De quoi la post-vérité est-elle le nom ?

Pierre-Jean Dessertine

La post-vérité peut-elle être une réalité du monde ? Sinon de quel état d’esprit l’avènement d’un tel mot est-il l’expression ?

Le mot « post-vérité », traduction de l’anglais « post-truth », a été consacré par le dictionnaire d’Oxford comme mot de l’année 2016, en précisant ainsi sa signification : « ce qui fait référence à des circonstances dans lesquelles les faits objectifs ont moins d’influence pour modeler l’opinion publique que les appels à l’émotion et aux opinions personnelles. »

Il faut remarquer qu’ainsi défini, il vaut essentiellement comme adjectif qualificatif – il qualifie la communication qui « modèle l’opinion publique ». Or ce modelage, même s’il passe souvent par l’image, se résout toujours finalement en discours. Ainsi « post-vérité » qualifie un certain type de discours. Et comme, également, ce modelage vise toujours à imposer une certaine organisation de la Cité (polis), « post-vérité » est un qualificatif qui concerne le domaine du discours politique.

Ainsi le dictionnaire d’Oxford a officialisé l’avènement d’une nouvelle tendance de la communication politique qu’on peut appeler « la politique post-vérité », qui se caractérise par la disqualification des faits objectifs dans l’entreprise de détermination de l’opinion publique.

Il est apparu en effet aux membres de la respectable institution linguistique britannique que les médias d’information n’avaient pu rendre compte adéquatement des surprenantes victoires, d’une part du « Brexit » au Royaume-Uni en juin 2016, d’autre part de Donald Trump aux Etats-Unis en novembre, que par l’usage de ce nouvel adjectif de « post-vérité ».

En effet, ce qui a été surprenant dans ces bouleversements politiques, c’est qu’ils ont été le produit d’un retournement de l’opinion publique qui n’était pas prévisible eu égard à la situation objective des sociétés concernées. Et la réduction de cette surprise a consisté pour les analystes politiques – et les médias qui les ont relayés– à reconnaître la mise en circulation massive de fausses informations, catégoriquement assénées, qui ne tenaient aucun compte des faits objectifs.

Mais, ainsi comprise, la « post-vérité » désigne-t-elle vraiment quelque chose de nouveau dans le champ des réalités sociales ?

La disqualification des faits objectifs était déjà une doctrine prédominante dans Athènes de la grande époque – celle de la seconde moitié du Vème siècle (avant J. C.). Elle était en effet au cœur de la doctrine des Sophistes. Écoutons l’un des plus fameux d’entre eux, Gorgias de Léontium : « Qu'un orateur [Sophiste] et un médecin se rendent dans la ville que tu voudras, s'il faut discuter dans l'assemblée du peuple ou dans quelque autre réunion pour décider lequel des deux doit être élu comme médecin, j'affirme que le médecin ne comptera pour rien et que l'orateur sera préféré, s'il le veut. » (rapporté par Platon, Gorgias 456b-c).

D’autre part Machiavel a très bien établi dans Le Prince (1532) que la dévalorisation systématique des faits objectifs, sous les formes du mensonge et de l’illusion, est nécessairement un des principaux ressorts de l’asservissement des peuples par les hommes de pouvoir. Il aurait pu écrire lui-même que « les faits objectifs ont moins d’influence pour modeler l’opinion publique que les appels à l’émotion et aux opinions personnelles ». C’est d’ailleurs ce qu’ont toujours su et abondamment illustré les bonimenteurs de foire comme les arnaqueurs célèbres.

Dès lors il faut s’interroger sur la légitimité d’un nouveau mot – « post-vérité » – pour désigner ce qui est déjà fort bien connu sous une multitude de vocables qu’on aurait fort bien pu accoler aux performances orales d’un Nigel Farage ou d’un Donald Trump : boniments, bobards, baratin, balivernes, conneries, etc.

On peut faire l’hypothèse que cette légitimité serait liée à une conjoncture particulière de la civilisation occidentale. Les grandes démocraties modernes se sont en effet construites en s’appuyant sur la philosophie des Lumières du XVIIIème siècle, laquelle, pour faire pièces à la superstition religieuse, avait mis au premier plan la raison et l’établissement de l’objectivité des faits. La fortune de la « post-vérité » marquerait une nouvelle rupture culturelle de la civilisation occidentale (désormais mondialisée) : l’évolution de cette civilisation impliquerait que, d’abord dans le champ fondamental de la politique, existe une tendance significative à la déconsidération de l’objectivité des faits dans la mesure où celle-ci, en tant que point d’ancrage de la conscience collective, serait un obstacle à une meilleure malléabilité souhaitée de l’opinion publique.

