Daniel Essertier et l'école sociologique française

Célestin Bouglé

L’éminent sociologue français du début du XXe siècle écrit, à propos de Dessertier : « en me représentant tout ce qu'il nous avait donné déjà, et tout ce qu'il devait nous donner demain, je crois pouvoir affirmer que l'école sociologique française n'a guère trouvé, dans les jeunes générations, de collaborateur plus dévoué, ni plus utile. Non pas qu'il acceptât les yeux fermés les consignes de Durkheim. Il n'était à aucun degré homme de chapelle. Et même il ne dédaignait pas de se poser en s'opposant. Du moins tenait-il à se garder, pour commencer, de toute tradition dogmatique. N'appartenant pas à la première génération de l'Année Sociologique — celle qui avait fourni les troupes d'assaut et qui avait dû, pour conquérir la place de la sociologie au soleil, parler avec un peu d'audace intransigeante, — il n'éprouvait pas le besoin de personnifier la conscience collective ni de dédaigner toute psychologie. » 

La Revue française de Prague a souhaité que les sociologues français fussent associés à l'hommage qu'elle entend rendre à celui qui fut son principal animateur, Daniel Essertier.

Quelle tristesse, quelle ironie du sort, que ce soit à nous, de si loin ses aînés, de lui rendre un pareil devoir...

Mon amitié m'aveuglera-t-elle, l'amitié si douce que j'éprouvais pour ce jeune homme simplement courageux au travail comme il fut courageux à la guerre? Je l'avais vu revenir épuisé. J'avais suivi avec angoisse les étapes de son relèvement. Et j'avais pu constater enfin, au Centre de documentation sociale de l'École Normale Supérieure, avec quel entrain il abattait la besogne. L'accueil particulièrement flatteur que sa thèse avait reçu en Sorbonne, le succès de son enseignement à Prague, à Poitiers, au Caire me réchauffaient le coeur. Avec joie je le sentais grandir, libéré des soucis qui l'avaient tenaillé longtemps, et prêt à donner toute sa mesure dans l'allégresse enfin conquise. Vais-je donc l'estimer trop haut, parce que je l'aimais? Non, je crois pouvoir le dire en conscience, «objectivement»: en me représentant tout ce qu'il nous avait donné déjà, et tout ce qu'il devait nous donner demain, je crois pouvoir affirmer que l'école sociologique française n'a guère trouvé, dans les jeunes générations, de collaborateur plus dévoué, ni plus utile.

Non pas qu'il acceptât les yeux fermés les consignes de Durkheim. Il n'était à aucun degré homme de chapelle. Et même il ne dédaignait pas de se poser en s'opposant. Du moins tenait-il à se garder, pour commencer, de toute tradition dogmatique. N'appartenant pas à la première génération de l'Année Sociologique — celle qui avait fourni les troupes d'assaut et qui avait dû, pour conquérir la place de la sociologie au soleil, parler avec un peu d'audace intransigeante, — il n'éprouvait pas le besoin de personnifier la conscience collective ni de dédaigner toute psychologie.

A l'Université de Bordeaux où il avait commencé ses études supérieures, il trouvait vivant le souvenir de Durkheim et celui d'Espinas qui furent en France avec Lévy-Bruhl, les grands héritiers universitaires de la pensée de Comte. Mais à côté d'eux avait brillé Hamelin qui s'inspiration du criticisme de Renouvier. Plus tard l'étudiant-professeur devait s'enthousiasmer pour l'art d'un Bergson, évocateur de la vie intérieure. Plus tard encore, lorsque son séjour en Europe centrale mit à portée de sa main la culture germanique, Freud lui-même lui parut suggestif.

Sous ces diverses influences, un esprit se formait, d'une curiosité toujours en éveil, aimant à retrouver la vie dans les formules, soucieux de la nuance et de la mesure. Il ne devait pas accepter le divorce qu'un instant on avait cru irrémédiable entre la sociologie et la psychologie. Amateur d'âmes en même temps que visiteur de sociétés, il eût voulu plutôt, selon la formule platonicienne, prendre des deux mains, et rapprocher ce qu'on avait abusivement séparé. Le progrès des deux sciences, suivant lui, était de nature à prouver et au psychologue qu'il ne pouvait se passer de la connaissance objective des milieux, et au sociologue qu'il ne pouvait se passer de l'analyse des états de conscience.

Aussi lorsqu'il étudie, dans l'ouvrage qui lui coûta tant de nuits de travail, les formes de l'explication, n'hésite-t-il pas à prendre position contre des thèses sociologiques qui avaient vite conquis une grande faveur: celles qui font sortir la science de la technique, et la raison de la société. Pour Essertier, il n'y a explication véritable que lorsqu'il y a un effort vers la vérité qui exige une réflexion personnelle. Et cet effort, ni les recettes des sorciers ni les mythes des prêtres, interprètes de la conscience collective, ne le préparent directement: les uns et les autres donnent trop aux facilités de l'imagination, surexcitée par des émotions collectives. Pour penser il faut réagir, se redresser, se libérer. « La science positive a été l'acte pur de l'homme libre ».

