Introduction

Agricol Perdiguier
Nous entreprenons la publication du Livre du compagnonnage d'Agricol Perdiguier, une figure essentielle du compagnonnage au XIXe siècle. Avant le témoignage de Perdiguier, on ne savait à peu près rien des moeurs internes des confréries de métiers dont on reconnaissait les membres à leur costume et à leurs chants sur les routes de France. Le livre de Perdiguier constitue en quelque sorte la Bible du compagnonnage. On pourra compléter la lecture par ses Mémoires d'un compagnon dans lequel il relate avec cette plume fine et colorée qui le fit apprécier de George Sand, de Lamartine et de Hugo, sa jeunesse et son Tour de France. On y découvrira l'origine légendaire, les coutumes, les rites d'une institution qui défie le temps et mérite qu'on s'y intéresse pour sa façon de s'"adresser à l'homme dans sa globalité" selon l'expression de François Icher, plutôt que le réduire à un simple rouage comme c'est trop souvent le cas dans travail moderne.

Le lecteur pourra consulter l'introduction au livre. La version numérique de l'ensemble de l'ouvrage sera mise en ligne prochainement.
— INTRODUCTION —



À l'apparition de la première partie du Livre du Compagnonnage, je fus assailli de toutes parts: les observations, les questions, les objections, les accusations les plus contradictoires tombèrent sur moi en même temps. Afin que l'on puisse dorénavant juger mon œuvre et le sentiment qui me l'a inspirée avec plus d'équité, je vais dire d'abord à quelle occasion je conçus et comment je commençai ma mission réformatrice dans le Compagnonnage. Ces détails seront oiseux pour quelques-uns; mais d'autres, je le crois, me sauront gré de les avoir donnés.

Étant parti d'Avignon en 1824, ayant passé par Marseille, Montpellier, Bordeaux, Nantes, etc. je résidais à Chartres en 1826, j'avais alors vingt ans, et quoique jeune, les animosités, les guerres du Compagnonnage, ne souriaient point à ma faible raison. Un dimanche, nous étions quelques camarades réunis, nous nous dédommagions à table de la monotonie de la semaine; nous avions chanté bon nombre de chansons, et l'on venait d'en terminer une par le couplet suivant:
    Qui a composé la chanson,
    C'est la Sincérité de Mâcon.
    Mangeant le foie de quatre Chiens Dévorants,
    Tranchant la tête d'un Aspirant,
    Et sur la tête de ce capon
    Grava son nom d'honnête Compagnon.
Ce couplet singulier, le ton vigoureux avec lequel il fut chanté, produisirent sur moi une impression pénible que je ne pris aucun soin de cacher. Quoi! me dit l'un des camarades, vous ne trouvez pas notre chanson jolie? — Je la trouve détestable. — Êtes-vous bien capable d'en faire une pareille. — Je ne m'en vante pas.

Ce petit incident n'eut pas d'autre suite; mais le couplet qui l'avait provoqué me fit penser sérieusement: je fis un examen de toutes nos chansons, des anciennes comme des nouvelles, et je vis qu'elles poussaient également à la haine, et causaient la plupart des batailles. Si je pouvais, me disais-je en moi-même, produire quelques chants d'un caractère opposé à ceux dont on a fait jusqu'à ce jour un trop commun usage; si je pouvais substituer à un genre brutal quelque chose de tout au moins pacifique, cela ne manquerait pas d'avoir une certaine portée: voyons, essayons; et je débutai par l'hymne à Salomon, dont voici les premiers vers:
    Dignes enfants du roi dont la sagesse
    Créa jadis nos équitables lois,
    En ce beau jour, le cœur plein d'allégresse
    Avec ardeur accompagnez ma voix.
    De Salomon, etc.

On trouvera que je fais, dans cette chanson de Salomon une espèce de dieu, et cependant si on la compare aux chansons à la mode que je voulais détrôner, on verra qu'elle était un progrès.

On sera peut-être tenté de me demander si l'instruction soutenait mon audace, si je connaissais les principes de la langue française et les règles de la versification. Non. J'ignorais toutes ces choses que j'ignore encore en partie; mon instruction était celle de tous les enfants de mon village, Morières, lieu dépendant d'Avignon, et sis au pied d'une colline chargée de vignes et d'oliviers. Mes vers étaient donc ou trop longs ou trop courts, mes rimes mal entrelacées et mal accolées; je ne savais ce que c'était que césure, hémistiche, hiatus, etc. Tout allait au hasard, et vraiment je n'étais pas content de ma besogne, je sentais qu'il y manquait quelque chose, mais je ne savais quoi; je ne pouvais le définir.

