Droit et libéralisation du sport en Europe

le Sénat français

Faute de compétence d'attribution dans les Traités, l'intervention de la Communauté européenne puis de l'Union dans le domaine du sport s'est longtemps opérée par le biais du juge communautaire. Celui-ci devait juger de la compatibilité des règlements sportifs avec le fonctionnement du marché intérieur. Ce critère n'a pas été sans conséquence sur le fonctionnement même des compétitions sportives, à l'image du football professionnel européen, fortement impacté par l'arrêt Bosman en 1995. Il apparaît néanmoins que derrière une jurisprudence de prime abord économique, le juge donne des gages à la notion de spécificité du sport.


1. Marché intérieur et équipes nationales : les arrêts Walrave et Koch et Doña

L'arrêt Walrawe et Koch du 12 décembre 1974 peut être considéré comme la première intervention communautaire dans le domaine du sport. Selon le juge, l'interdiction de discrimination fondée sur la nationalité s'impose non seulement aux autorités publiques mais s'étend également aux règlementations d'une autre nature visant à régler de façon collective le travail salarié et les prestations de services. La Cour de justice condamne en l'espèce la réglementation de l'Union cycliste internationale (UCI) au motif qu'elle viole la liberté de circulation des travailleurs en créant une discrimination en fonction de la nationalité de ces derniers. Aux termes du règlement de l'UCI, l'entraîneur d'une équipe nationale devait être de la même nationalité que les coureurs. Si la Cour estime de la sorte que le sport est une activité économique, elle pose néanmoins une exception à ce principe en ce qui concerne la composition des équipes sportives, notamment nationales. Il s'agit là, aux yeux du juge, d'une question intéressant uniquement le sport en tant que tel et donc étrangère à l'activité économique.

L'arrêt Doña du 14 juillet 1976 insiste sur le fait que les dispositions nationales visant à réglementer collectivement les services et les activités salariées et imposant des limitations fondées sur la nationalité sont incompatibles avec le droit communautaire. En l'espèce, les règles de la Fédération italienne de football qui limitaient la participation aux matchs de football aux seuls joueurs de nationalité italienne sont jugées incompatibles avec la norme européenne. La Cour estime cependant que ces dispositions discriminatoires ne sont pas contraires au droit communautaire dès lors qu'elles ne sont pas motivées par des objectifs économiques, ce qui est le cas notamment du sport amateur. Elle ne s'oppose pas, par ailleurs, à des règlementations ou pratiques qui excluraient des joueurs étrangers de certaines rencontres pour des raisons non économiques en raison du caractère et/ou du cadre spécifique de cette rencontre. Cette réserve vise expressément les matchs entre équipes nationales. L'arrêt Deliège a confirmé, le 11 avril 2000, que l'adoption de critères de sélection en équipe nationale ne saurait être envisagée comme une limite apportée à la libre prestation de services.

2. L'arrêt Bosman et la libéralisation du sport professionnel

L'arrêt Bosman du 15 décembre 1995 est venu confirmer, vingt ans plus tard, cette lecture économique des règles sportives. Le système des transferts de joueurs, source de financement des activités sportives et de répartition de la masse financière entre clubs, ne peut être incompatible avec le principe de liberté de circulation des travailleurs. De fait, un club ne peut exiger le paiement d'une indemnité en cas de départ d'un de ses joueurs en fin de contrat vers un nouveau club. Les associations ou les fédérations sportives nationales ou internationales ne peuvent, par ailleurs, prévoir dans leurs réglementations des dispositions limitant l'accès des joueurs communautaires aux compétitions qu'elles organisent.

Le système de transferts de joueurs dans le football professionnel reposait jusqu'alors sur un principe simple : un joueur, même en fin de contrat, ne peut quitter librement un club. Tout transfert dans une nouvelle équipe est soumis à l'accord de son club actuel, accord pouvant être obtenu grâce au versement d'une indemnité de transfert. Dans le cadre d'un transfert international, la fédération du pays d'origine doit produire un certificat de transfert à destination du pays d'arrivée.

