homme de Daniel Jacques. Chacune de ces sections mérite un détour… que nous ferons en commençant par l’article de Carl Bergeron qui ouvre la section consacrée à la révolution numérique. Voici l’une des belles pages de cet article. Nous l’intitulerons : Facebook ou le management du désir. Nous la rangeons dans le dossier lovotique parce que le management des désirs devenus souhaits, est une étape sur la voie de l'amour avec des macines comme partenaires.
« Dans L'amour liquide. De la fragilité des liens entre les hommes, le sociologue polonais Zygmunt Bauman étudie les transformations de l'éthique amoureuse dans un monde où le lien intime entre les sexes ne se revendique plus d'aucune filiation, d'aucun impératif moral supérieur, pour reposer tout entier sur un contractualisme qui, affirme-t-il, tient plus de la pulsion consommatrice que de la raison éclairée. L’argumentaire rationnel que mobilise l'individu démocratique moyen pour évaluer — "évaluer", comme on le fait dans les entreprises pour optimiser la production — une relation où il s'est "engagé", emprunte bien souvent le vocabulaire et les schèmes de pensée d'une idéologie managériale axée sur le calcul des gains et des pertes, des gratifications et des frustrations et, surtout, sur la comparaison permanente, jamais assouvie, avec l'offre concurrente sur le marché. Convaincu d'être en position d'avoir mieux (mais qu'est-ce "qu'avoir mieux" et sur quels critères se fonde-t-on pour juger?), on jette celui ou celle avec qui on se trouve et on passe au suivant — le jeté étant un déchet, et le nouveau un produit tout neuf. Signe comme un autre que la raison instrumentale est devenue, pour nous toute la raison humaine, nous croyons que nos expériences passées s'additionnent et qu'elles figurent autant d'étapes vers une expertise ultime à partir de laquelle, nous plaisons-nous à croire, il nous serait enfin possible d'obtenir l’amour tant désiré, de le maîtriser et, enfin, de le "fixer" définitivement en une rente affective indispensabpe à notre bien-être. L'amour ressortirait ainsi à une "technique", une "compétence", un "outil" de consommateur avisé.
Proposant une analogie avec les centres commerciaux, qui se sont développés en Occident dans un contexte où la nécessité et la survie avaient cessé d'exercer leur empire sur tous les aspects de la vie matérielle, Bauman explique que le comportement amoureux contemporain réduit le désir, avec ses ramifications complexes et ses délais propres (un authentique désir prend du temps et se vit dans la durée), à la logique simpliste et marchande du souhait : ‘’Aujourd'hui, on a tendance à concevoir les centres commerciaux en gardant à l'esprit la vitesse d'éveil et la rapidité d'extinction des souhaits, et non la procréation et l'entretien, longs et encombrants, des désirs. [...] S'abandonner à un souhait, contrairement au désir que l'on suit, n'est que momentané, accompagné de l'espoir qu'il ne laissera pas de conséquences durables à même de condamner de prochains moments de joyeuse extase. Pour ce qui est des partenariats et, en particulier, des partenariats sexuels, suivre un souhait plutôt qu'un désir signifie laisser la porte ouverte à "d'autres possibilités romantiques" [présumées plus satisfaisantes et épanouissantes] 1’’. »
1- Zigmunt Bauman, L'amour liquide, de la fragilité des liens entre les hommes, trad. Christophe Rosson, La Rouergue, Chambon, 2004, p.23.