Je quitte enfin la ville de Chartres, je passe à Paris, à Châlons, et j'arrive à Lyon où mes confrères me portent à la tête de ma Société; de là je pars pour mon pays d'où je m'éloigne une seconde fois avec tristesse, et je retourne à Paris. Malgré mes déplacements, malgré mes agitations et mes chagrins que je passe sous silence, je n'avais point oublié mon projet de réforme, j'avais composé cinq ou six chansons et refais mes deux premières, car j'étais parvenu, en lisant des tragédies, à comprendre le mécanisme des vers.

Après un séjour assez long dans la capitale, je crus qu'il était temps de faire imprimer mes chansons de Compagnons; je communiquai mon dessein à mes confrères, les uns me riaient au nez, les autres disaient qu'une telle chose n'avait jamais été faite et ne devait jamais se faire: chacun me faisait une réponse plus ou moins singulière; il fallait de la patience et de la persévérance, et j'en avais. Aussi, sur le nombre des Compagnons de Paris, trente-trois m'appuyèrent, et un petit cahier fut imprimé. J'avais eu le soin d'intercaler des notes entre les chansons afin de faire lire au moins ce qui n'était pas encore possible de faire chanter; je plaçai également en tête du recueil les noms de tous les souscripteurs; je savais la puissance que cela devait avoir. Ce cahier fut répandu par toute la France, et grâce à l'imprimerie, un commencement de publicité fut heureusement introduit dans le Compagnonnage 1.

Deux ans plus tard je fis imprimer un second cahier, et cette fois le nombre des souscripteurs avait doublé.

On ne voyait plus rien d'étrange dans l'impression de telles chansons; ce dernier recueil devait renfermer quelques idées plus progressives; je sentais qu'il ne fallait rien brusquer et pourtant marcher en avant; quelques Compagnons comprirent alors le but que je voulais atteindre.

De l'année 1833 à l'année 1836, j'éprouvai malheur sur malheur; mais à partir de cette dernière époque surtout, je fus si gravement malade que je craignis ne pas pouvoir prolonger ma vie et rendre mon œuvre suffisamment utile; je ne me laissai cependant pas abattre; et à travers des misères et des souffrances horribles, j'écrivais de temps en temps quelques pages. Après avoir gardé trois ans le silence, je fis passer aux Compagnons du tour de France, mes confrères, une lettre 2 dont voici quelques lignes:
    Mes chers pays, mon premier et mon second cahier de chansons sont épuisés, et cependant tous les jours des Compagnons m'en demandent et je ne puis leur en donner et les satisfaire; je pense à les réunir tous deux, et à former, en ajoutant plusieurs choses, un volume de cent cinquante pages: pour mettre ce projet à exécution, je vous propose de souscrire pour chacun deux francs, et chaque souscripteur recevra, en échange de son déboursé, deux exemplaires de ce nouvel ouvrage……Que dans la France entière la Société se remue; que la souscription se fasse largement et promptement, et vous saurez plus tard, au résultat de l'entreprise, combien sa portée était grande, etc., etc.
Les Compagnons des villes d'Auxerre, de Châlons, de Lyon, d'Avignon, de Marseille, de Nîmes, de Montpellier, de Béziers, de Toulouse, de Bordeaux, de La Rochelle, de Nantes, de Tours, de Chartres et de Paris répondirent à mon appel: le temps avait marché, je pouvais donc exprimer de plus en plus ma pensée. Ce livre, me disais-je, renfermera d'abord une adresse aux Compagnons de ma Société; je ne puis encore m'adresser directement qu'à ceux-là. Mes deux cahiers de chansons, auxquels j'ajouterai quelques nouveaux morceaux, suivront immédiatement; après le chant viendront des choses d'une utilité réelle, tels que problèmes géométriques, dialogue sur l'architecture, raisonnements sur le trait, tout cela pour donner de la gravité à la pensée, et la diriger du côté de l'étude et du travail; je parlerai aussi de Salomon et de ce temple d'où tous les Compagnons veulent être sortis. La notice sur le Compagnonnage fera suite; je serai peut-être forcé de blesser en cet endroit quelques susceptibilités, aussi je ne place là cette notice qu'en tremblant, mais mon esprit et ma conscience me disent impérieusement qu'il faut oser, et j'obéis: après avoir agité par cette notice, je tâcherai de calmer par la rencontre de deux frères, scène où mes principes seront exposés avec le plus de clarté possible. Quelques notes termineront ce volume, qui, s'adressant d'abord à une seule Société, étendra toujours plus ses limites et sa portée, et parlera enfin à tout le monde.