Dans le même temps, les fédérations nationales étaient libres de mettre en place des limites au recrutement de joueurs étrangers : la France limitait ainsi le nombre de joueurs étrangers à deux, comme l'Allemagne ou l'Angleterre. L'Italie, confrontée à de mauvais résultats de son équipe nationale lors de la Coupe du monde 1962, a interdit, de son côté, le recrutement de joueurs étrangers entre 1966 et 1980, date à laquelle elle a autorisé le transfert d'un joueur.

a) La suppression des quotas

Les quotas ont toujours été considérés par la Commission européenne comme contraires aux arrêts Walrave et Koch et Doña. Un accord avec l'Union européenne des associations de football (UEFA) signé en 1978 prévoyait déjà l'abolition de ce type de dispositions jugées discriminatoires. Les fédérations étaient ainsi appelées à modifier leurs règles. En attendant, un accord temporaire leur permettait de limiter la présence des joueurs à deux sur la feuille de match, au sein des championnats de première et deuxième division. Devant l'absence d'avancée, la Commission, appuyée par le Parlement européen, est à nouveau intervenue sur ce dossier en 1984 en demandant une suppression des quotas au 1er juillet 1985. L'UEFA a, avec l'accord des fédérations qui lui sont affiliées, proposé une contreproposition limitant toujours le nombre de joueurs étrangers sur la feuille de match à deux tout en créant une « nationalité sportive ». Un joueur étranger pratiquant dans un même championnat pendant une durée de cinq ans est assimilé aux joueurs locaux. L'UEFA proposait d'évaluer ce dispositif en 1989. Ce système n'a pas recueilli l'adhésion de la Commission. De nouvelles négociations lancées en 1987 ont permis d'aboutir quatre ans plus tard à l'adoption de la règle 3+2. Le nombre de joueurs étrangers est limité à trois, auxquels s'ajoutent deux joueurs ayant exercé au moins cinq ans dans le championnat en question, dont trois en équipe de jeunes.

Prenant acte des conclusions de la Cour dans l'arrêt Bosman, la Commission européenne a notifié à la Fédération internationale de football association (FIFA) et à l'Union européenne des associations de football (UEFA) que leurs régimes de transferts et les quotas de nationalité étaient contraires au droit communautaire. Dès la saison 1996-1997, l'UEFA abolissait les quotas pour les ressortissants des pays membres de l'Union européenne, bouleversant profondément le marché des transferts de joueurs. Il convient de relever qu'à cette occasion, la Commission a rompu avec l'attitude conciliante qu'elle avait eue pour permettre l'application des arrêts Walrave et Koch et Doña.

Les arrêts de la Cour de justice Kolpak du 8 mai 2003 et Simuntenkov du 12 avril 2005 étendent, quant à eux, les effets de l'arrêt du Conseil d'État Malaja du 30 décembre 2002 à tous les États membres de l'Union européenne. L'arrêt français appliquait la jurisprudence Bosman aux ressortissants des 24 pays ayant signé, à l'époque, un accord d'association avec l'Union européenne. La jurisprudence de la Cour européenne va même plus loin en intégrant les 77 pays de la zone Afrique-Caraïbes-Pacifique. Ces arrêts sont, cependant, inégalement appliqués. La Ligue professionnelle de football français prévoit ainsi que les joueurs issus de pays parties de l'accord de Cotonou doivent avoir été sélectionnés au moins une fois au sein de leur équipe nationale ou avoir été licenciés en catégorie amateur en France pendant au moins trois ans.

Le nombre de joueurs étrangers évoluant au sein des championnats professionnels de football des États affiliés à l'UEFA en 2012 illustre ce bouleversement du marché des transferts. L'étude publiée par l'Observatoire du football en janvier 2013 porte sur 31 championnats de première division. 36,1 % des joueurs de ceux-ci sont étrangers. Les joueurs locaux ne représentent ainsi que 25,8 % du total des effectifs des clubs de première division chypriote. Cinq autres pays, dont quatre membres de l'Union européenne, voient les équipes de leur élite professionnelle majoritairement constituées de joueurs étrangers : Angleterre (55,1 % des joueurs), Portugal (53,8 %), Belgique (53,2 %), Italie (52,2 %) et Turquie (50,9 %). La France se situe dans la moyenne avec 27,4 % de joueurs étrangers en Ligue 1.

b) Une dérégulation des transferts ?

