Quelle sortie de crise pour la Côte d'Ivoire

Xavier de Villepin
Le 19 septembre dernier s’est produit en Côte d’Ivoire une mutinerie de 600 soldats protestant contre un projet de démobilisation. Pendant qu’à Abidjan les mutins s’attaquaient à la gendarmerie, restée fidèle au gouvernement, et aux domiciles des ministres de l’Intérieur (qui a été tué) et de la Défense, d’autres unités rebelles prenaient les villes de Bouaké et de Korhogo. Bien armés et organisés, les mutins ont étendu leur emprise. La situation est détériorée : affrontements entre mutins et forces gouvernementales, incendies de bidonvilles déclenchés par les forces de l’ordre à Abidjan, accompagnant les expulsions de ressortissants étrangers, radicalisation du discours des médias.

Cette crise peut compromettre l’avenir du pays. Elle menace l’équilibre de l’ensemble de la sous-région dont elle constitue le pivot économique. Elle comporte surtout des éléments pouvant provoquer une explosion de violence et une guerre civile brutale entre ethnies. Cette crise est particulièrement grave car elle a des racines profondes et anciennes.

I - Un pays fragile, au bord de l'explosion ethnico-religieuse -

Cette ancienne colonie française devenue indépendante en 1960 semblait placée sous les meilleurs auspices et a connu une croissance exceptionnelle jusque dans les années 80. Durant trente ans, sa stabilité politique liée à la présidence d’Houphouët-Boigny faisait d’elle un exemple en Afrique. Pourtant, la très grave crise que traverse la Côte d’Ivoire a des racines anciennes et profondes, qu’il faut détailler pour comprendre la portée des évènements actuels.

Tout d’abord, il y a la fragilité économique du pays, qui avait misé pour son développement sur le cacao et le café sans tenir compte de l’instabilité de ces marchés tropicaux. Le retournement des cours à partir des années 1980 puis l’aggravation de la concurrence ont touché la Côte d’Ivoire de plein fouet. L’appauvrissement des paysans, les premiers gros mouvements migratoires vers les villes, le chômage, la montée de la délinquance ont créé un terreau favorable à la haine. Du temps de la prospérité, la Côte d’Ivoire se voulait un pays d’ouverture, accueillant une main d’œuvre étrangère, principalement du Burkina Faso, du Mali et du Sénégal. La Côte d’Ivoire compterait aujourd’hui au moins 33% d’étrangers. Dans le sud-ouest, des villages burkinabés, isolés, donnent aux autochtones le sentiment d’être colonisés sur leurs terres ancestrales. Les disputes agraires se sont développées. A Abidjan, la métropole côtière, un habitant sur trois est immigré. Or non seulement la natalité et le pourcentage des musulmans parmi les « étrangers » sont supérieurs à ceux des Ivoiriens de souche, mais leur taux d’activité est aussi sensiblement plus élevé, ce qui suscite le malaise.

Henri Konan Bédié, arrivé au pouvoir en 1993 à la suite du décès d’Houphouët Boigny, allait choisir la voie du tribalisme et la préférence nationale pour conserver les rênes du pays. Konan Bédié se trouvait alors confronté à la rivalité personnelle du Premier ministre Alassane Ouattara, musulman du Nord, précédemment haut-fonctionnaire international du FMI puis gouverneur de la Banque centrale des Etats d’Afrique de l’Ouest. Il représentait un concurrent sérieux pour les élections. Konan Bédié encouragea une réflexion autour de l’identité ivoirienne dans un groupe d’intellectuels. Il s’agissait par le concept « d’ivoirité » d’assimiler toutes les populations du Nord à des étrangers, et donc d’empêcher la candidature de Alassane Ouattara, l’homme du Nord.

La préférence nationale que Bédié mit en place sera entérinée par une réforme institutionnelle décidée en juillet 2000 par le général Gueï, arrivé entre-temps à la tête de l’Etat à la suite d’un putsch. Comme Bédié, le général Gueï voulait écarter de la course à la présidentielle Alassane Ouattara. Celui-ci écarté, ce sera pourtant un autre candidat, Laurent Gbagbo, qui emportera le scrutin. Le nouveau président, à son tour, soutint que Ouattara était un citoyen burkinabé n’ayant pas le droit d’être élu. Ce qui n’était, à la tête de l’Etat, qu’une querelle politique est devenu ethnique et religieux dans la rue.

Les populations du Nord sont aujourd’hui assimilées sans détail aux étrangers. Car le Nord est à prédominance musulmane (près de 40%) et le Sud à prédominance chrétienne (près de 33%) et animiste (près de 12%). Le sentiment d’appartenir à la « vraie » Côte d’Ivoire – celle du Sud, de la forêt, de la côte, des animistes et des chrétiens – et non au Nord peuplé de ceux qui sont dénoncés comme « des parasites et des profiteurs » est maintenant exacerbé.