Tel était mon projet, et tel, dans le courant de l'année 1839, je l'ai exécuté; j'ai, par exemple, dépassé ma promesse, en donnant au volume plus d'étendue que j'étais convenu d'en donner, et mes souscripteurs, désappointés d'abord 3, sont de jour en jour plus satisfaits de mon œuvre.

J'ai eu pourtant à soutenir une lutte difficile: j'étais le premier, le seul qui eût osé attaquer des choses barbares, absurdes, et presque sanctifiées par la tradition; je devais naturellement remuer les passions et les préjugés, et provoquer une agitation immense. Cela devait être, cela a été; on verra dans la seconde partie de ce livre des lettres qui feront comprendre combien ma position était mauvaise, elle s'est, je dois le dire, beaucoup améliorée. Bon nombre des Compagnons qui m'avaient combattus me donnent la main en ce moment, et nous ferons tant et tant, que le Compagnonnage rentrera dans une voie nouvelle et il devra son progrès aux compagnons eux-mêmes.

Eh! qui sont ceux qui auraient daigné s'occuper du Compagnonnage; n'était-il pas méprisé, bafoué de tout le monde? et s'il s'est écarté de son principe; s'il a fait ensuite une trop grande halte dans la boue et dans le sang, à qui la faute? Doit-on gronder l'aveugle de ce qu'il ne voit pas clair! Ne vaut-il pas mieux lui rendre, si cela est possible, par une opération délicate et des soins continus, la faculté dont il est privé et dont il souffre plus que personne? La plupart de ceux qui se donnent comme moralistes ou éducateurs des peuples, il faut le dire, aiment mieux nous brutaliser que de nous ouvrir les yeux de l'intelligence; je remarque en eux plus d'orgueil que de bon vouloir, plus d'amour-propre et de vanité que de véritable dévouement.

Je reproduirai ici la lettre que j'adressai à M. Rivière-Cadet, qui dans la Démocratie Lyonnaise, journal dont il était rédacteur en chef, m'avait prêté un loyal appui:

«Le Compagnonnage, disais-je, a des mœurs, des habitudes toutes particulières, il forme un contraste frappant avec tout ce qui l'entoure, et pourtant on a semblé ne point le voir, on n'en a point parlé.

Les voyageurs les plus minutieux dans leurs relations de voyages, ceux qui parcourent les pays sauvages comme les pays civilisés, et consacrent parfois de si nombreuses pages à la description d'une toute petite peuplade reléguée sur un point obscur du globe, n'ont point vu le Compagnonnage; ils n'en ont point parlé. Si cependant il avait existé tel qu'on le voit chez nous, en Laponie, en Malaisie, en Chine, en Tartarie, oh! alors on en aurait certainement parlé, et au lieu de donner de l'histoire on eut donné du roman, qu'importe cela; quand il s'agit d'un pays peu fréquenté, il n'est pas besoin de tant d'exactitude! On supplée à l'observation par l'imagination.

Les savants qui fouillent dans l'antiquité et font revivre dans leurs écrits de vieilles, de nombreuses sectes qui parurent un moment sur la scène du monde, n'ont point vu le Compagnonnage, ils n'en ont point parlé. Comment peut-on être si instruit de ce qui a vécu dans d'autres âges et sous d'autres climats, et l'être si peu de ce qui vit de nos jours et sous nos yeux? Pourquoi consacrer tant de veilles à l'étude des choses mortes et dédaigner les choses vivantes, lesquelles devraient avoir une importance plus réelle? Pourquoi toujours compulser des livres immobiles et poudreux, et ne point interroger la nature toujours variable, toujours nouvelle?

Les écrivains qui déroulent aux yeux des hommes le panorama historique de notre patrie ont grand soin de nous montrer dans l'un des coins de leurs tableaux les diverses confréries de pénitents, blancs, bleus, gris, etc.; mais du Compagnonnage il n'en est point question: pourquoi cela?

