Contre l’emprise médicale et pharmaceutique, cultivons l’antifragilité
Qui aurait prédit que l’auteur de « Black Swan » (« Le Cygne noir »), l’homme qui a prédit la crise financière de 2008 deviendrait le nouvel Hippocrate dont nous avons besoin si nous voulons reprendre en mains à la fois notre santé et les coûts de notre santé? Il s’inspire notamment de la sagesse de l’antiquité gréco-latine et privilégie ce qu’il appelle la via negativa (« Ne pas nuire », comme le disait le grand Hippocrate) – la via positiva consistant au contraire à intervenir (par la chirurgie, les médicaments, etc.). Il s’agit, lorsque cela est possible, de laisser faire la nature, de lui laisser le temps afin qu’elle arrange les choses. Il ramène sur la scène de manière originale la notion de procastination, qu’il voit positivement en matière de santé : « Peu de gens comprennent que la procrastination est une défense naturelle de notre organisme, qui lui permet de régler par lui-même les maux dont il est affligé, et par là de développer son antifragilité. Elle est la manifestation d'une certaine sagesse écologique ou naturaliste, et n'est donc pas toujours en soi quelque chose de négatif. Sur un plan plus existentiel, c’est mon corps qui essaie de se dégager du piège qui s’est refermé sur lui. »
Nassim Nicholas Taleb, ancien trader, écrivain, philosophe, « épistémologue de l’aléatoire », spécialiste des mathématiques financières, a connu une célébrité mondiale en 2007 à la suite de la parution de son livre The Black Swan : The Impact of the highly improbable (traduction française : Le cygne noir : La puissance de l'imprévisible), dans lequel il réfléchit sur l’imprévisibilité et le risque en rapport avec les marchés financiers, et critique la prétention des experts à bâtir des modèles rationnels permettant de les prévoir, voire de les conjurer. Dans ce livre, il prédit notamment la tourmente financière qui va frapper le monde un an plus tard, et dont nous ne sommes toujours pas sortis.
Tout récemment, il a fait paraître un nouvel ouvrage, Antifragile: Things That Gain from Disorder (traduction française : Antifragile : Les bienfaits du désordre), qu’il voit comme son meilleur livre, et dans lequel il étend à d’autres domaines de la science, de la société et de la vie humaine en général les idées qu’il a développées à propos des marchés financiers. C’est le quatrième et dernier volet d’une série d’ouvrages philosophiques sur l’incertitude, ayant pour titre global Incerto. Les deux autres ouvrages qui en font partie sont respectivement Fooled by Randomness, publié en 2001, et The Bed of Procrustes, paru en 2010.
Les réflexions de Taleb présentent un grand intérêt dans le cadre de notre dossier sur le bon usage des médicaments. Elles vont d’ailleurs, bien souvent, dans le sens des thèses d’un Peter Gøtzsche, par exemple, même si elles ne partent pas toujours des mêmes prémisses. Mais avant d’entrer dans le vif du sujet, disons un mot du personnage, haut en couleur, fascinant, brillant, cultivé, mais aussi, bien souvent, agaçant et pétri de contradictions, tant dans ses écrits que dans sa vie, qu’il se fait fort de nous révéler à pleines pages.
Un intellectuel qui séduit… et agace…
Taleb est né au Liban, dans une famille de confession grecque orthodoxe, proche du pouvoir, qui a été bouleversée par la guerre civile des années 1970. Avec sa famille, il a dû quitter le pays et a vécu en France durant quelques années, puis aux États-Unis. Il fit dans ces deux pays des études qui l’ont mené à une carrière spécialisée dans l'évaluation des risques d’événements rares et imprévus. Il a exercé pendant une vingtaine d’années l’activité de courtier en bourse à New York et à Londres; il affirme aujourd’hui avoir embrassé cette carrière afin d’obtenir une certaine indépendance matérielle (qui lui permet de financer lui-même ses recherches) et la liberté vis-à-vis de toute autorité. Parcours fécond s’il en est, car il conjugue la science théorique et la pensée ancrée dans l’action.
S’il se montre, dans ses écrits, très critiques du milieu universitaire – coupable, à ses yeux de favoriser l’essor de théoriciens dont les idées ont souvent peu à voir avec la réalité et ont des conséquences bien souvent funestes –, s’il doute même de la valeur du travail qui s’y fait, cela ne l’a pas empêché d’enseigner dans plusieurs institutions de haut savoir et d’accepter, il y a quelques années, la charge de professeur d'ingénierie du risque à l'Institut polytechnique de l'université de New York.
Taleb est assurément un intellectuel brillant, qui est capable de développements techniques très poussés dans son champ d’expertise, et qui, en même temps, est à même de prendre du recul par rapport à ce champ d’expertise, en le reliant aux grands courants de la pensée actuelle et passée. Il est à même d’enjamber, souvent de manière éblouissante, des domaines très éloignés du savoir. Il maîtrise parfaitement le français, l'anglais et l'arabe classique, parle l'italien et l'espagnol. Il a également une connaissance lui permettant de lire les textes de l’antiquité méditerranéenne : grec et latin, mais aussi, fait plus exceptionnel, araméen, hébreu ancien et écriture canaanite.
Taleb est brillant, oui. Et il ne le sait que trop. C’est ce qui, à la longue, est difficilement supportable. Il n’y a rien de plus désagréable, en effet, que la jolie fille qui sait qu’elle est jolie, et qui vous le fait savoir en permanence. Le dandy qu’il est aime bien nous montrer qu’il est depuis sa jeunesse une sorte de petit génie rebelle : « Quand j'étais à l'école de commerce, j’assistais rarement aux cours de ce qu'on appellait ‘planification stratégique’, un prérequis obligatoire, et lorsque je me suis un jour pointé en classe, je n'ai pas écouté plus d’une nanoseconde ce qui a été dit; je n’ai même pas acheté les manuels conseillés. Il existe, dans la culture étudiante, une sorte de sens commun; nous savions tous c'était du bavardage. J'ai passé les cours requis en gestion en confondant mes professeurs, en jouant avec des logiques complexes, et je me serais senti intellectuellement malhonnête de m’inscrire dans plus de cours que ce qui était exigé. » (1)
Dans Antifragile, il évoque telle ou telle figure qu’il déteste royalement, en précisant bien qu’il ne voudrait surtout pas prendre un repas avec elle. Eh bien, quoique j’apprécie au plus haut point les rencontres entre esprits cultivés et fins, ce qu’il est assurément, je n’aimerais pas trop, pour ma part, prendre un apéritif avec lui. Car il me paraît avoir un ego démesuré, qui suinte à pleine page. Je n’ai rien contre le fait de partir d’expériences tirées de sa propre vie pour étayer des propos davantage conceptuels. Mais trop souvent, chez lui, cela tourne à l’égocentrisme pur et simple.
