Et l'enfant créa son bonheur

Luc Bureau

 Luc Bureau est sans doute le géographe québécois le plus près de son sujet, la terre. Dans Ma géographie est pleine d’histoires, son dernier livre, il combine allègrement culture savante et culture populaire en une cinquantaine de tableaux. Les premiers sont consacrés à son enfance dans le village de Saint-Évariste.

 

 

Mon village 

Mon village était-il beau, était-il laid? La question ne s'est jamais posée. Ces idées-là, dont on fait aujourd'hui grand bruit, n'agitaient aucunement les esprits. Personne n'aurait imaginé qu'un jour on classerait les villages selon des critères esthétiques, que certains spécialistes autoproclamés dresseraient une liste des soi-disant « 38 plus beaux villages ». Cette façon de jauger des milieux de vie aurait été jugée totalement ridicule et inappropriée. Car ce n'était pas en vertu de tels critères que notre vie s'ordonnait. Notre ancrage était fait de vie familiale et communautaire, d'expériences et de désirs communs, de vibrations concomitantes, de chamailles sans haine avec nos camarades, d'exploration de petits bouts de terroir qui prenait pour chacun un sens profond. C'était la vie qui composait un paysage incomparable et non le paysage qui façonnait la vie.

Le vieux « moulin à scie » de mon oncle

Construit au début du siècle passé, ce bâtiment était une scierie familiale à vocation locale. Selon le rythme des saisons et l'évolution des besoins domestiques, les paysans du coin y apportaient de grosses billes de sapin, de cèdre, de pin ou d’épinette destinées à la découpe en planches, en madriers, en poutres, ou en bardeaux servant à la couverture des maisons et des granges. Gamin d'à peine cinq ou six ans, je me voyais dispensé à l'époque des règles de politesse que pratiquent d'ordinaire les gens en pleine maturité. Arrivé chez l'oncle Adjutor, dès la descente de voiture, sans prendre le temps de saluer les maîtres de la maison, je me précipitais vers le site recherché. Au fur et à mesure de ma progression vers ce chantier diabolique, montait une rumeur d'engouffrement, de broyage, de grincement sinistre d'engins détraqués, d'orages menaçants, d'infamies et de fureur. Le vacarme que produisait l'eau en tombant de manière abrupte sur les palettes de la grande roue était tel qu'il me donnait des frissons d'horreur. Une fumée grise, errante, qui montait du gouffre monstrueux que j'appelais « le trou du diable », se liquéfiait et enveloppait de moiteur les arbustes voisins. J'étais littéralement subjugué par la brutalité de cette scène digne de la fin des temps. Cela évoquait une sorte de descente en enfer, accompagnée d'une odeur pointue de soufre, de tourbillons fulgurants de flammes, de grincements aigus, toutes les affres que les religieuses chargées de ma première éducation se plaisaient à décrire. Mais il faut croire que l'enfer possède d'énormes et mystérieux attraits. À l'exemple de ces femmes perverses qui vous vident de toute votre énergie de résistance, je succombais à l'envoûtement du spectacle comme à un péché.  

Au magasin général Buteau & Frères 

Aussitôt la feuille de commande en main, je me précipitai à l'extérieur. Je sautais littéralement de joie quand, seul, j'entrai dans l'écurie pour atteler «Bijou». En raison de l'état terreux et cahoteux des routes de l'époque, mon père ne pouvait se permettre d'atteler le cheval à la calèche et de se rendre au magasin pour y faire ces achats. Il lui fallait un remplaçant. Malgré mon jeune âge, à peine huit ans, on me réquisitionna. Il faut dire que personne d'autre n'était disponible ce jour-là. Hypocritement, je fis une moue d'ennui devant cette nécessité, alors qu'intérieurement mon cœur sautillait d'excitation au point où je parvenais à peine à retenir mes tremblements nerveux. C'était Ia première fois de ma vie que cela se produisait, qu'on me confiait un rôle aussi éminent que celui de coursier et de cocher. Devant moi des heures à jouir de mon indépendance, à me sentir un véritable p'tit homme, à tenir les guides du cheval et à le contraindre à aller au trot, à envoyer la main aux amis crevant de jalousie.

La distance à couvrir pour se rendre chez Buteau & Frères, était d'environ quatre kilomètres. En guère plus de quarante minutes, j’étais sur place. J'attachai Bijou sous la grande annexe prolongeant le bâtiment sur la gauche. J'entrai dans le magasin en m'efforçant d'avoir l'air décontracté et le plus sûr de moi possible. Mais le grand Arthur Demers, notre voisin de ferme, était là, le bras droit se balançant au-dessus de la tête, expliquant pour la énième fois sans doute aux gobe-mouches autour de lui que l'abondance des pluies dans la paroisse était due à la guerre en Europe, aux poussières qui s'élevaient dans le ciel lors des bombardements. En m'apercevant, il n'eut pas le temps de terminer son savant exposé qu'il s'adressa à moi de la façon le plus insolente qui soit: «Tiens, tiens, v'là le bébé à Jos! Ous'qué ton pére?» Je rougis de honte et de colère. Moi, presque un homme, venu seul avec Bijou au magasin pour faire des achats, me faire traiter de «bébé à Jos» par ce «vlimeux» d'Arthur, c'en était trop! Je faillis lui décocher en réplique le très vilain surnom de « Grand péteux de broue» dont on le gratifiait dans le voisinage. Heureusement, le gérant du magasin s'adressa à moi d'une manière plus civilisée, tout en me faisant signe de m'approcher afin de savoir en quoi il pouvait m'être utile. Un peu nerveux, je lui tendis la liste des emplettes préparée par ma mère et j'attendis un bon vingt minutes que tout fût sur le large comptoir de bois ou déjà déposé dans la voiture. 