Relisons une des belles pages où l'auteur des Formes inférieures de l'explication précise son point de vue. En même temps qu'elle évoque le décor alpestre où il chemina si souvent, les mains derrière le dos, à la chasse de sa pensée, elle nous donne un bon échantillon de son talent tout en finesse. « Notre propre expérience interne nous conduit à concevoir la conscience comme une quantité, anime un éclairage d'intensité variable. Rien ne nous semble plus aisé que le passage de l'inconscient au conscient, parce que rien, en effet, ne nous est plus familier. A chaque instant, et comme à volonté, une même représentation sort de l'ombre ou y rentre. A chaque instant, nous faisons ou nous éteignons la lumière: c'est par cette image, du moins, que nous nous définissons à nous-mêmes ce qui se passe, mais l'image finit par se substituer au phénomène et elle lui impose son caractère simple et quantitatif. Nous ne prenons pas garde que c'est l'habitude de la réflexion qui a fait de notre conscience ce phare mobile dont nous croyons posséder toutes les commandes. Mais descendons un peu plus au fond de nous-mêmes: nous y découvrirons vite des replis que le faisceau lumineux n'atteint pas. Il n'est même pas besoin d'invoquer les singularités bien connues de la vie inconsciente. Les faits les plus simples seront ici les plus instructifs. Je prends très souvent un petit sentier mal tracé qui mène à travers la montagne à un village voisin. Je le connais bien, il traverse en oblique un bois assez touffu, longe une crête, descend à mi-côte d'un ravin: ces points de repère me suffisent, l'habitude fait le reste. Mais si un ami, étranger au pays, désireux de se rendre seul au hameau, me demande de lui expliquer le chemin, je constate que j'en suis incapable. Ainsi, dès que je ne parcours pas ce sentier, je cesse de le connaître, puisque je ne puis pas le faire connaître. Je n'en puis tracer le levé topographique qui en serait la vraie connaissance, claire, explicite, communicable, la connaissance qui est le propre de la science. Mon impuissance est radicale. Mais c'est qu'elle a des causes profondes. Je ne me suis préoccupé que de savoir mon chemin et je me suis contenté d'y adapter mes yeux et mes jambes. J'ai obtenu ce que je désirais, mais je n'ai eu que cela. Pour être en mesure de l'expliquer à d'autres, il aurait fallu que je me fusse intéressé au chemin en lui-même, que je me fusse par conséquent désintéressé de son rapport à mes besoins propres. Or, c'est là une attitude mentale entièrement nouvelle, une véritable inversion du sens dans lequel l'esprit est naturellement orienté. La distance à franchir n'est ni plus ni moins que celle qui sépare le chemineau, qui cherche à reconnaître sa route, de l'officier d'Etat-Major, qui lève la carte de la sienne. »

Cette attitude mentale, elle-même génératrice des explications véritables, ne pourrions-nous à notre tour en expliquer la formation? Le souci d'objectivité qu'elle implique ne s'apparente-t-il pas à une volonté de communion? Peut-être Essertier, au cours des recherches qu'il poursuivait, aurait-il vu s'élargir ce sentier, peut-être aurait-il été amené à rendre à la Société, sous une forme nouvelle, ce qu'il lui avait d'abord refusé. Il me laissait entendre, dans nos libres conversations, de Prague où j'étais allé le voir, ou bien au Val André où il m'avait rendu ma visite — au Val André où j'écris ces lignes le coeur serré, devant la nuit qu'emplit la plainte de la mer — que vis-à-vis de la sociologie il était un indépendant, non un dissident, et qu'on verrait bien...

Peu d'indépendants en tout cas auront rendu plus de services à la discipline qui nous est chère. Peu ont été plus informés, et ont mieux informé leurs contemporains. La preuve en est dans cet « essai de bibliographie critique », si précieux pour les travailleurs, qu'il a consacré aux rapports de la psychologie et de la sociologie: il y cite et classe plus de 600 livres et articles, et par la brève analyse qu'il en fournit, il donne la preuve qu'il les a tenus en main, qu'il les apprécie en connaissance de cause. Qu'on prenne encore, dans la collection des Philosophes et Savants français, le volume d'extraits qu'il a recueillis dans les oeuvres de nos sociologues. Le choix est opéré avec un tact, avec une intelligence qui implique une grande largeur de sympathie. Les droits de la critique sont réservés. Mais la critique elle-même ici, sait s'allier à la bonne volonté, condition profonde de la justice: elle se donne pour principale tâche de dégager les résultats acquis, de mettre en lumière les services rendus. En vérité, ce rôle d'agent de liaison qu'il avait assumé allègrement, Daniel Essertier le remplissait avec une rare conscience. Et c'est pourquoi, dans les milieux de sociologues comme dans les milieux de psychologues, et en France comme en Tchécoslovaquie, son autorité allait grandissant...

Le stupide accident d'Athènes ne nous a pas seulement causé une peine immense: il nous porte à tous un immense dommage; il nous prive d'une force neuve, en plein rendement.




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