En s’en prenant de front aux représentants du pouvoir politique et financier responsable de la crise financière de 2008, il s’est fait de nombreux ennemis chez les banquiers et les fonctionnaires des organismes de régulation financière. Bien des économistes, qu’il critique en raison de l’aveuglement entraîné chez eux par les modèles rationnels qu’ils ont élaborés, et qui ont au surplus la prétention, après coup, de jouer les prophètes à rebours alors qu’il n’ont rien vu venir de ladite crise, ne l’ont pas non plus en odeur de sainteté. Aussi, ne s’étonnera-t-on pas qu’il leur rende la pareille. Mais l’intensité de ses critiques est franchement exagérée. Elles virent souvent au règlement de compte. Ses propos sont souvent d’une telle acrimonie, d’une telle méchanceté, qu’on se demande s’il ne faudrait pas y chercher une explication de nature psychologique.
Il vomit de même sur les journalistes, se fout littéralement de leur gueule (il a volontairement choisi, dit-il, dans le cas d’Antifragile, des titres de sections abscons ou n'ayant rien à voir avec le contenu desdites sections, afin que ces "paresseux" de journalistes ne puissent pas papillonner dans l’ouvrage mais soient forcés de le lire d'une couverture à l'autre). Oui, il les déteste. Mais je n'ai jamais vu quelqu'un chercher autant leur compagnie, accorder autant d'entrevues à ces mêmes journalistes exécrables – même s’il fait mine de les repousser. Cela va, à mon sens, bien au-delà des exigences promotionnelles imposées par son éditeur, auxquelles il dit s’astreindre avec le plus grand déplaisir. Un autre intellectuel iconoclaste, l’écrivain Philippe Muray, qui n’affectionnait pas beaucoup la gente médiatique, était cohérent, lui, et il n’accordait que de rarissimes entrevues, à des publications ou des journalistes triés sur le volet. Que Taleb fasse lui aussi preuve d’un minimum de cohérence. Il n’en sera que plus crédible dans ses critiques. S'il déteste les journalistes, et c'est son droit, qu'il n'aille pas courir après eux comme il le fait. En dépit de ses dénégations, on sent le besoin de reconnaissance à plein nez.
Même certaines grandes figures de l’histoire de la pensée, lorsqu’il les critique, ont droit à son mépris. Il s’était déjà déjà réclamé antérieurement de Hayek, mais, démontrant, dans ce nouvel ouvrage, qu’il fait selon lui erreur, il en profite pour décocher cette flèche, tout à fait gratuite : « Gray worked in an office next to Hayek and told me that Hayek was quite a dull fellow, lacking playfulness – hence optionality.”
Cette attitude méprisante paraît d’autant hors de propos qu’il n’est pas lui-même exempt de reproches. Pour le dire simplement, il est une contradition sur deux pattes.
Il crache constamment sur le monde de la finance et de la bourse, ainsi que sur le monde universitaire, mais on ne peut oublier qu’il a fait son pain et son beurre dans le premier et qu’il œuvre encore aujourd’hui dans le second.
Dans Antifragile, il semble avoir une attitude assez détachée à l’égard de la richesse matérielle. Il fait même profession de mépriser les nantis qu’il croise, qu’il abreuve de quolibets déplaisants. Sa critique de la fortune matérielle va même plus loin: « Donc cette idée de céder ses biens et de partir pour le désert peut être une très puissante manifestation de via negativa – c.a. d. une stratégie de type soustractif. Peu de gens ont conscience que l'argent a sa propre iatrogénèse, et que, pour certaines personnes, le fait de se séparer de leur fortune leur permettrait de simplifier leur vie et leur apporterait de grands avantages sous la forme de stresseurs sains. Donc, être plus pauvre pourrait ne pas être totalement dépourvu d'avantages si on fait les choses correctement. » (2) Cet éloge de la simplicité volontaire, si intéressant soit-il, sonne un peu creux, dans la mesure où, comme l’a dit un critique, ,« il n'a jamais été en situation de perdre son confort matériel. Ayant grandi dans une famille libanaise prospère, respectée et cultivée, Taleb a déménagé aux États-Unis et y a fait fortune en tant que courtier, fortune qu’il a accrû plus tard en vendant ses livres. » (3)
Selon la vision qu’il nous livre de l’antifragilité, il faudrait, paraît-il, rechercher les critiques qui ne peuvent que nous rendre plus forts. Sauf que je n'ai jamais rencontré quelqu'un aussi préoccupé de ce qu'on dit de lui. Je l'ai vu attaquer ad hominem, sur son blogue ou en entrevue, et à plusieurs reprises, des journalistes ou des économistes qui avaient eu le malheur d’égratigner ses idées. Il me semble avoir l'épiderme assez peu cuirassé pour ce qui est des commentaires négatifs à son endroit. Évidemment, personne n'a compris ses livres, tout le monde déforme ses idées...
J’avouerai également que je suis dubitatif quant à la réception d’Antifragile. Une recherche rapide sur internet montre que l’ouvrage est encensé – sauf rares exceptions, comme une certaine mouvance libertarienne – sur les sites libéraux des deux côtés de l'Atlantique (Forbes, Wall Street Journal, Atlantico, etc.). Il est vrai que, pour le milieu des affaires friand de ces publications, le risque permanent, la flexibilité absolue, la compétition qui nous libère des éléments les plus faibles, sont des valeurs à promouvoir... Font-ils une lecture « récupératrice » de son livre ? Je ne sais pas mais j’en doute, même si Taleb est conscient des interprétations biaisées qu’on peut faire de sa pensée : « Nous avons vu qu’une mauvaise compréhension de l’antifragilité permettait à certaines catégories de personnes de se servir des options cachées et de porter préjudice à la collectivité sans que personne ne s’en aperçoive. Nous avons également vu que la solution consistait à les obliger à mettre leur peau en jeu » (4). Je soupçonne par ailleurs que le mot « antifragile », qui a une connotation de force, de virilité, un côté « winner », ne peut que séduire le milieu capitaliste engagé dans la grande compétition mondialisée. La définition du « loser » que donne Taleb correspond d’ailleurs tout à fait à celle qu’il donne de la fragilité : « (..) je définis un perdant comme celui qui, après avoir fait une erreur, ne fait preuve d’aucune introspection, ne l’exploite pas positivement, se sent gêné et sur la défensive plutôt qu’enrichi d’un nouvel élément d'information, et tente d'expliquer pourquoi il a fait l'erreur plutôt que de la dépasser. Ces types se considèrent souvent comme les «victimes» d’un vaste complot dirigé contre eux, d’un mauvais patron, ou même du mauvais temps. » (5)
Mais une réflexion souvent lumineuse
En dépit de toutes ces réserves face à l’auteur et à certaines de ces idées ou prises de position, en dépit également des incohérences, des jugements tranchants et injustes, des généralisations abusives, des insultes personnelles, qu’on trouve dans ce livre, force nous est d’admettre qu’Antifragile pose souvent d’excellentes questions et nous livre des aperçus souvent novateurs.