Pendant ces minutes d'attente, mes yeux scrutaient tout autour. Il y avait là plus d'objets exposés que l'oeil en pouvait voir, plus de bananes et d'oranges que l'estomac de tout un régiment en pouvait porter. Pour un instant seulement, mon regard s'arrêta sur des vêtements féminins rangés à l'écart: des chapeaux à larges bords, des jupons et des jupes, des bas en coton ou en soie, des soutiens-gorge et autres dessous ou dessus féminins. La rougeur me montant au visage et un frisson de honte me courant dans le dos, je détournai mon regard vers des objets plus décents à mes yeux juvéniles : des chapeaux d'hommes, des vêtements de travail, de l'équipement agricole, des jouets, de la vaisselle, des tissus à la verge, des boutons de toutes les couleurs, du pétrole pour les lampes... Sans compter tout ce qui était entreposé dans des centaines de coffrets en bois incrustés dans de hautes étagères fixées au mur. La caverne d'Ali Baba n'aurait jamais été qu'une modeste voiturette de marchand ambulant comparé à ce dévergondage d'outillages, de dentelles et de denrées périssables.

Si j’essaie, aujourd'hui, de cerner l'ambiance singulière qui enveloppa cette première expérience «solo» de fréquentation d'un magasin général, il me semble avoir vécu ce moment comme une mise en serre chaude où toutes les perspectives de la vie rayonnaient à partir d'un même point. Mon regard sur les objets et sur les clients était un regard sur l'humanité entière. J'apprenais sur le vif le sens des mots communication, bavardage, commérage, abondance, échange, vente, prix, client, inventaire... Ce n'était quand même pas rien ! Et dire que les grandes surfaces, les centres commerciaux urbains ont réussi, en moins d'un demi-siècle, à éradiquer totalement ce lieu de service communautaire incomparable. Les monstres ont eu raison des entreprises à dimension humaine.  

Hors l'église, point de village  

Il n'est d'aucune nécessité d'être un dévot au teint blafard pour reconnaître ce fait marquant. […] Je regarde à nouveau les photographies. Je m'arrête un instant à celle d'un village perdu de l'Abitibi: La Reine. Je pourrais tout aussi bien m'arrêter à Roquemaure, Guyenne, Rapide-Danseur, La Motte, Béarn, dans la même région. Mais revenons à La Reine. Dans un premier soubresaut de l'esprit, je me questionne sur les motifs qui ont incité des êtres censément raisonnables à s'installer dans ce «bout du monde » au début du XXe siècle. Qu'est-ce qui a bien pu pousser ces gens à se confronter à une nature sauvage, à entreprendre le défrichement de terres vierges, à abattre la forêt, à essoucher, épierrer, débroussailler, niveler le sol, puis, avant même de s'offrir un logis convenable, des routes carrossables, des services sanitaires adéquats, à s'éventrer à l'érection d'une église ? Il a fallu un motif puissant pour se lancer dans l'édification de ce poème de bois ou de pierre qu'est l'église Saint-Philippe-de-La Reine. J'entends bruire à mes oreilles la réponse trop évidente pour être satisfaisante : dans leur rationalité économique, les hommes décident de leurs actions en fonction de leurs intérêts. Les Reinois et Reinoises s'employèrent donc à la construction d'une église dans l'expectative de tirer de l'opération un profit chiffré. Si méritoire soit-elle, cette thèse demeure tout à fait inopérante quant à l'explication des motifs qui incitèrent les pionniers à mettre en valeur un nouveau territoire et à ériger presque simultanément une nouvelle église.   