Les académiciens, exécuteurs testamentaires de riches philanthropes, ont souvent mis au concours des questions plus ou moins graves; ils se sont apitoyés jusqu'aux larmes, sur les Nègres de l’Amérique et de l'Afrique, qu'il faut plaindre sans doute, et n'ont point pensé aux Compagnons, leurs compatriotes, qui se battent sous leurs yeux, et font rejaillir jusque sur leurs habits, le sang le plus chaud et le plus précieux. Pourquoi cette sollicitude pour les uns et cette indifférence pour les autres, ils sont pourtant également esclaves, qui des hommes, qui des préjugés?

Les journaux, tout préoccupés de la politique et des faits du jour, ont laissé là aussi le Compagnonnage, cependant on parle de réformes; mais peut-on en introduire d'utiles et de durables dans les états si l'on n'a pas auparavant éclairé l'esprit, adouci les mœurs de toutes les classes qui les composent. Je reconnais néanmoins que quelques-uns d'entre eux ont donné des conseils aux Compagnons, mais un peu secs; d'autres leur ont prodigué des insultes grossières, ou se sont adressés aux députés pour provoquer des lois de proscription! Quoi! on ose invoquer la rigueur et la violence contre des associations d'ouvriers que les siècles nous ont transmises? Croit-on qu'un article de loi puisse improviser d'autres mœurs, et guérir le mal profond que je déplore autant que qui que ce soit? Désabusez-vous, vous qui voulez sincèrement le bien et prétendez, non sans raison, à l'estime des ouvriers. Craignez, en les dénonçant, de les aigrir, et, à part cela, d'aggraver leur condition et leur misère.

Les gouvernements auraient sans doute dû intervenir; ils pouvaient opérer de grandes modifications, et cela sans violence; il ne fallait que jeter un bon livre dans toutes les écoles primaires et laisser au temps le soin d'achever la besogne. Mais les gouvernements ont-ils bien eu la pensée de rétablir la paix entre tous les travailleurs? N'ont-ils pas trop souvent, comme on les en accuse, vus dans ces querelles quelque chose de bon, et ne se sont-ils pas dit tout bas: «Si tous ces jeunes hommes si laborieux, si ardents, si belliqueux, n'étaient plus préoccupés de rivalités mesquines, incessantes, leur activité aurait besoin d'un autre aliment; ils étudieraient davantage les hommes et les choses; ils pénètreraient en esprit dans les combinaisons les plus hautes et les plus profondes; ils verraient comment les affaires des états sont conduites, les intérêts généraux et particuliers défendus et protégés; et tout cela ne nous serait peut-être pas avantageux, on pourrait nous demander des comptes difficiles à rendre, et à cause de toutes ces considérations puissantes, les Compagnons font bien de se battre; laissons faire 4, et ils ont laissé faire. Cependant ils ont mille fois, par l'intermédiaire des gendarmes et des magistrats, empoigné, jugé, mis en prison et même aux galères de tous jeunes Compagnons. Mais qu'a-t-on fait pour les éclairer et les rendre plus sages? Rien, on les a punis pour s'être battus, cela est vrai; mais a-t-on fait quelque chose de sérieux, de réel pour les empêcher de se battre? Non.

«Ayant examiné attentivement, et n'ayant vu partout qu'indifférence profonde sur un sujet si important, j’ai cru qu'une mission à remplir était là, et quoique pauvre et peu instruit, j'ai osé me l'attribuer; je ne m'en repent pas. Après un travail long et pénible je vois mes efforts couronnés de quelques succès, des yeux fermés à la lumière s'ouvrent insensiblement, des relations d'estime et d'amitié s'établissent entre les membres éclairés de Sociétés trop longtemps ennemies, et je m'en réjouis, etc., etc.»

Voilà presque toute la lettre que j'adressai à M. Rivière-Cadet, et qui fut insérée dans le n° du 5 avril 1840 du journal La Démocratie Lyonnaise, qu'il dirigeait alors; il y avait peut-être un peu d'humeur dans mes paroles, mais tout homme ami des hommes et qui comprend ce que c'est que s'imposer une grande tâche et vouloir, à travers mille périls, la conduire à son terme, m'en excusera sans peine.

J'ai dit que des rapprochements avaient lieu entre des membres des Sociétés opposées, et cela pour prouver que le progrès marche: il marche en effet.