Nassim Nicholas Taleb. Photo apparaissant sur le site de l'intellectuel. 2010
© Sarah Josephine Taleb
Taleb se méfie des grandes constructions théoriques dont sont férus les économistes et les spécialistes des sciences sociales. Néanmoins, il faut dire que lui-même, quoi qu’il puisse en dire, nous livre sa propre théorie, élaborée à partir du champ des mathématiques financières, qu’il transpose dans tous les domaines du savoir et sur tous les plans de la réalité – de l’analyse sociale à l’histoire, de la médecine et de la biologie à la vie quotidienne. Dans la démarche englobante de Taleb, je vois une ressemblance (non dans le contenu, mais dans la forme) avec la théorie mimétique de René Girard et de ceux qui se réclament de lui et qui font école (6). Dans les deux cas, on a un certain nombre de concepts qui sont transposés dans tous les champs du savoir. Dans les deux cas, lorsqu’on accepte d’entrer dans la logique des créateurs de ces univers conceptuels, lorsqu’on admet leurs prémisses, tout nous semble couler de source, tout nous semble aller de soi. On est ébloui par la capacité explicative de ces théories. Pourtant, lorsqu’on considère tel ou tel aspect précis, on est amené à se poser une question : est-ce qu’on ne tourne pas parfois les coins un peu rond? Pour prendre une image qu’affectionne Taleb, ces grandes explications totalisantes ne sont-elles pas un peu des lits de Procuste ?
Je ne donnerai qu’un exemple. Évoquant les grands conflits mondiaux du 20e siècle (« Alors, bien sûr, la création contagieuse des Etats-nations à la fin du XIXe siècle a mené à ce que nous avons vu avec les deux guerres mondiales et leurs suites: plus de soixante millions (et peut-être quatre-vingts millions) de victimes. » -- « Then of course the contagious creation of nation-states in the late nineteenth century led to what we saw with the two world wars and their sequels: more than sixty million (and possibly eighty million) victims. »), Taleb reprend la thèse “classique” sur le rôle du nationalisme dans le déclenchement de ces guerres. D’autres interprétations sont cependant possibles. Par exemple celle que propose Jean-Pierre Chevènement, dans son dernier livre, à propos de la Première Guerre mondiale : « Les nations ne sont pas responsables. Les causes de la guerre sont à chercher dans la première mondialisation libérale, opposant l’Empire britannique à l’essor de l’Allemagne impériale. J’incrimine les dirigeants allemands de l’époque, qui déclenchèrent une guerre préventive dont ils n’avaient nul besoin. » (7) Ce n’est qu’un exemple, mais on pourrait présenter bien d’autres cas.
Taleb identifie trois qualités, trois aspects possibles des choses, des êtres et des systèmes, formant une triade : la fragilité, la robustesse et l’antifragilité. Un objet ou un être sont fragiles s’ils sont affectés négativement par la volatilité ou par un choc. Ils sont robustes s’ils demeurent inchangés face à ces mêmes stresseurs. Le mot « antifragilité» est un néologisme créé par lui dont il explique ici le sens : « Certaines choses tirent profit des chocs; elles prospèrent et se développent lorsqu'elles sont exposées à la volatilité, au hasard, au désordre et à divers facteurs de stress, et elles aiment l’aventure, le risque et l'incertitude. Pourtant, en dépit de l'omniprésence de ce phénomène, il n’existe pas de mot pour pour qualifier ce qui est l’exact opposé de fragile. Appelons-le antifragile. L’antifragilité se situe au-delà de la résilience ou de la robustesse. Ce qui est résilient résiste aux chocs et demeure identique; ce qui est antifragile s’améliore. » (8)
(Fait à noter : le sens qu’il donne au mot résilience est contesté par certains auteurs, qui le rapprochent de la définition qu’il donne de l’antifragilité.)
Comme l’écrit avec justesse un commentateur, « Taleb propose de favoriser l'antifragilité d'un système en intégrant une part de désordre qui paradoxalement viendra le renforcer. (…) une dose modérée de chaos ou de désordre vient stresser le système ou l'individu et le contraint à rester vigilant, constamment face à l’événement imprévu. La vigilance émerge du désordre et s'estompe avec l'ordre ou l'immobilisme. » (9)
Ces idées présentent des ressemblance avec les théories de l’auto-organisation du vivant et de la pensée de la complexité qui étaient fort en vogue dans les années 1980 et 1990. Je pense ici entre autres au fameux colloque de Cerisy sur l’auto-organisation, publié par Jean-Pierre Dupuy et Paul Dumouchel (Paris, Seuil, 1983). Les lecteurs de la Méthode d’Edgar Morin et des ouvrages de Prigogine ne devraient pas être trop dépaysés.
Pour Taleb, le principal défi consiste pour lui à « développer ses idées concernant la « robustification » et l’ « antifragilité », c’est-à-dire à nous donner les moyens de vivre et d’agir dans un monde que nous ne comprenons pas et de construire notre résistance face aux Cygnes noirs. » (10) Sur le plan social, son objectif, dit-il, est de « construire une société qui soit robuste et subisse le moins possible les contrecoups d’une exposition à la tourmente qu’occasionnent les Cygnes noirs » (11).
Je ne peux malheureusement aborder ici toutes les pistes tracées par cet ouvrage foisonnant. Je mentionnerai ici, en vrac, quelques éléments, du livre, qui mériteraient une analyse plus approfondie.
Je trouve fort intéressante la promotion que fait Taleb du « small is beautiful », une approche dont la mise en œuvre aurait, selon lui, pour effet de rendre nos sociétés plus « antifragiles ». « Il manifeste du scepticisme à l'égard des grands projets et favorise ce qui est petit et le local par rapport à ce qui est grand et central. » (« It stands for scepticism towards grand plans and favours the small and the local over the big and the central. » Il préconise ainsi qu’il y ait davantage de banques de petites tailles plutôt que quelques grandes banques. D’ailleurs, pour lui, si une institution est « too big to fail », elle devrait purement et simplement être nationalisée pour éviter qu’elle n’entraîne la chute de l’ensemble du système bancaire, et que les citoyens, payeurs de taxes, doivent en payer les pots cassés.