Et en effet le mot « post-vérité » exprime beaucoup plus que le simple discrédit des faits objectifs, c’est pourquoi il n’a pas la connotation péjorative des synonymes qu’on a évoqués (balivernes, etc.), lesquels renvoient tous à des visées subjectives peu estimables. Il ne considère pas la dépréciation de la réalité objective comme une exception  répréhensible sur fond d’une adhésion commune irrécusable à la valeur de vérité. Il fait de cette dépréciation une ligne de force de ce que sera l’avenir humain. C’est pourquoi il requiert d’être pris au sérieux.

Là est bien la justification du préfixe « post- » qui (comme le note bien dictionnaire d’Oxford) se retrouve de plus en plus accolé à des mots désignant des valeurs traditionnelles de la modernité (« post-national », « post-moderne », « post-humain », etc.) qui seraient sur le point d’être dépassées du fait des réquisits de la société marchande mondialisée. Tout se passe comme si ce préfixe était l’opérateur linguistique, dans une perspective nietzschéenne, d’une transmutation globale des valeurs.

Mais ce qui donne son sérieux à la notion de « post-vérité » la tue du même mouvement. Car si le « post- » désigne la réalité culturelle objective d’un dépassement de la valeur de vérité, il affirme donc la valeur d’une vérité de fait (celle du  dépassement). Il s’ensuit que la notion de « post-vérité » se contredit elle-même : s’il y a une « post-vérité », il n’y a pas de « post-vérité ». Elle est rigoureusement impensable.

Ce qui amène à une telle situation – un mot qui ne peut rien désigner de pensable promu « mot de l’année » par une institution linguistique des plus respectables – est une méconnaissance de la nature du langage.

Bien plus profondément que pour communiquer – « Passe-moi le sel ! » – les mots ont pour fonction de nous permettre de nous[1] retrouver comme habitant un même monde. Le petit enfant dès qu’il commence à parler ne cesse de questionner « Kècèça ? » (Qu’est-ce que c’est que ça ?), non pas parce qu’il a l’intention de communiquer sur un étau (là il me montre l’étau sur mon établi), mais pour surmonter les sensations qui n’appartiennent qu’à lui et entrer dans notre monde commun. Ce qui signifie que l’existence du monde objectif est consubstantielle au langage. En tant qu’il désigne, le langage ne peut que viser les réalités objectives. Il ne peut donc que se référer à la vérité comme valeur absolue : ou ce qu’il désigne peut être accepté par tous et c’est une assertion vraie, ou ce qu’il désigne ne peut pas être accepté par tous et c’est une assertion fausse.

Et il est des propositions qui ne peuvent être acceptées par personne, comme celles qui parlent de l’« ère de post-vérité », car elles sont contradictoires – l’ère de post-vérité est aussi impensable que l’angle d’un cercle. Elles sont inacceptables en ce qu’elles n’ont aucune signification et donc ne peuvent susciter aucune représentation viable dans l’esprit. Et si l’on peut divaguer sur l’ère de post-vérité, ce n’est qu’en vertu de la confusion avec laquelle on aborde la vérité : on la traite comme un objet du monde alors qu’elle est la condition de l’existence du monde.

Mais si le mot « post-vérité » ne désigne rien, il a cependant un sens puisque son énonciation engendre des effets. Et c’est un sens exclusivement exogène : ne pouvant être fondé sur sa compréhension, il ne peut être fondé que sur l’intention de celui qui le formule. La définition proposée par le dictionnaire d’Oxford nous oriente vers un sens idéologique[2] – il s’agirait d’inoculer dans la conscience collective l’idée qu’il faut se préparer à une échéance historique inéluctable qui serait que la référence aux faits objectifs, pour se former une opinion et faire ses choix, soit de plus en plus dépassée.

Il y a donc des individus de pouvoir aujourd’hui qui jugent à propos de « ringardiser » le monde commun pour avoir mieux la main sur l’opinion commune. Mais n’est-ce pas aller vers un appauvrissement du langage – moins de mots, moins de réflexion – voire vers sa désagrégation progressive ? N’est-ce pas s’orienter vers la pire ségrégation entre les hommes, celle qui les amènera à se confronter au nom des sensations en lesquelles chacun se retrouvera enfermé par déficit de capacités de les objectiver ?

L’idéologie de la « post-vérité » n’est-elle pas une idéologie de désespérés ?

 


 

[1] Nous humains parlant la même langue certes, mais universellement, nous tous les humains. Car il y a des passerelles entre les langues, celles que réalisent les traductions, desquelles il résulte finalement une sorte de mise en réseau de toutes les langues. Ce qui fait que nous sommes tous habitants « du » monde, et donc, finalement, non étrangers les uns aux autres.

[2] Au sens, d’origine marxiste, d’entreprise de pouvoir sur les consciences. Il y a en effet une autre sens, noble, du mot « idéologie »,  mis en évidence récemment par la parution d’écrits antérieurs du président Macron : l’idéologie comme investissement de l’avenir collectif par les idées, autrement dit par une conception déterminée du Bien Commun.

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