L'arrêt Bosman et ses déclinaisons Kolpak et Simuntenkov ont modifié en profondeur le régime des transferts, plus particulièrement dans le football, l'ouverture d'un véritable marché européen allant de pair avec une augmentation des salaires mais aussi du prix des transactions. Le nombre de transferts de joueurs de football au sein de l'Union européenne a ainsi été multiplié par 3,2 entre 1995 et 2011, les sommes dépensées par les clubs en indemnités étant, quant à elles multipliées par 7,2, sur la même période. Elles atteignent plus de 3 milliards d'euros lors de la saison 2010-20111(*). Cinq pays - l'Angleterre, l'Espagne, l'Italie, l'Allemagne et la France - concentrent 55 % des transactions.

Comme le souligne l'Étude relative aux aspects économiques et juridiques des transferts de joueurs commandée par la Commission et publiée le 7 février 2013, le football européen a ainsi vu apparaître trois types de marché : 

· Un marché primaire supérieur, limité à un petit nombre de très grands joueurs auxquels ont accès peu de clubs ;

· Un marché primaire caractérisé par un nombre limité de bons joueurs accessibles pour un plus grand nombre de clubs ;

· Un marché secondaire où un grand nombre de joueurs est accessible.

A cette segmentation du marché du travail répond une cartographie, distinguant quatre catégories de pays :

· Les pays exportateurs au sein desquels la viabilité économique des clubs tient aux revenus des transferts : Bulgarie, Finlande, Hongrie, Portugal, République tchèque et Slovénie ;

· Les pays exportateurs au sein desquels la viabilité économique des clubs n'est pas uniquement conditionnée aux revenus des transferts : Belgique, Danemark, France et Pays-Bas ;

· Les pays importateurs où les transferts peuvent affecter l'équilibre financier des clubs : Angleterre, Chypre, Espagne, Grèce et Italie ;

· Les pays importateurs où les transferts n'ont que peu d'impact sur les résultats financiers des clubs : c'est principalement le cas de l'Allemagne.

La jurisprudence a ainsi amplifié les excès commerciaux et la dérive libérale du système, aboutissant à la création d'une véritable bulle spéculative, comparable à une bulle immobilière. Les joueurs sont désormais considérés comme des actifs intangibles dans le bilan des clubs, alors que leur valeur est pourtant sujette à fluctuation, en raison d'une méforme ou d'une blessure. Les règles comptables permettent néanmoins de gonfler leur situation bilancielle. Les clubs sont conduits dans le même temps à augmenter continuellement les indemnités des transferts de leurs joueurs afin d'éviter d'afficher des pertes.

Cette révolution a néanmoins été tempérée pour partie par la Cour elle-même. Ainsi l'arrêt Lehtonen rendu le 13 avril 2000 ne remet pas en cause l'existence de périodes de transferts, qui limitent, par essence, la liberté de circulation. La Cour considère que ces périodes ont pour objectif d'éviter que la compétition soit faussée et laisse aux fédérations sportives, en l'occurrence la fédération de basketball belge, le soin de les fixer.

L'arrêt Webster

À l'image de la Cour de justice européenne, le Tribunal arbitral du sport a, le 30 janvier 2008, modifié en profondeur le régime des transferts. L'arrêt Webster permet ainsi à un joueur de rompre unilatéralement son contrat sous certaines conditions. Après trois ans dans un club, un joueur a le droit de racheter sa liberté moyennant une indemnité qui correspond à son salaire mensuel multiplié par le nombre de mois de contrat restants. Cette période, dite de stabilité, est réduite à deux ans quand le joueur est âgé de plus de 28 ans.