On ne se surprendra pas non plus du fait qu’il privilégie la démocratie locale. En effet, « Taleb propose d’en finir avec un gouvernement central de grande dimension et de transférer l’essentiel du pouvoir à l'échelon local. Il pense ainsi non parce qu’il est d’avis qu’un gouvernement local fera toujours mieux les choses. C’est plutôt que les dirigeants locaux sont plus proches de la réalité de leurs concitoyens et qu'ils ont moins de possibilités de se cacher. Les erreurs commises par les grands systèmes centralisés se répandent jusqu’à créer une crise majeure; une erreur faite par l'administration locale donnera simplement l’occasion à ces dirigants -- qui sont aussi nos voisins -- d’éviter de faire à nouveau la même erreur. Le gouvernement local est antifragile – à ce niveau, nous tirons un bénéfice des erreurs que nous commettons. » (12)
Cette démocratie locale implique bien sûr une décentralisation du pouvoir central : « (…) dans l’administration d’une collectivité, le pouvoir doit être réparti de telle sorte que de mauvaises décisions prises en un lieu donné n’affectent pas négativement l’ensemble de la population ». (« (...) in the government, power must be dispersed so that bad decisions in one place do not doom everyone. »)
Taleb s’inscrit également dans un courant qu’on voit actuellement fleurir un peu partout dans le monde, qui tend à privilégier les villes, les cité-États, au détriment des États-nations traditionnels, des États centralisés. Je suis évidemment critique de cette vision des choses, qui est tout à fait cohérente, dans son cas, avec ses idées sur le localisme. Je pense toutefois, comme Mathieu Bock-Côté l’écrivait il y a quelques semaines sur son blogue (http://blogues.journaldemontreal.com/bock-cote/), que les gens de notre époque sont encore préoccupés par des enjeux qui dépassent l’échelon local. Ce cosmopolite qu’est Taleb semble faire très peu de cas de l’identité nationale (qu’il semble voir comme une illusion romantique), non plus que de la nation comme communauté de destin.
Il remet à l’ordre du jour un certain nombre de notions d’ordre moral, ce qui est à mon sens très pertinent. Les notions de courage, d’imputabilité et de responsabilité, dont il trouve maints exemples dans la vie des grandes figures de l’antiquité, que ce soit Sénèque ou Cicéron, passent chez lui au premier plan. Ce qui manque le plus dans le monde actuel, en politique, dans le monde des décideurs économiques, dans le milieu académique et journalistique, -- et la crise financière de 2008 nous l’a bien montré – c’est ce qu’il appelle le "skin in the game", c’est-à-dire le fait, pour les décideurs ou les intellectuels, de « partager les coûts et les avantages des décisions qu’ils prennent pouvant affecter d’autres personnes » (« share in the costs and benefits of their decisions that might affect others »). Pour Taleb – et l’auteur de cet article abonde dans son sens – il est inconcevable que les banquiers et les fonctionnaires responsables de la crise planétaire aient été au bout du compte exonérés de tout blâme et même récompensés, dans certains cas, par des bonis faramineux, dans l’après-crise, alors même qu’une grande partie de la population mondiale souffre toujours.
Il y a assurément, chez Taleb, un sorte de néo-stoicisme, qui tend à faire l’adversité, des événements fâcheux ou pénibles subis par la personne, une épreuve permettant un dépassement de soi.
Antifragilité, corps et santé
La question que pose Taleb, appliquée à la santé humaine, pourrait-ëtre la suivante : comment assurer, à un être humain, la meilleure santé possible dans un monde volatile et incertain ?
Il faut d’abord le plus possible suivre la nature, qui est le meilleur guide en la matière. « Si les être humains font la dernière guerre, la nature livre la suivante. Votre corps est beaucoup plus imaginatif quant à l’avenir que vous pouvez l’être. » (« If humans fight the last war, nature fights the next one. Your body is more imaginative about the future than you are. » En un sens, les idées de Taleb se rapprochent de certaines conceptions véhiculées aujourd’hui par les défenseurs des médecines douces, comme l’autoguérison ou la stimulation naturelle des défenses immutaires du corps.
Dans sa réflexion, il introduit deux concepts qui permettent de mieux saisir la notions d’antifragilité. « Ce sont des versions adoucies de l’antifragilité limitée au domaine médical. Mais elles sont une bonne façon d’aborder la question. » (« These are mild aspects of antifragility and limited to the medical field. But they are a good way to start. » Il s’agit du mithridatisme et de l’hormèse. Le mithridatisme consiste en « l’exposition à une faible dose d'une substance qui, au fil du temps, immunise contre de plus grandes quantités de cette même substance. C'est le genre d'approche utilisée dans le cas de la vaccination et des médicaments contre les allergies. » L’hormèse, quant à elle, implique qu’une « certaine quantité d’une substance toxique peut améliorer dans l’ensemble votre état; nous sommes alors un cran au-dessus de la robustesse. L’hormèse, mot inventé par des pharmacologues, implique qu’une faible dose d'une substance nocive est bénéfique pour l'organisme, en agissant comme une médicament. » (14)
Favoriser l’hormèse, c’est ce qui est souhaitable afin d’améliorer la santé du corps en le rendant plus fort. Pour Taleb, « l’hormèse est la norme, et son absence est ce qui nous fait du mal ». (« hormesis is the norm, and its absence is what hurts us. ») Nous avons parlé de « substance toxique », à petites doses. Mais, en ayant en tête cette fois le concept d’antifragilité, nous pourrions parler plus généralement de soumettre l’organisme à des stresseurs modérés, de manière aléatoire, afin de favoriser un renforcement de celui-ci. Ce peut, par exemple, être un jeûne épisodique, qui active certains mécanismes du corps.
Taleb s’oppose à toute vision intellectualiste des choses, à tout rationalisme « naif ». Il privilégie en matière de santé la sagesse pratique des traditions, ce qu’il appelle un « empirisme heuristique ». Cette sagesse pratique, il la trouve notamment chez les Anciens et dans les grandes religions, comme le christianisme (avec, encore une fois, leur idée d’un jeûne périodique et aussi certaines restrictions alimentaires).