Comme l'écrivait Gaston Bachelard à propos des intérêts qui ont amené les hommes à affronter les dangers de la mer, «... les véritables intérêts puissants sont des intérêts chimériques. Ce sont les intérêts qu'on rêve, ce ne sont pas ceux qu'on calcule. Ce sont les intérêts fabuleux.» Les églises sont les seuls bâtiments des villages qui se tiennent à l'écart des intérêts que l'on chiffre; elles appartiennent au monde fabuleux de l'inimaginable, de l'insensé, de l'absurde, à l'exemple des pyramides et autres monuments inutiles encensés depuis des millénaires. Une véritable culture accorde une importance prépondérante à l'inutile. J'adore les églises, surtout qu'elles ne servent plus à rien, tout comme les pyramides. N'est-ce pas là leur vocation première? »

 Paysages lilliputiens

C'est étrange de voir quelqu'un apparemment sain d'esprit se creuser la cervelle avec une idée aussi farfelue et inutile que celle de la perfection. Qui d'entre vous peut nommer un seul être, un seul objet s'élevant jusqu'à la perfection ? Cette dernière n'est pas de ce monde. C'est une lubie de moralistes émaciés ou d'esthètes corsetés. Essayez-vous à la définir si vous y croyez. À la fin de vos efforts, il ne restera rien d'autre que verbiage inintelligible, ricanement convulsif, néantité fantomale : les anges, les saints et quelques autres idoles. Et pourtant, la perfection existe! Non pas dans sa nature propre, comme l'allèguent certains philosophes perclus, mais à travers l'œil de celui qui regarde, l'oreille de celui qui entend, le cœur de celui qui aime. 

Depuis mon jeune âge jusqu'à ce jour, j'ai entrevu la perfection à quelques reprises à travers certains coins du pays. La première fois, je devais avoir sept ou huit ans. Elle était planquée là, à quatre ou cinq bornes de chez moi, au bout d'un chemin de gravier étroit et raboteux, à demi cachée par les arbres, les broussailles et la poussière épaisse de la route. L'objet sur lequel je portais tant d'affection n'était qu'un petit lac de rien du tout, d'à peine un kilomètre de diamètre, affublé d'un nom à consonance chétive de « lac aux Grelots ». Qui oserait jouer au poète après avoir prononcé un tel nom et observé un phénomène aussi dérisoire ? Rien, bien entendu, de comparable aux configurations «sublimes et gracieuses» du lac de Côme auquel Stendhal, par la voix de son jeune héros, Fabrice Del Dongo, exprimait son culte enflammé et admiratif : «je reviendrais souvent sur ce lac sublime; rien d'aussi beau ne peut se voir au monde, au moins pour mon cœur. À quoi bon aller si loin chercher le bonheur ? Il est là sous mes yeux ! » (La Chartreuse de Parme) Au lac aux Grelots, j'étais aux antipodes de cette sublimité et de ce bouillonnement admiratif. 

Loin d'être un site sublime et gracieux — il ne l'était pas du tout! —, il était pourtant un lieu magique «pour mon cœur», propice à la rêverie, à une mise en ordre élémentaire du monde, au bonheur et à la paresse. Son rare mais Incontestable mérite était justement d'épouser vaguement la forme d'un cœur. Ce lac, légèrement fréquenté à l'époque, que tout le monde nommait familièrement le lac des Gorlots, m'initia à la discrimination des paysages selon leur amplitude : du monumental au minuscule, du dantesque au lilliputien. Étaient monumentaux ou dantesques les grands fleuves, les plaines et les déserts immenses, les hautes montagnes, les vastes forêts, les océans infinis et les lacs géants. Ces paysages m'effrayaient et étaient pour moi des objets d'aversion. À l'inverse, tous les paysages de faible amplitude — humbles collines arrondies, vallons étroits, buissons légers, clairières ensoleillées, îles lilliputiennes, ruisseaux limpides, modestes étendues lacustres — étaient des lieux romantiques et d'enchantement.

C'est pourquoi le lac aux Grelots, un site à mesure humaine, m'ensorcelait et me comblait de bonheur. Pas un instant de liberté que le travail monotone à la ferme me consentait ne se passait sans que je m'y rendisse, plongé pendant des heures dans une sorte de voluptueuse ataraxie à boire du soleil. Aucun lieu de la terre ne pouvait s'approcher de plus près de la perfection. Je n'y suis jamais retourné depuis, de peur que cet éden se soit abîmé en paradis perdu. Il n'en demeure pas moins que le lac aux Grelots me sert toujours de jauge à mesurer le degré d'acceptabilité ou de rejet d'autres paysages, d'autres espaces lacustres. Les grands lacs du Québec, les lacs Mistassini, Saint-Jean, Saint-François, Champlain et ceux de la même espèce, ne sont en rien des sites « pour mon cœur ». Le sont ceux dont le format ne va guère au-delà de celui du lac aux Grelots. Ainsi, au hasard des images quelque peu surannées qui me collent à la peau, je repère le «petit lac Lambton». Épousant la forme d'un croissant minuscule, on croirait qu'il se cache à l'ombre du grand plan d'eau coléreux qu'est le lac Saint-François, source de la rivière du même nom. Logé dans une cuvette appalachienne, enserré comme un cocon par une forêt mixte, le petit lac ressemble à un enfant qui a gagné son autonomie en se séparant de ses parents trop agités. Ce lac, dont je pouvais faire le tour complet en un peu plus d'une heure de marche, était pour moi un havre de paix qui me combla de bonheur pendant plusieurs années. C'est avec contentement que je déterre les souvenirs de ma jeunesse et les confronte à mes impressions actuelles.

 

(Extraits de Ma géographie est pleine d’histoires, reproduits avec l’autorisation de Del Busso Éditeur)

 




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