Bourguignon La Fidélité 5 et Nantais Prêt à Bien Faire, Compagnons menuisiers, m'ont adressé, à propos de mon livre, des lettres où je vois mes doctrines fortement appuyées, Vendôme La Clef des Cœurs, Compagnon blanché-chamoiseur, La Vertu de Bordeaux, Compagnon tailleur de pierre, et des membres de plusieurs autres Sociétés de Devoirs divers m'ont écrit aussi, et quoique leurs opinions diffèrent quelques fois des miennes, je vois avec plaisir que la raison est en eux, et qu'ils désirent des réformes et des améliorations dans le Compagnonnage.

Des hommes moins réfléchis m'ont adressé des lettres où la passion perce dans plusieurs de leurs lignes, n'importe: elle seront mises également sous les yeux du lecteur, avec les réponses que je leur fis: on verra jaillir la lumière du choc de la discussion.

J'accueillerai toujours avec reconnaissance les observations que l'on pourra m'adresser; j'invite seulement les Compagnons à lire mes écrits sans préventions, à considérer combien il était difficile de venir le premier, au milieu de tant de prétentions diverses, porter la parole de paix et de régénération.

La première édition de ce livre a été adressée à ma Société seulement, et il était impossible d'obtenir quelque résultat en s'y prenant d'une autre sorte.

On a vu quel fut d'abord l'arrangement de ce livre. Cet arrangement était, pour l'homme qui sait comprendre, l'indication claire de la tactique, de la marche progressive, qu'après avoir beaucoup réfléchi j avais dû adopter et suivre; mais le premier effet, l'effet le plus délicat étant produit, je crois pouvoir classer, dans cette nouvelle édition, les matières dans un ordre qui paraîtra plus méthodique à la majorité de mes lecteurs. Ainsi, après cette introduction, viendra la notice sur le Compagnonnage, que j'augmente passablement, — puis, la rencontre de deux frères, — les chansons 6 de Compagnons feront suite, et les choses relatives au dessin termineront ce premier volume, qui sera suivi d'un second, dans lequel on trouvera: la correspondance des Compagnons, — des chansons progressives, — un dialogue sur la versification, — un dialogue sur le système métrique, et un article intitulé: Ce que le Compagnonnage a été et ce qu'il doit être. J'espère que ceux pour qui je fais cet ouvrage comprendront que j'agis dans leurs véritables intérêts.

Non, je ne crains plus, Compagnons mes frères, quel que soit votre état et votre Devoir, de m'adresser à vous tous. Comprenez qu'il est de notre intérêt de ne plus nous battre, et d'établir entre nous des rapports larges et fraternels; pensez qu'on nous accuse d'être des barbares, des brigands, des assassins, et d'entraver la civilisation dans sa marche et dans ses progrès. Les riches et les puissants augurent mal de notre discernement, de notre capacité, et nous contestent, non sans quelque raison peut-,être, l'exercice des droits civils et politiques. La masse du peuple, elle-même, se ressent du jugement rigoureux que l'on porte sur nous. Si nous voulons calmer le juste mécontentement de nos frères en travail, si nous voulons mériter le respect et l'estime de ceux qui possèdent la fortune publique et tous les droits les plus puissants, si nous voulons approcher d'eux et être vraiment considérés comme leurs égaux, ne nous repoussons plus les uns les autres; car si nous nous repoussons, on est en droit de nous repousser de même.

Croyons à la raison, soumettons-nous à sa puissance, et n'allons plus, Don Quichottes nouveaux, chercher des aventures et frapper les passants sur la route; ne nous faisons plus peur les uns les autres; que tous les Compagnons puissent voyager avec sécurité, assurés de ne rencontrer partout que des amis avec lesquels on sympathise, avec lesquels on échange des mots d'amitié et de mutuels secours.

Je vous recommande aussi de ne pas être trop vains de notre titre de Compagnon; celui qui vient de recevoir les galons de laine du caporal ne regarde quelquefois plus le simple soldat, son camarade, et alors nous trouvons le nouveau caporal sot et ridicule; j'ai vu de nouveaux Compagnons être très fiers, très haut envers les Affiliés et les Aspirants; ils sont, en ce cas, sots et ridicules au même degré que le caporal dont je vous ai parlé.

A quelque ordre que nous appartenions, point de vanité fade, point d'orgueil aristocratique; quelle que soit la place que nous occupons dans la Société, remplissons-la avec exactitude et sans ostentation. Soyons justes, et traitons nos subordonnés en amis et en frères; que les exemples que nous donnons puissent être suivis dans tous les temps et dans tous les lieux.