Cette sagesse ancestrale nous prescrit certains comportements, certains actions (comme le fait de marcher), qui ont toujours été liés à la bonne santé des individus :
« De même que, pendant longtemps, les gens ont essayé de raccourcir leur sommeil, car il leur semblait une perte de temps, de même beaucoup pensent que la marche est inutile; ils utilisent donc un moyen de transport mécanique (voiture, vélo, etc) et font de l’exercice en se rendant à la salle de gym. Et lorsque, par hasard, ils marchent, ils font cette horrible "power walk", parfois en portant des poids avec leurs bras. Ils ne réalisent pas que, pour des raisons qui leur sont encore opaques, marcher sans effort, à un rythme au-dessous du niveau de stress, peut avoir certains avantages – ou que, comme je le pense, cela est nécessaire à l'homme, peut-être aussi nécessaire que le sommeil, que, à un certain moment, la modernité n’a pas été à même de rationaliser et a tenté de réduire. Il n’est peut-être pas exact de penser que la marche sans effort est aussi nécessaire à l’homme que le sommeil, mais, comme tous mes ancêtres jusqu'à l'avènement de l'automobile, ont passé la plus grande partie de leur temps à se promener (et à dormir), j'essaie seulement d’être logique, avant qu’une de nos revues médicales saisisse au vol l'idée et produise ce que les « arbitres » des revues médicales appellent des «preuves». » (15)
Taleb s’inspire notamment de la sagesse de l’antiquité gréco-latine et privilégie ce qu’il appelle la via negativa (« Ne pas nuire », disait le grand Hippocrate) – la via positiva consistant au contraire à intervenir (par la chirurgie, les médicaments, etc.). Il s’agit, lorsque cela est possible, de laisser faire la nature, de lui laisser le temps afin qu’elle arrange les choses. Il ramène sur la scène de manière originale la notion de procastination, qu’il voit positivement en matière de santé : « Peu de gens comprennent que la procrastination est une défense naturelle de notre organisme, qui lui permet de régler par lui-même les maux dont il est affligé, et par là de développer son antifragilité. Elle est la manifestation d'une certaine sagesse écologique ou naturaliste, et n'est donc pas toujours en soi quelque chose de négatif. Sur un plan plus existentiel, c’est mon corps qui essaie de se dégager du piège qui s’est refermé sur lui. » (16)
La procastination est parfois la meilleure stratégie dans l’éventualité d’interventions chirurgicales mineures : « Les psychologues et les économistes qui étudient l'’irrationel’ ne paraisent pas s’être rendu compte que les êtres humains n’ont l’instinct de procastiner que lorsque leur vie n’est pas en danger. (...). Je ne procastine pas après une blessure grave. Je le fais toutefois lorsqu’il s’agit d’obligations et de procédures qui ne sont pas ‘naturelles’. Un jour, j’ai procastiné et ai continué à retarder une opération à la moelle épinière qui avait été prévue à la suite d’une blessure au dos – et j’ai été complètement guéri de ce problème au dos après un séjour de randonnée dans les Alpes, suivie par des séances de levée de poids. » (17)
La via negativa, c’est aussi supprimer certains aliments, certains comportements qui sont potentiellement négatif pour la santé du corps. Comme, par exemple, le tabac. La raison en est que la « suppression d’une substance à laquelle nous n’avons pas été accoutumés par notre histoire évolutive réduit la possibilité de cygnes noirs tout en laissant une ouverture pour des améliorations. Si celles-ci se produisent, nous pouvons être assez certains qu’elles seront à peu près complètement dépourvues d’effet secondaire invisible. »
Précisions que Taleb n’est évidemment pas contre toute intervention de nature médicale. «Si le patient est à l’article de la mort, tous les traitements possibles devraient être encouragés, sans la moindre réserve. Inversement, si le patient est en santé, il faut laisser Mère Nature être le médecin. » Ou, pour le dire autrement : « A chaque fois que cela est possible, remplacez le médecin par l’antifragilité de votre corps. Mais, lorsque ce n'est pas possible, employez tous les moyens dont dispose la médecine. » (19)
Le même raisonnement s’applique aux drogues et aux médicaments. Il est d’avis de limiter la prescription de ceux-ci aux cas les plus graves, alors que les résultats espérés surclassent de beaucoup les effets secondaires de ces substances.
A propos de l’hypertension, il précise :
« Lorsque l'hypertension est légère, c’est-à-dire lorsque la mesure de la pression est légèrement supérieure à la limite qui est définie comme étant normale, la probabilité de tirer un bénéfice d’un médicament particulier est d’environ 5,6 % (une seule personne sur dix-huit obtient une amélioriation à la suite du traitement). Mais lorsque la pression artérielle se situe dans une fourchette «élevé» ou «très élevée», les chances d’obtenir des résultats favorables à la suite du traitement grimpent respectivement à 26 et 72 % pour cent (c'est une personne sur quatre et deux personnes sur trois qui bénéficieront alors de la prise de médicament). Donc, (...) les bénéfices que l’on retire de ces médicaments augmentent de façon disproportionnée, d'une manière accélérée. (...) Lorsqu’on est gravement malade, les avantages sont importants par rapport aux effets secondaires; dans le cas d’une hypertension lègère, ces avantages sont minces. Cela signifie que nous devons nous concentrer sur les cas vraiment sérieux et ignorer, je dis bien ignorer, les patients qui ne sont pas très malades. » (20)
A propos d’une autre catégorie de médicament controversée, les statines, il rejoint les critiques d'un Peter Gøtzsche et d'un Pierre Biron :
« Les statines sont destinées à réduire le niveau de cholestérol sanguin. Mais il existe une asymétrie, et elle est importante. Il faut en effet traiter cinquante personnes à haut risque pendant cinq ans pour éviter un seul incident cardiovasculaire. Les statines peuvent potentiellement nuire à des personnes qui ne sont pas très malades, pour lesquelles les avantages du médicament sont minimes ou totalement inexistants. Ces médicaments étant trop récents, il ne sera pas possible d’avoir avant longtemps une idée exacte des effets délétères qu’ils peuvent avoir à long terme (il nous faudra attendre, pour cela, des années – pensons au tabac); en outre, les arguments actuellement utilisés afin de promouvoir leur utilisation régulière s’appuient souvent sur quelques illusions statistiques ou même sur la manipulation des données de recherche (les expériences mises de l’avant par les compagnies pharmaceutiques semblent jouer sur la non-linéarité et regroupent à la fois des personnes très malades et d’autres qui le sont moins, en plus de tenir pour acquis que la mesure du taux de cholestérol équivaut à 100 pour cent chez un individu sain). Les statines n’obéissent pas, dans leur application, au premier principe de l’iatrogénèse (les torts invisibles); bien plus, ils font certainement baisser le taux de cholestérol, mais, en tant qu’être humain, votre objectif n’est pas simplement de réduire une certaine mesure quantitative comme si vous passiez un test à l’école pour obtenir un diplôme, mais bien d’être en meilleure santé. En outre, il n'est pas sûr que ces indicateurs que nous tentons d’abaisser sont les causes ou les manifestations qui correspondent bien à une condition particulière ( ... ). Les médicaments qui contribuent à abaisser certains indicateurs corporels sont particulièrement pernicieux à cause de la complexité du contexte juridique. Le médecin est incité à les prescrire, car s’il ne le fait pas, et que le patient a une crise cardiaque, il sera poursuivi pour négligence; mais l'erreur opposée (prescrire le médicament) n'est pas du tout sanctionnée, les effets indésirables n’étant pas présentés comme la résultante de l’usage du médicament. » (21)