Les rivalités ne sont d’ailleurs pas seulement religieuses mais ethniques. Peuplée de 16 millions d’habitants, la Côte d’Ivoire compte 60 ethnies, dont aucune n’est véritablement dominante. Les rivalités opposent les Bétés du président Gbagbo (qui ne représentent qu 18% de la population), les Yacoubas du général Gueï, les Baoulés et Akans, qui représentent près du quart de la population, les Senoufos. L’équilibre interne est donc complexe.

II – Le déroulement de la crise

1) Qui dirige les rebelles ?

Les interrogations sur les véritables instigateurs du coup de force ne sont toujours pas levées. Les attaques simultanées sur plusieurs villes du pays et les actions coordonnées sur des points stratégiques d’Abidjan tendent à prouver l’existence d’une véritable organisation qui écarte le principe d’un simple mouvement d’humeur conjoncturel. De même, la présence depuis plusieurs mois de caches d’armes dans le nord et le sud du pays ou de trafics frontaliers témoignent de la préparation d’une action d’envergure.

Les observateurs s’interrogent sur l’existence de complicités ou de soutiens externes. Cette hypothèse repose notamment sur le fait qu’après le coup d’Etat de 1999, un certain nombre d’éléments se sont réfugiés dans les pays voisins, notamment au Burkina Faso. On ne peut écarter cette possibilité car les mutins semblent disposer d’équipements importants et d’une grande autonomie financière.

2) Quelle sortie de crise ?

Pour beaucoup de pays de la région, c’est le mythe de l’union ouest-africaine, d’une africanité transcendant les frontières de la colonisation qui pourrait être enseveli lors des drames ivoiriens de ces dernières semaines. Beaucoup de pays d’Afrique de l’ouest vivent dans la hantise d’une fracture Nord-Sud dans leur propre pays.

La situation régionale est d’autant plus menacée que le Burkina Faso, comme d’ailleurs d’autres Etats frontaliers, voit ses ressortissants attaqués et pourrait être tenté de prendre part au conflit. Le président Blaise Compaoré est de longue date partie prenante des conflits ouest-africains. Le Niger et le Mali auraient alors bien du mal à rester neutres… De telles perspectives font frémir. Pour éviter d’en arriver là, les médiateurs ouest-africains, regroupés au sein de la Communauté économique des Etats d’Afrique de l’Ouest (CEDEAO), poursuivent leurs efforts pour négocier un cessez-le-feu. La mise en œuvre d’une force de paix régionale (ECOMOG) est envisagée. Pour que la communauté internationale intervienne, il faudra tout d’abord qu’un accord de paix soit signé. Cette intervention sera vraisemblablement nécessaire afin d’accompagner un processus de réconciliation nationale long et difficile.

3) La position de la France

La France considère qu’il n’y a pas de solution militaire durable à ce conflit. Elle soutient le gouvernement légitime, la préservation de l’intégrité du territoire et le maintien de la stabilité régionale. Il faut nouer le dialogue entre toutes les parties avec les rebelles, avec les représentants de l’opposition, avec les Etats voisins.

La priorité a été donnée à la sécurisation puis à l’évacuation d’un millier de ressortissants français et étrangers des villes de Bouaké et Korhogo. Les Français demeurés en Côte d’Ivoire sont plus de 20 000. Par ailleurs, en vertu de ses accords bilatéraux, la France a fourni un soutien militaire logistique aux forces armées ivoiriennes. Des éléments extrémistes ont cependant mené une campagne anti française à Abidjan. Le dispositif français empêche les rebelles de progresser vers le sud mais est aussi accusé de gêner la reconquête du nord.

- Conclusion -

Pour résoudre la crise, le président Gbagbo, s’il a été démocratiquement élu, a contre lui un manque d’assise ethnique et politique. Dans l’immédiat, le président Gbagbo peut ne pas vouloir céder face aux émeutiers. Poussé par les « faucons » de son entourage, il risque de vouloir réduire ces derniers à tout prix sans en avoir réellement les moyens, créant par là même un risque d’extension du conflit au plan régional. Toutefois, la faiblesse de ses moyens militaires et les pressions des Etats africains et européens devraient l’inciter à prendre rapidement en compte les revendications des mutins et à ouvrir des négociations entraînant ainsi une baisse d’intensité de la crise. La France a son rôle à jouer pour faire admettre par tous les protagonistes que la sortie de cette crise ne peut être que d’ordre politique.

« Dernière minute » : un mois après le début des hostilités, les rebelles ont signé jeudi à Bouaké un accord de cessation des hostilités en présence des médiateurs ouest-africains (le ministre sénégalais des Affaires étrangères représentant du président en exercice de la CEDEAO, le secrétaire exécutif de la CEDEAO (Ghana) et le chargé des questions politiques et de défense de la CEDEAO (Mali).

Octobre 2002

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