L'arrêt Olivier Bernard, rendu le 16 mars 2010 souligne, quant à lui, qu'un club sportif est fondé à exiger des indemnités si un des joueurs qu'il a formé signe, à l'issue de sa formation, un premier contrat professionnel dans un autre club. De fait, la fin du cycle de formation n'est pas assimilée à une fin de contrat. Si l'indemnité de formation peut être considérée comme une entrave au principe de libre-circulation des travailleurs, elle est néanmoins autorisée dès lors qu'elle poursuit un objectif comme étant reconnu d'intérêt général par la Cour. Or le juge avait déjà indiqué dans l'arrêt Bosman que la formation des jeunes joueurs devait être encouragée. Les indemnités de formation concourent à cet objectif. L'arrêt Olivier Bernard détermine à cet effet les modalités de calcul de cette indemnité, qui doit être suffisante afin d'éviter de mettre en péril l'activité de formation. Le montant doit tenir compte du fait que les frais supportés par les clubs concernent aussi bien les jeunes qui commenceront une carrière professionnelle que ceux qui n'y parviendront pas.

Cette question de la formation n'est pas anodine, tant l'arrêt Bosman a modifié les profils de carrière, notamment chez les plus jeunes : aux carrières longues dans un club ont succédé de simples étapes dans plusieurs clubs. Seuls 21,1 % des joueurs professionnels évoluent dans le club qui les a formés.

3. L'arrêt Meca-Médina : une spécificité du sport limitée

L'arrêt Meca-Medina du 18 juillet 2006 fragilise un peu plus l'idée d'un modèle sportif européen totalement indépendant du droit communautaire. Les requérants, deux nageurs professionnels, ont tenté de faire annuler la suspension pour dopage, infligée par la Fédération internationale de natation, estimant que ces suspensions enfreignaient les règles européennes de concurrence et de libre prestation des services.

Si la Cour ne s'est pas prononcée en leur faveur, elle a estimé que les sanctions appliquées au sport, lorsqu'elles étaient contestées, devaient voir leur conformité au droit de la concurrence de l'Union examinée. Si elles ne répondent pas aux exigences de celui-ci, elles ne peuvent être autorisées que si elles se limitent à ce qui est nécessaire à la conduite normale du sport de compétition.

Les activités sportives entrent donc directement dans le champ d'application des traités. Les conditions d'exercice de ces activités sont soumises à l'ensemble des obligations découlant du droit communautaire. S'il semble que le juge visait avant tout les règles économiques, la formulation de l'arrêt n'a pas été sans soulever des inquiétudes. Les « conditions d'exercice » visées par l'arrêt peuvent, en effet, être entendues au sens large. Pire, la Cour remet en cause sa propre jurisprudence puisqu'elle estime que si une règle sportive peut être étrangère à l'activité économique vue sous l'angle de la libre circulation, cela n'implique pas nécessairement qu'elle soit étrangère à l'activité économique appréhendée, cette fois-ci, sous l'angle du droit de la concurrence. Une telle position contredit les conclusions de l'arrêt Walrave et Koch.

La décision du juge relativise en effet l'existence de règles purement sportives et pourrait fragiliser de la sorte les mesures disciplinaires ou organisationnelles. Ainsi une rétrogradation d'un club pour manquements ou la réduction d'un championnat de 20 à 18 clubs devrait être appréciée non seulement au regard de l'intérêt sportif mais aussi et surtout du droit de la concurrence. Ces mesures pourraient-être analysées comme allant au-delà de ce qui est nécessaire pour protéger la compétition sportive, puisqu'affectant directement le droit de la concurrence.

Une telle décision laisse la porte ouverte à un transfert des requêtes traditionnellement adressées aux juridictions sportives vers la Commission, en charge du respect du droit de la concurrence, ou vers la Cour de justice. Il convient, à cet égard, de souligner l'absence de référence à la jurisprudence du Tribunal arbitral du Sport (TAS) dans la décision rendue par la Cour. La notion de spécificité du sport, inhérente à cette juridiction spéciale, semble dérisoire aux yeux du juge européen.

Un tel arrêt n'est pas non plus sans susciter une certaine circonspection, tant il est à rebours du contexte politique. La décision de la Cour a en effet été rendue alors que l'Union européenne jetait progressivement les bases d'une véritable politique communautaire du sport, censée garantir la spécificité de ce type d'activités. 

 

Plus vite, plus haut, plus fort ? L'Union européenne et le sport professionnel. Rapport d'information n° 379 (2012-2013) de M. Jean-François Humbert, fait au nom de la commission des affaires européennes du Sénat français, déposé le 20 février 2013.

Adresse URL : http://www.senat.fr/notice-rapport/2012/r12-379-notice.html




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