Taleb a réintroduit une notion bien connue, depuis les analyses d’Ivan Illich (parmi d’autres), celle d’iatrogénèse, qu’il définit, de manière toute simple par le fait de causer un tort en essayant de porter secours (« causing harm while trying to help »). C’est-à-dire que l’intervention médicale, qu’elle soit chirurgicale, médicamenteuse ou autre, entraîne des effets secondaires (souvent cachés ou se manifestant après un certain temps) qui sont souvent pires pour le patient que le problème dont il voulait être soulagé. « Chaque fois que vous visitez un médecin et obtenez un traitement, vous courez le risque d'un tel préjudice médical, qui doit être analysée la façon dont nous analysons les autres types de transaction : avantages probabilistes moins coûts probabilistes. » (« Every time you visit a doctor and get a treatment, you incur risks of such medical harm, which should be analyzed the way we analyze other tradeoffs: probabilistic benefits minus probabilistic costs. »)
Taleb rappelle un fait que les prouesses technologiques de la médecine actuelle nous font oublier:
« (…) jusqu'à la découverte de la pénicilline, la médecine avait un bilan largement négatif – visiter le médecin augmentait à coup sûr votre risque de mourir. Mais il est tout à fait révélateur que l’iatrogénèse médicale paraît avoir augmenté avec le temps, parallèment au niveau des connaissances, pour atteindre des sommets à la fin du dix-neuvième siècle. Merci, ô modernité: c’est le «progrès scientifique», la naissance de la clinique (et la disparition des ‘remèdes maison’ qu’elle entraîna), qui a eu pour conséquence une augmentation sans précédent du taux de mortalité, en raison, pour une très large part, de ce qu'on appelait alors la «fièvre de l'hôpital" (...) ce taux correspond actuellement à ce que nous appellerions 'le coût minimal pour faire des affaires', bien que les erreurs médicales tuent encore aujourd’hui entre trois (norme acceptée par les médecins) et dix fois plus de personnes que les accidents de la route aux États-Unis. Il est généralement admis que le préjudice causés par les médecins – qui n’inclut pas les maladies liées aux bactéries hospitalières – entrainent plus de décès que tout type particulier de cancer. » (22)
La iatrogénèse est pour lui favorisée par ce qu’il appelle le “agency problem” ou le “principal-agent problem – on pourrait sans doute parler de conflit d’intérêts -- qui « apparaît lorsqu’une des parties (l'’agent’) a des intérêts personnels qui sont séparés de ceux qui utilisent ses services (le ‘principal’). Un tel problème est présent, par exemple, dans le cas du courtier en bourse et du médecin, dont les intérêts se situent au bout du compte dans leurs propres comptes de banque,et non dans l’amélioration de votre santé financière et médicale, et qui, l’un comme l’autre, vous donneront des conseils qui leur bénéficieront avant tout ». Mais entre aussi en ligne de compte le fait que les « médecins doivent justifier leurs salaires et se prouver à eux-mêmes qu'ils ont un minimum d'éthique de travail, et une chose comme « ne rien faire » ne les satisfait pas. » (23)
Pour lui, « le coût caché des soins de santé consiste pour une très large part en la négation de l’antifragilité ». (« The hidden costs of health care are largely in the denial of antifragility. ») Mais, à son avis, la médecine n’est pas la seule à devoir être blâmée. En effet, «ce que nous appelons ‘maladie de civilisation’ est causé par le désir des êtres humains d’avoir une vie confortable, ce qui se fait à leur détriment, car c’est le confort qui nous rend fragiles. » (“what we call diseases of civilization result from the attempt by humans to make life comfortable for ourselves against our own interest, since the comfortable is what fragilizes.”)
Sa critique de l’industrie pharmaceutique
Est-il nécessaire d’énoncer cette lapalissade ? Taleb, bien sûr, ne s’oppose pas à l’existence et à la mission de l’industrie pharmaceutique. Non, ce qu’il conteste, comme bien d’autres, ce sont plutôt ses pratiques d’affaires. Un peu cyniquement, il écrit que les compagnies pharmaceutiques sont « en affaires pour inventer des maladies et des médicaments » (« in the business of inventing diseases and drugs » (24). Selon lui, les entreprises pharmaceutiques « devraient se concentrer, dans leur propre intérêt, sur les maladies vraiment graves, et non pas tenter de reclassifier [en créant de nouvelles maladies] ou de faire des pressions sur les médecins pour qu’ils prescrivent leurs médicaments. En vérité, l'industrie pharmaceutique mise sur l'interventionnisme des médecins.» (25)
Le résultat de ces pressions – la surmédication – est assurément inquiétant, surtout en raison des effets à long terme qu’elle peut entraîner, sur lesquels nous savons peu de choses : « Nous avons à nous soucier des incitations à ‘surtraiter’ qui nous viennent des compagnies pharmaceutiques, des lobbies et des groupes d'intérêts spéciaux, et de la création d’un type de dommage qui ne se révèle pas de manière évidente et qui n’est pas comptabilisé comme une «erreur». L’industrie pharmaceutique joue le jeu de l’iatrogénèse cachée et ‘décentralisée’, et cela se fait de plus en plus. Il est aisé d’évaluer l’iatrogénèse lorsqu’un chirurgien ampute la mauvaise jambe ou opère le mauvais reins, ou lorsqu’un patient meurt à la suite d’une réaction médicamenteuse. Mais lorsque vous soignez un enfant pour une maladie psychiatrique imaginaire ou inventée, par exemple le TDAH ou la dépression, au lieu de le laisser ‘sortir de la cage’, le préjudice à long terme est en grande partie non perçu et non comptabilisé. » (26)
Taleb serait-il en train d’entreprendre une nouvelle guerre contre l’industrie pharmaceutique ? Sur son blogue, il écrit en effet :« Je m’en suis pris aux banquiers, puis aux analystes financiers obsédés par les mathématiques, puis aux économistes. J’ai subi, l'une après l'autre, plusieurs campagnes de diffamation. Donc, maintenant, j’ai besoin d’un nouveau grand combat. L’industrie pharmaceutique est là pour cela. Je l’attaquerai pour des motifs fondés sur les risques. » (27)
Selon lui, ce qu’il appelle la recherche « téléologique », la recherche qui conçoit sur mesure de nouveaux médicaments pour guérir certaines maladies, a produit bien peu de résultats. C’est en effet le plus souvent par hasard qu’on découvre qu’une substance existante a des effets médicamenteux qu’on ignorait jusque-là. « Il serait intéressant de tenter de dresser une liste des médicaments qui ont été découverts (...) par hasard et celle de ceux qui sont le résultat de recherches spécifiques visant à guérir une maladie. J'étais sur le point de le faire lorsque je me suis rendu compte que les exceptions dignes de mention, c'est-à-dire les médicaments qui furent découverts de manière téléologique, sont trop peu nombreuses – je ne vois en effet, pour l’essentiel, que l’AZT et les aux autres médicaments contre le sida. » (28)
Pour Taleb, l’enjeu majeur, actuellement, en ce qui concerne l’industrie pharmaceutique, c’est le problème posé par les interactions médicamenteuses :
« Plus il y a de médicaments sur le marché, plus les interactions des uns avec les autres sont nombreuses – nous avons donc un nombre croissant d’interactions possibles avec chaque nouveau médicament mis en vente. S'il n'y avait que vingt médicaments disponible, on devrait, en introduisant le vingt-et-unième, examiner vingt interactions, ce qui n’est pas bien compliqué. S’il y en avait mille, nous aurions besoin de tester un peu moins de mille interactions. Mais il y a aujourd’hui des dizaines de milliers de médicaments disponibles. En outre, il existe des recherches qui tendent à démontrer que nous sous-estimons peut-être les interactions entre les médicaments existants, ceux qui sont déjà sur le marché, par un facteur de quatre. Donc, il est plus que probable que le bassin de médicaments disponibles en vienne à terme à se réduire plutôt qu’à augmenter. »
Il précise, sur sa page Facebook, qu’« il en coûte de plus en plus cher pour mettre sur le marché un nouveau médicament, essentiellement EN RAISON DU nombre croissant d’interactions possibles. » Et il conclut en disant : « Le système a une capacité remarquable à s’autodétruire. » (30) Ces propos auront-ils une valeur prophétique ?