Je ne terminerai pas cette introduction sans remercier la Revue du progrès, le Corsaire, le Capitole, le National, la Quotidienne, le Censeur de Lyon, le National de l'Ouest, l'Ere Nouvelle d'Aix, la Démocratie Lyonnaise, l'Atelier, la Ruche Populaire, le Journal des Débats, de l'appui tout fraternel qu'ils m'ont prêté; je compte encore sur eux et sur d'autres journaux, qui, je l'espère, finiront par comprendre l'importance de ma mission, et voudront bien donner un peu la main pour l'accélérer vers son terme et ses résultats.

Je remercie aussi George Sand de m'avoir appelé auprès d'elle, et de m'avoir fourni, avec le concours de deux personnes généreuses, les moyens de faire, selon mon désir, un second et rapide tour de France.

Je remercie également MM. Chateaubriand, Lamennais, Béranger, Lamartine, des lettres obligeantes qu'ils ont eu la bonté de m'adresser.

Il ne s'agit pas ici d'une œuvre littéraire, mais d'une action toute sociale; les lettres de ces hommes, quelquefois opposés de doctrines, mais toujours nobles et grands par le cœur, par l'âme et le sentiment, ne sont point des banalités destinées à flatter un amour-propre sans but; elles sont un encouragement raisonné, une adhésion, un appui réel à ma tentative de rapprochement et de paix. Je sens que les Compagnons liront avec plaisir des lettres émanées des sommités de la société française, sommités qui ne croient pas se déshonorer en abaissant leurs regards sur nous pauvres travailleurs. C'est avec cette certitude que je les place à la suite de cette introduction, qu'elles semblent compléter.

Puisse cette édition revue avec soin et considérablement augmentée, être accueillie avec sympathie, et produire une partie du bien que je souhaite.
AGRICOL PERDIGUIER.
Paris, 25 juin 1841


[La suite est en préparation]


Notes
1 C'était en 1834.
2. Elle était datée du 21 mai 1839.
3. Ils pensaient que ce livre devait être un chansonnier, on du moins ne traiter que de choses relatives à ma Société, et rester presque secret; de ce côté là je les ai trompés, je l'avoue, mais avec la meilleure intention du monde.
4. J'avais l'intention de supprimer de ma lettre à M. Rivière-Cadet tout ce qui se rapporte aux gouvernements; mais j'ai lu, peu de jours avant de mettre sous presse, dans un journal ministériel, le Messager, un article qui m'a fait changer d'idée à cet égard; de cet article je ne donne ici que ces quelques lignes: «Mais là où le vrai danger commence, c'est quand au lieu de s'adresser aux intérêts de l'ouvrier, on s'adresse à son amour-propre, quand on essaie de lui persuader qu'il est aussi intelligent que ceux à qui il obéit, et qu'il pourrait aussi bien que les plus habiles accomplir la tâche de conduire et de diriger. A ce moment, en effet, on fait disparaître la seule cause réelle et LÉGITIME de sa soumission et de son OBÉISSANCE, QUI, ENCORE UNE FOIS, EST L'INFÉRIORITÉ INTELLECTUELLE.» D'après ce raisonnement absurde, si les ouvriers n'avaient point l'infériorité intellectuelle, ils devraient légitimement ne plus obéir; comment veut-on que ceux qui osent émettre de tels principes ne soient pas les ennemis des lumières et du progrès….l'avenir les épouvante.
5. Dans un grand nombre de Sociétés les Compagnons portent des surnoms. Ainsi, par exemple, La Fleur, Le Solide, La Sagesse, La Rose, Le Décidé, Le Bien-Aimé, La Violette, etc., etc. Beaucoup de gens disent: «Il est ridicule qu'outre le nom de famille et celui que l'Église a consacré, les Compagnons portent un troisième nom qu'ils se donnent eux-mêmes.» J'y consens; mais nos rois de France ne sont-ils pas, eux, des Hardi, des Bien-Aimé, des Gros, des Grand, des Désiré, des Clément, etc.? Ainsi, s'il y a ridicule chez les uns, il y a évidemment ridicule chez les autres; car les surnoms qu'ils portent sont équivalents quand ils ne sont pas les mêmes: la seule différence est en ce que les uns les reçoivent de leurs égaux; les autres de leurs esclaves le plus souvent.
6. Plusieurs des notes qui s'intercalaient aux chansons seront supprimées, la rencontre de deux frères et la notice sur le Compagnonnage les ayant rendues inutiles.

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