Réflexions

Agricol Perdiguier
RÉFLEXIONS
Les Enfants du père Soubise, comme les Enfants de maître Jacques, se disent Compagnons du Devoir. Les Compagnons du Devoir seraient très forts s'ils étaient d'accord entre eux, mais ils ne le sont pas.

Ainsi, les menuisiers, amis des charpentiers et des tailleurs de pierre, sont ennemis des maréchaux que ces derniers accueillent.

Les maréchaux tiennent le Devoir des forgerons, et en sont repoussés.

Les maréchaux repoussent les bourreliers.

Les forgerons ont reçu les charrons sous la condition que ceux-ci porteraient les couleurs à une boutonnière basse; les charrons promirent tout, mais ils n'ont pas tenu leur promesse; ils portent les couleurs aussi haut que les forgerons: voilà la cause de leur haine et de leurs querelles.

Les charpentiers portent les couleurs d'une manière, les tanneurs veulent les porter de la même manière, c'est ce qui les rend ennemis jurés.

Les charpentiers sont souvent en contestation avec les tailleurs de pierre au même sujet.

Enfin, presque toutes les discordes entre les Compagnons du Devoir viennent des couleurs et du droit de préséance. Chacun veut avoir le pas sur les autres.

Les vanniers, les doleurs, les tisserands, les sabotiers, les cordiers, vivent dans une sorte d'isolement.

Les boulangers, les cordonniers sont absolument repoussés de tous les autres corps d'états, qui ne les jugent pas dignes d'être Compagnons.

Je ferai remarquer que les tisserands, les cordonniers, les boulangers, les maréchaux, etc., etc., sont ennemis des Compagnons menuisiers et serruriers du Devoir, et que si, malgré cela, un membre de ces Sociétés avait un frère menuisier ou serrurier, ce frère se mettrait plutôt avec les Compagnons du Devoir qu'avec les Compagnons du Devoir de Liberté; et cela se conçoit, car il dirait: Mon frère est Dévorant, je veux être Dévorant aussi! Voilà ce qui fait que les Compagnons du Devoir dans chaque état sont plus nombreux que les Compagnons du Devoir de Liberté.

Je pourrais parler d'un schisme survenu entre les Compagnons menuisiers du Devoir qui les partage en deux partis, les vieux et les jeunes. Les vieux, connus sous le nom de Damas et de Renégats, sont peu nombreux; les jeunes ont toute la force de leur Société.

Je pourrais donner aussi quelques détails sur les Drogains chapeliers, sur les Gamins maréchaux, sur les Margajas tanneurs et cordonniers, ennemis des Compagnons de ces deux métiers; des Rendurcis boulangers, etc.; je me rappelle qu'à Lyon, en 1828, les Rendurcis et Compagnons du même état, se livrèrent dans une rue étroite, une bataille à coups de cannes; la garde vint nombreuse, en arrêta plusieurs, les combattants se rapprochèrent alors, tombèrent vigoureusement sur la garde, reprirent leurs prisonniers et se sauvèrent tous. A Paris, en décembre 1839, dans la rue du faubourg Saint-Martin, est arrivé un fait à peu près semblable.

Société de l'Union des indépendants, dits les Révoltés.
En 1823 et non en 1830, comme je l'avais dit par erreur, des Aspirants Menuisiers et des Aspirants Serruriers se révoltèrent à Bordeaux contre leurs Compagnons, et formèrent entre eux le noyau d'une Société nouvelle. Depuis, à Lyon, à Marseille, à Nantes, d'autres Aspirants se sont encore révoltés et formés en société, à l'exemple de ceux de Bordeaux. Ces diverses Sociétés ont correspondu entre elles, et la Société de l'Union ou des Indépendants s'est trouvée constituée. Que les Compagnons du Devoir disent tant qu'ils le voudront que cet effet a eu lieu sans cause, je ne le crois pas, car les membres de la nouvelle Société sont très nombreux, et tant d'individus ne se révoltent jamais pour rien. Ils font la guerre aux Compagnons du Devoir comme Spartacus la faisait à la vieille et injuste Rome; les Compagnons les appellent les Révoltés; eux se nomment les Indépendants. Il n'y a chez eux aucun mystère, aucune initiation, aucune distinction. Leur chef ou président est nommé par élection; sa présidence dure plus ou moins, c'est-à-dire autant que cela convient soit à lui, soit à la Société. Tous les membres de la Société sont égaux; malgré cette égalité, l'ordre et la paix sont loin de régner chez eux, ce qui prouverait peut-être qu'une hiérarchie bien entendue ne nuit pas dans une association de jeunes gens ayant à peu près même fortune, même instruction, et pouvant par conséquent arriver également à tous les ordres et à toutes les places, pour se retirer ensuite de cette société d'ouvriers voyageurs, se fixer quelque part, et devenir membre d'une plus grande société, la société française.

J'ai dit que les Sociétaires (c'est ainsi qu'ils se nomment, pour abréger), n'avaient point d'initiation; cependant la Société des Cordonniers indépendants, après s'être formée sous l'invocation de Guillaume Tell, a fini par adopter des cannes et des couleurs et par se rapprocher des formes du Compagnonnage; d'autres sociétés suivent encore son exemple.

Je retourne à la masse du Compagnonnage pour en faire connaître les généralités et les particularités par articles détachés.

Je me répéterai quelquefois; mais ces répétitions prendront très peu d'espace dans ce livre et auront quelque utilité. C'est pour cela que je me les permettrai.

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