Notes
(1) Antifragile... Traduction libre de : “When I was in business school I rarely attended lectures in something called strategic planning, a required course, and when I showed my face in class, I did not listen for a nanosecond to what was said there; did not even buy the books. There is something about the common sense of student culture; we knew that it was all babble. I passed the required classes in management by confusing the professors, playing with complicated logics, and I felt it intellectually dishonest to enroll in more classes than the strictly necessary.”
(2) Ibid. Traduction libre de : “So this idea of shedding possessions to go to the desert can be quite potent as a via negativa–style subtractive strategy. Few have considered that money has its own iatrogenics, and that separating some people from their fortune would simplify their lives and bring great benefits in the form of healthy stressors. So being poorer might not be completely devoid of benefits if one does it right.”
(3) Gennady Stolyarov II, “Reasoning in Nassim Taleb’s Antifragile: An Enlightenment Transhumanist Critique”, Le Québécois Libre, no 311, 15 mai 2013 – http://www.quebecoislibre.org/13/130515-8.html - Traduction libre de : « he has never been in danger of losing his material comfort. Growing up in a prosperous , respected, and intellectual Lebanese family, Taleb moved to the United States and made a fortune as a trader, which he later magnified by selling his books.”
(4) Antifragile, op. cit.
(5) Ibid. Traduction libre de : “ (...) my characterization of a loser is someone who, after making a mistake, doesn’t introspect, doesn’t exploit it, feels embarrassed and defensive rather than enriched with a new piece of information, and tries to explain why he made the mistake rather than moving on. These types often consider themselves the “victims” of some large plot, a bad boss, or bad weather.”
(6) Il est intéressant de notre qu’il existe, depuis de nombreuses années, une Association recherches mimétiques (http://www.rene-girard.fr/), qui favorisent la recherche à partir des perspectives théoriques développées par René Girard. Même s’il n’existe pas encore d’association de ce type pour promouvoir les idées de Taleb, on notera qu’existe déjà, au Royaume-Uni, un Anti-Fragility Academy (http://www.theanti-fragilityacademy.com/). Nous n’avons peut-être encore rien vu…
(7) Cité à partir du site web de l’auteur : http://www.chevenement.fr/
(8) Antifragilité, op. cit. Traduction libre de : “Some things benefit from shocks; they thrive and grow when exposed to volatility, randomness, disorder, and stressors and love adventure, risk, and uncertainty. Yet, in spite of the ubiquity of the phenomenon, there is no word for the exact opposite of fragile. Let us call it antifragile. Antifragility is beyond resilience or robustness. The resilient resists shocks and stays the same; the antifragile gets better.”
(9) Antifragilité, tu nous sauveras ! Cyberland (blogue), 9 novembre 2013 – http://cyberland.centerblog.net/rub-antifragilite-.html
(10) Traduction libre de : “as mapping his ideas of "robustification" and "anti-fragility", that is, how to live and act in a world we do not understand and build robustness to black swan events.”
(11) Janan Ganesh, Is Nassim Nicholas Taleb Downing Street's favourite adviser?, BBC Radio 4's Analysis, 12 mars 2012 – http://www.bbc.com/news/uk-politics-17287845 -- Traduction libre de: “build a society that is robust and with the smallest amount of these large exposures to unnatural black swans."
(12) Simon Duffy, Antifragile - Things that gain from disorder (review), The Centre for Welfare Reform, 2014 – http://www.centreforwelfarereform.org/library/by-date/antifragile.html -- Traduction libre de : (...) Taleb proposes we should end big government and shift power to the local. This is not because local government will always get things right. Local government leaders are closer to reality and have fewer places to hide. Mistakes in big centralised system spread until there is a major meltdown; a mistake in local government just gives their neighbour the chance to avoid making the same mistake. Local government is antifragile - we benefit from mistakes.”
(13) Traduction libre de : “(…) globalization brings fragilities, causes more extreme events as a side effect, and requires a great deal of redundancies to operate properly.” Et : “he sees the global division of labor as vulnerable to volatility in the system. He argues that a change in conditions in one part of the world now has a far greater ability to adversely impact all other parts of the world – because the division of labor is so finely tuned.”
(14) Traduction libre de : “an exposure to a small dose of a substance that, over time, makes one immune to additional, larger quantities of it. It is the sort of approach used in vaccination and allergy medicine.” Et : “poisonous substance, in some dose, makes you better off overall, one step up from robustness. Hormesis, a word coined by pharmacologists, is when a small dose of a harmful substance is actually beneficial for the organism, acting as medicine.”
(15) Traduction libre de : “Just as for a long time people tried to shorten their sleep, as it seemed useless to our earthling logic, many people think that walking is useless, so they use mechanical transportation (car, bicycle, etc.) and get their exercise working out at the gym. And when they walk, they do this ignominious “power walk,” sometimes with weights on their arms. They do not realize that for reasons still opaque to them, walking effortlessly, at a pace below the stress level, can have some benefits—or, as I speculate, is necessary for humans, perhaps as necessary as sleep, which at some point modernity could not rationalize and tried to reduce. Now it may or may not be true that walking effortlessly is as necessary as sleep, but since all my ancestors until the advent of the automobile spent much of their time walking around (and sleeping), I try to just follow the logic, even before some medical journal catches up to the idea and produces what referees of medical journals call “evidence.”
(16) Traduction libre de : “Few understand that procrastination is our natural defense, letting things take care of themselves and exercise their antifragility; it results from some ecological or naturalistic wisdom, and is not always bad—at an existential level, it is my body rebelling against its entrapment.”
(17) Traduction libre de : “ Psychologists and economists who study “irrationality” do not realize that humans may have an instinct to procrastinate only when no life is in danger. (...). I do not procrastinate after a severe injury. I do so with unnatural duties and procedures. I once procrastinated and kept delaying a spinal cord operation as a response to a back injury—and was completely cured of the back problem after a hiking vacation in the Alps, followed by weight-lifting sessions.”
(18) Traduction libre de : “Subtraction of a substance not seasoned by our evolutionary history reduces the possibility of Black Swans while leaving one open to improvements. Should the improvements occur, we can be pretty comfortable that they are as free of unseen side effects as one can get.”
19) Traduction libre de : “If the patient is close to death, all speculative treatments should be encouraged—no holds barred. Conversely, if the patient is near healthy, then Mother Nature should be the doctor.” Ou, pour le dire autrement : “Whenever possible, replace the doctor with human antifragility. But otherwise don’t be shy with aggressive treatments.”
(20) Traduction libre de : “When hypertension is mild, say marginally higher than the zone accepted as “normotensive,” the chance of benefiting from a certain drug is close to 5.6 percent (only one person in eighteen benefit from the treatment). But when blood pressure is considered to be in the “high” or “severe” range, the chances of benefiting are now 26 and 72 percent, respectively (that is, one person in four and two persons out of three will benefit from the treatment). So (...) the benefits rise disproportionally, in an accelerated manner. (...) In the very ill condition, the benefits are large relative to iatrogenics; in the borderline one, they are small. This means that we need to focus on high-symptom conditions and ignore, I mean really ignore, other situations in which the patient is not very ill.”
(21) Traduction libre de : “Statin drugs are meant to lower cholesterol in your blood. But there is an asymmetry, and a severe one. One needs to treat fifty high risk persons for five years to avoid a single cardiovascular event. Statins can potentially harm people who are not very sick, for whom the benefits are either minimal or totally nonexistent. We will not be able to get an evidence-based picture of the hidden harm in the short term (we need years for that—remember smoking) and, further, the arguments currently made in favor of the routine administration of these drugs often lie in a few statistical illusions or even manipulation (the experiments used by drug companies seem to play on nonlinearities and bundle the very ill and the less ill, in addition to assuming that the metric “cholesterol” equates 100 percent with health). Statins fail in their application the first principle of iatrogenics (unseen harm); further, they certainly do lower cholesterol, but as a human your objective function is not to lower a certain metric to get a grade to pass a school-like test, but get in better health. Further, it is not certain whether these indicators people try to lower are causes or manifestations that correlate to a condition (...). Metric-lowering drugs are particularly vicious because of a legal complexity. The doctor has the incentive to prescribe it because should the patient have a heart attack, he would be sued for negligence; but the error in the opposite direction is not penalized at all, as side effects do not appear at all as being caused by the medicine.”
(22) Traduction libre de : “ (...) until penicillin, medicine had a largely negative balance sheet— going to the doctor increased your chance of death. But it is quite telling that medical iatrogenics seems to have increased over time, along with knowledge, to peak sometime late in the nineteenth century. Thank you, modernity: it was “scientific progress,” the birth of the clinic and its substitution for home remedies, that caused death rates to shoot up, mostly from what was then called “hospital fever” (...) it is now just what we call the cost of doing business, although medical error still currently kills between three times (as accepted by doctors) and ten times as many people as car accidents in the United States. It is generally accepted that harm from doctors—not including risks from hospital germs—accounts for more deaths than any single cancer. ”
(23) Traduction libre de : “emerges when one party (the agent) has personal interests that are divorced from those of the one using his services (the principal). An agency problem, for instance, is present with the stockbroker and medical doctor, whose ultimate interest is their own checking account, not your financial and medical health, respectively, and who give you advice that is geared to benefit themselves.” Et : “doctors need to justify their salaries and prove to themselves that they have a modicum of work ethic, something that “doing nothing” doesn’t satisfy.”
(24) Page Facebook de Taleb : https://www.facebook.com/13012333374/posts/10150602654878375
(25) Antifragile, op. cit. Traduction libre de : “should focus for their own benefit on extreme diseases, not on reclassifications or pressuring doctors to prescribe medicines. Indeed, pharma plays on the interventionism of doctors.”
(26) Ibid. Traduction libre de : “We have to worry about the incitation to overtreatment on the part of pharmaceutical companies, lobbies, and special interest groups and the production of harm that is not immediately salient and not accounted for as an “error.” Pharma plays the game of concealed and distributed iatrogenics, and it has been growing. It is easy to assess iatrogenics when the surgeon amputates the wrong leg or operates on the wrong kidney, or when the patient dies of a drug reaction. But when you medicate a child for an imagined or invented psychiatric disease, say, ADHD or depression, instead of letting him out of the cage, the long-term harm is largely unaccounted for.”
(27) Page Facebook de Taleb, ibid. Traduction libre de : “I went after bankers and quants and economists, got smear campaign after smear campaign, so by now I need a big fight so pharma is there. I am attacking them on risk-based grounds.”
(28) Antifragile, op. cit. Traduction libre de : “One can make a list of medications that came (...) from serendipity and compare it to the list of medications that came from design. I was about to embark on such a list until I realized that the notable exceptions, that is, drugs that were discovered in a teleological manner, are too few—mostly AZT, AIDS drugs.”
(29) Ibid. Traduction libre de : “The more drugs there are on the market, the more interactions with one another—so we end up with a swelling number of possible interactions with every new drug introduced. If there are twenty unrelated drugs, the twenty-first would need to consider twenty interactions, no big deal. But if there are a thousand, we would need to predict a little less than a thousand. And there are tens of thousands of drugs available today. Further, there is research showing that we may be underestimating the interactions of current drugs, those already on the market, by a factor of four so, if anything, the pool of available drugs should be shrinking rather than growing.”
(30) Page Facebook de Taleb, ibid. Traduction libre de : “It costs more and more to bring a new drug largely BECAUSE of the swelling interractions (...) The system has remarkable abilities for selfdetruction.”